Alexandre Lacassagne : l’anthropologue face au crime
Le démon du crime plante-t-il ses griffes dans le cerveau des criminels dès leur naissance ? Les assassins sont-ils des monstres dont le faciès porte les stigmates de leurs penchants homicides ? Les médecins peuvent-ils dépister, diagnostiquer et soigner la délinquance ? Doivent-ils se substituer aux magistrats dans la lutte contre la criminalité ?
Ces problèmes insolites qui, sous une forme ou sous une autre, agitent encore les esprits, ont été soulevés avec éclat, vers la fin du XIXème siècle, par l'École italienne d'anthropologie criminelle, sous la houlette de son fondateur, Cesare Lombroso (1836-1909).
Cependant, de 1885 à 1914, à Lyon, capitale de la criminologie française, le docteur Alexandre Lacassagne (1843-1924), professeur titulaire de la chaire de médecine légale, s’impose, avec ses expertises: affaire dite de la « malle à Gouffé » ( https://www.pierre-mazet42.com/la-malle-a-gouffe ), Caserio, Joseph Vacher (https://www.pierre-mazet42.com/laffaire-joseph-vacher-lexecution-dun-aliene ), ses écrits et avec la création des Archives d’anthropologie criminelle, comme la figure dominante de cette période. De nombreux étudiants en médecine travaillèrent sous sa direction. Sa propre théorie du crime et du passage à l’acte a pourtant connu une postérité paradoxale. Cesare Lombroso (1835-1909) a toujours été reconnu comme l’un des pères fondateurs de la criminologie et l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire ; Lacassagne, qui fut l’un de ses premiers contradicteurs, ne sort de l’oubli que depuis quelques années.
Une carrière sans accroc, auréolée de quelques titres de gloire.
Né à Cahors en 1843, Alexandre Lacassagne fait ses études à l’Ecole de Santé Militaire de Strasbourg. Partageant pendant 15 ans sa carrière entre l’Armée et l’Université, il soutient sa thèse de doctorat sur les « effets physiologiques du chloroforme » en 1867. Au moment de la guerre de 1870, il est répétiteur à l’École de Santé. En 1872, il soutient sa thèse d’agrégation sur « la putridité morbide au point de vue des théories anciennes et modernes », excellente mise au point avant l’ère pastorienne.
Faute de poste en France métropolitaine, il part en outre-mer, comme médecin militaire en charge des Bataillons disciplinaires d'Afrique, les Bat' d'Af, sorte de bagnes militaires qui regroupent des soldats libérés de prison ou sanctionnés durant leur service. C'est à ce moment qu'il découvre l'Algérie, au cours de deux séjours de deux ans chacun (de 1872 à 1874, puis de 1878 à 1880). Comme bon nombre de ses collègues médecins, mais aussi juristes, il est confronté de plein fouet à l'expérience coloniale avec à la fois sa part de brutalité et de découvertes dérangeantes de modes de vie absolument différents. Son existence au contact des « mauvais garçons de l'armée française » et des peuples colonisés produit chez lui une réflexion sur l'étrangeté des colonisés et des repris de justice.
En 1880, il obtient la chaire de médecine légale à la faculté de médecine de Lyon. Enseignant pendant 33 ans dans cette ville, Lacassagne fut le personnage central de ce que l’on allait appeler « l’école du milieu social » ou « l’école de Lyon ». Il lui donna très tôt un programme de recherche large qui consistait en « l’étude des problèmes sociaux éclairés par la science moderne » et lui fournit surtout une assise institutionnelle avec une revue, les Archives d'anthropologie criminelle, qui parut de 1886 à 1914. Lacassagne cultiva un réseau de relations professionnelles très large.
Lacassagne se définissait sur le plan politique comme un « vrai » conservateur, « dans le bon sens du mot ». Il cultiva d’ailleurs des relations plus spécifiquement politiques avec le séna teur Élisée Déandreis et surtout avec Léon Gambetta, qu’il connut très probablement à Cahors
Son expertise aide à la résolution d'affaires marquantes : en 1889 la malle sanglante de Millery, en 1894 l'autopsie du président assassiné Sadi Carnot, en 1898 sa participation en qualité d'expert au procès du tueur en série Joseph Vacher, en 1913 l'identification de son collègue Mathieu Jaboulay décédé lors d'une catastrophe ferroviaire.
Il se passionne surtout pour cet être radical qu'est le criminel des villes et des campagnes de France. Par quels signes, quelles pratiques, quelles mœurs, peut-on distinguer un individu pathologique d'un autre ? Qu'est-ce qui, soudain, fait passer certains à l'acte ? Quel rôle jouent l'hérédité, le milieu social et l'histoire personnelle dans le développement des troubles mentaux ?
La société a les criminels qu’elle mérite.
La criminologie de Lacassagne a souvent été condensée, par lui-même comme par ses élèves, en trois « aphorismes[1] » :
- « le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter »
- « au fatalisme qui découle inévitablement de la théorie anthropologique, nous opposons l’initiative sociale »
- « la justice flétrit, la prison corrompt et la société a les criminels qu’elle mérite »
Ces aphorismes ne permettent pourtant pas de saisir l’originalité d’une pensée qui s’est construite en réaction à la théorie du « criminel-né » de Lombroso. Si Lacassagne a tout d’abord été séduit par la thèse du « maître de Turin » il s’opposa rapidement, sous l’influence probable de Gabriel Tarde[2], à l’existence d’un type criminel et d’un « criminel-né » généralisé. Lorsque Lacassagne dressa, en 1905, un bilan de l’anthropologie criminelle, il tint pour acquis la démonstration de « l’hérédité du crime », l’existence de malformations anatomiques et d’anomalies physiologiques « très fréquentes » mais sans constance suffisante pour qu’on en induise un type criminel, la présence chez les criminels de troubles de la sensibilité morale (impulsivité, cruauté, absence de remords, l’imprévoyance et la vanité) et enfin, un état intellectuel « variable ». Ces « acquis » nous permettent de saisir l’originalité d’une pensée irréductible aux canons de la sociologie contemporaine : l’accent mis sur le « milieu social » n’implique pas le rejet des anomalies physiques et le déterminisme du milieu n’entraîne pas le refus de toute hérédité du crime.
Jusqu'à la fin de sa carrière, Lacassagne ne disqualifie jamais l'élément héréditaire : il calquait sur la forme du cerveau les catégories criminelles, sans pour autant considérer que le sujet était irresponsable. Fasciné par la phrénologie[3] de Gall, dont il racheta d'ailleurs la collection de plâtres à sa veuve, le professeur n'en est pas moins influencé par les recherches empiriques de ses étudiants et par ce qu'il observe en détention. Il est particulièrement sensible aux effets de l'alcoolisme et est aussi très attentif aux phénomènes de criminalité plus ou moins organisée des « apaches », ces bandes de jeunes gens qui terrorisent, la nuit venue, les « honnêtes gens ». Les rapports de Lacassagne à la théorie lombrosienne ne cessèrent toutefois d’être ambigus. On peut en retenir que Lacassagne s’opposa à l’existence d’un type criminel et d’un « criminel-né » généralisé mais qu’il sut toujours conserver une place aux concepts de Lombroso. Lors du décès de ce dernier, Lacassagne publia dans sa revue un texte en forme de bilan qui expliquait que Lombroso avait exagéré en pensant que l’on pouvait diagnostiquer le « criminel-né » à l’œil nu. L’existence du « criminel-né » n’y était pas rejetée, mais nettement circonscrite : « Très jeune, l’individu se montre avec cet ensemble de perversités instinctives, si fréquentes dans l’enfance, mais qui disparais sent au moment de l’adolescence. Quand elles persistent, le sujet est incorrigible, c’est un criminel-né ». Il est certain toutefois que Lacassagne n’adhéra jamais totalement à la thèse de l’atavisme criminel défendue par Lombroso. Ces « acquis » ne sauraient une fois de plus rendre intelligible la théorie de Lacassagne, mais ils nous permettent en revanche d’appréhender l’originalité d’une pensée irréductible aux canons de la sociologie contemporaine : l’insistance sur le « milieu social » n’impliquait pas pour autant le rejet des anomalies physiques et le déterminisme du milieu n’entraînait pas le refus de toute hérédité du crime. C’est d’ailleurs grâce à la théorie de l’hérédité que Lacassagne pouvait à la fois clamer l’influence prépondérante du milieu, refuser « l’innéité criminelle » et admettre l’existence d’une hérédité criminelle qui était, comme dans le cas de la consanguinité, subordonnée aux effets du milieu. Il suffisait que des individus de même race, issus tous deux d’un « milieu » criminogène s’unissent pour avoir des rejetons à prédispositions criminelles.
Partisan convaincu de la répression.
Lacassagne n’eut de cesse d’affirmer la responsabilité de la société dans le développement de la criminalité et il proposa tout au long de sa carrière des réformes pour les enfants abandonnés, encouragea le mouvement de patronage des libérés, la lutte contre la misère, contre l’alcoolisme, l’opium, les récits de crimes, la publicité des débats judiciaires, la reproduction des portraits de criminels etc. Le chef de file de l’école lyonnaise avait pourtant du mal à cacher son pessimisme et en matière de politique criminelle, il ne cessa de reprendre à son compte la vieille antienne des partisans de « l’ordre ». Malgré la loi de la relégation, la société ne savait plus « se défendre » : « les lois du sursis, de libération conditionnelle, de relégation n’ont pas fortifié la répression. Les criminels n’ont vu dans ces mesures que des signes de faiblesse ou de crainte : ils sont difficilement intimidables, que craindraient-ils d’ailleurs ? On n’applique plus la peine de mort, les prisons sont des demeures confortables, le bagne, un asile où l’existence est rarement dure, le plus souvent supportable et d’où il est possible de sortir ». La philanthropie devait avoir ses limites et la société avait affiché depuis 1810 une « sensibilité exagérée », une faiblesse coupable qui avait conduit à un adoucissement « excessif » des peines. Il y avait d’ailleurs selon Lacassagne une véritable « crise de la répression » due à l’impunité des crimes, aux acquittements trop fréquents et à la non-application des peines. Le résultat, c’était ce fameux taux de récidive dont l’augmentation obnubilait tous les criminalistes de l’époque. L’activisme des anarchistes, la délinquance des « apaches » et les mouvements revendicatifs des cheminots étaient autant de symptômes qui signalaient au médecin les désordres du corps social. La société devait réagir, se défendre, et Lacassagne se déclara par exemple « très partisan » du fouet et de la mise en place d’un « code de sûreté » pour les « incorrigibles ». Ce genre de constat n’était certes pas moins répandu à l’époque que les propositions de réforme sociale évoquées plus haut mais il permet de constater que l’« initiative sociologique » que Lacassagne opposait systématiquement au « fatalisme » lombrosien était, si l’on ose dire, à double tranchant. Lacassagne s’engagea à cet égard très clairement contre l’abolition de la peine de mort lors du débat parlementaire de 1908. Il développa son point de vue dans un ouvrage en estimant rétrospectivement que sa prise de position avait eu « quelque influence » dans le maintien de la peine capitale.
Que reste-t-il de l’école de criminologie de Lyon ?
L’école lyonnaise n’a pas eu de postérité pour la simple raison qu’elle n’était pas une école, qu’elle n’avait pas de programme de recherche, ou plutôt, qu’elle n’a jamais suivi le seul pro gramme de recherche précis qu’elle s’était donnée (Lacassagne 1891). Les membres de l’école lyonnaise n’étaient guère liés que par une revue et une opposition commune à Lombroso. Si école il y eut, elle fut une « école pratique », plus axée sur la médecine légale et la police scientifique que sur les études théoriques. Il y a peut-être une autre raison qui permet d’expliquer l’échec de la théorie de Lacassagne, et dont n’avaient pas conscience ses contemporains. La conception sociophrénologique de la criminalité se trouvait en effet à la charnière de deux façons d’appréhender la criminalité, radicalement différentes. La première, issue d’un courant qui trouve sa source dans la médecine légale, la psychiatrie et l’anthropologie dans la première moitié du XIXe siècle, fondait ce que l’on appelle de nos jours l’approche « bio-psychologique », qui cherche essentiellement à établir les différences de constitution entre la population honnête et celle des délinquants. La seconde, forgée par Durkheim dans les années 90, ancrait les études de l’origine des crimes en totale rupture avec tout apport basé sur la biologie de l’individu (Durkheim 1888). Pour n’avoir pas voulu choisir entre ces deux courants, la théorie de Lacassagne, mélangeant catégories sociales et biologiques, a été prise en ciseaux entre celle de la dégénérescence (qu’elle mettait à contribution) et le déterminisme sociologique de Durkheim. Il est vrai également que sa théorie de division trifonctionnelle du cerveau, débouchant sur une classification des « races » n’a pas contribué à le maintenir en odeur de sainteté.
Références pour écrire cet article :
- Philippe Artières dans l’histoire daté avril 2023 : Alexandre Lacassagne, le savant du crime.
- La criminologie perdue d’Alexandre Lacassagne (1843-1924), Marc Renneville
https://doi.org/10.4000/criminocorpus.112
[1]Bref énoncé résumant une théorie ou un savoir.
[2] Jean-Gabriel Tarde était un juriste, sociologue et philosophe français et l'un des premiers penseurs de la criminologie moderne.
[3]La phrénologie (étymologiquement « science de l’âme »), appelée à l’origine cranioscopie, consiste à associer la forme du crâne à des traits de caractère..
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