Evénements et lieux singuliers
Les années de misère
« De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous, Seigneur. » Jamais supplique ne fut plus répétée dans le royaume de France qu’en ces années 1693-1694. La guerre est celle de la Ligue d’Augsbourg. Engagée depuis 1688, elle place Louis XIV face à une coalition qui réunit tous ses ennemis : l’Empire germanique, l’Espagne, l’Angleterre, les Provinces-Unies, la Savoie.
En 1694, Fénelon s’adresse sans ambages au roi Soleil.
« Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé qui a eu tant de confiance commence à perdre l'amitié, la confiance et le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de : leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ? Les émotions populaires, qui étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l'insolence des mutins et de faire couler sous-main quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. Vous êtes réduit à la honteuse et déplorable extrémité ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages. »
— Fénelon, Lettre de Fénelon à Louis XIV (1694)
La colère de Fénelon est tournée directement vers le souverain. Les malheurs climatiques qui ont accablé le royaume de France, dans les années 1693-1694, auraient pu être atténués si le roi avait mis fin à sa folie de grandeurs. Il n’en demeure pas moins qu’entre 1693 et 1710 deux épisodes de dérèglement climatique ont causé la mort de près de trois millions de personnes.
A la fin d’une décennie paisible.
L'histoire commence donc en 1680, alors que Louis XIV apparaît comme l'arbitre de l'Europe. Cette décennie se déroule sous un ciel presque serein, troublé seulement par quelques sécheresses locales et par l'hiver 1683-1684, hiver qui par sa rigueur ressemble celui de 1709, mais sans compromettre cette fois moissons ni vendanges. Pourtant, ces années de vie paisible restent marquées par la persistance du paupérisme. Au total, la France gagne 520 000 habitants en onze ans, et la décennie 1680 allait bientôt apparaître comme « le bon temps » à ceux qui allaient entrer dans « le monde de l'horreur ».
Comme à son habitude, en ce printemps 1692, Louis XIV est parti à la guerre. Cette année-là, il commande en personne le siège de Namur. Un long siège, mené sous une pluie ininterrompue et battante. « Pendant près de trois semaines, explique La Colonie, un jeune officier alors sous les ordres de Vauban, la pluie ne discontinua point, et rendit les routes du camp dans des terres grasses et argileuses si impraticables qu'il était presque impossible de voiturer, de la rivière jusqu'aux batteries, les munitions nécessaires pour servir l'artillerie. »
Le roi subit de plein fouet les conséquences de ce printemps pourri : « Le plus détestable campement qui fut jamais »(marquis de Sourches). À l'arrière, Mme de Maintenon se lamente : « Il pleut à verse depuis que nous y sommes ; la ville [Dinant] est crottée à ne pouvoir s'en tirer... ».
Depuis l'automne 1691, la France subit un dérèglement des températures et des précipitations. A Paris, il a gelé 15 jours en novembre 1691, 19 jours en décembre, 27 jours en janvier 1692, 18 jours en février. Résultat : les céréales poussent mal et avec retard ; les travaux des champs sont ralentis. Le 22 juillet 1692, jour de la Sainte-Madeleine, celui où l'on commence d'habitude à couper les blés dans les grandes plaines de l'Ile-de-France, un ecclésiastique parisien, Gilles Hurel, consigne dans son journal : « Jamais on n'a vu un temps si extravagant et si dangereux pour les fruits et les biens de la terre, qui étaient en abondance partout et qui sont en grand danger de périr. »
Après un hiver 1692-1693 à peu près normal, les choses se gâtent de nouveau au printemps 1693. Le mois de mai est singulièrement humide et froid : 19 jours de pluie à Paris et une température inférieure de 2,1 °C en moyenne dans la capitale. Dans tout le royaume, l'Église ordonne des processions pour tenter d'apaiser les populations apeurées, qui en appellent aux reliques et aux saints protecteurs.
Le printemps 1693 connaît des pluies et du froid, puis l’été voit des alternances d’orages de grêle et de coups de chaleur : les réserves en blé des années précédentes commencent à s’épuiser. Devant la mauvaise récolte qui se prépare, il devient clair qu’il n’y aura pas assez de grains pour attendre récolte de l’année suivante et il faut encore en conserver pour les semences. Les prix augmentent donc partout en France, surtout dans les régions céréalières les plus riches, autour de Paris : ils sont multipliés au moins par trois dans un rayon de 200 km autour de la capitale, pour la période qui va d’août 1693 à juillet 1694. Néanmoins, des provinces souffrent moins, celles des façades maritimes : l’importation s’y révèle plus facile, les paysans y ont diversifié leur production, comme la Bretagne avec le sarrasin, ou bien la pluie a été moins abondante, comme dans le Languedoc et la Provence. Cette crise révèle en tout cas le cloisonnement de l’économie française, puisque la pénurie peut avoir des conséquences dramatiques dans une région et ne toucher que légèrement une autre région proche.
Une effroyable hécatombe.
Les conséquences démographiques de ces deux années de « stérilité » ont été dramatiques. Les pertes humaines, conséquences conjuguées de la faim, de la maladie, de l'épidémie typhoïde, scorbut, ergotisme, se sont abattues sur des corps affaiblis.
Le prêtre stéphanois Jean Chapelon, mort en 1694, a décrit en vers la nourriture de ses contemporains durant la famine :
« Croiriez-vous qu'il y en eut, à grands coups de couteau
Ont disséqué des chiens et des chevaux,
Les ont mangés tout crus et se sont fait une fête
De faire du bouillon avec les os de la tête
Les gens durant l'hiver n'ont mangé que des raves
Et des topinambours, qui pourrissaient en cave
De la soupe d'avoine, avec des trognons de chou
Et mille saletés qu'ils trouvaient dehors
Jusqu'à aller les chercher le long des Furettes [le marché aux bestiaux]
Et se battre leur soûl pour ronger des os
Les boyaux des poulets, des dindons, des lapins
Étaient pour la plupart d'agréables morceaux ».
D'après des statistiques réalisées à partir des registres paroissiaux ; Jacques Dupâquier évalue ainsi le nombre des victimes à 1 600 000, au moins ; Emmanuel Le Roy Ladurie avance le chiffre de 2 millions de morts ; Marcel Lachiver, au terme d'une rigoureuse analyse, peut conclure que 2 836 800 habitants du royaume sont morts en deux ans, soit 1 300 000 de plus qu'au cours de deux années « moyennes ».
Ainsi, écrit-il, la crise de 1693-1694 a fait pratiquement autant de morts que la guerre de 1914-1918, mais en deux ans au lieu de quatre, et dans une France moitié moins peuplée. Ni les guerres de la Révolution et de l'Empire 1 350 000 morts en vingt-trois ans, dans une France de 30 millions d'habitants, ni évidemment celle de 1870, ni celle de 1939-1945 n'ont fait autant de victimes en si peu de temps.
Colère des populations et la réponse de l’État.
Le 2 décembre 1693, le lieutenant de police La Reynie fait part de son désarroi devant une situation devenue incontrôlable : « Tous les marchés ont été aujourd'hui si difficiles qu'il est, ce semble, impossible d'empêcher qu'il n'arrive quelque grand désordre, si les choses subsistent encore un peu de temps sur le même pied. [...] La multitude renouvelle ses menaces, et on y entend dire, sans qu'il soit possible d'y remédier, qu'il faut aller piller et saccager les riches ».
Pour enrayer la cherté des prix, à commencer par celle du pain, le pouvoir central a peu d’instruments. Le contrôleur général des finances, alors Pontchartrain, se trouve dans le plus vif embarras. Il doit à la fois poursuivre le financement de la guerre et pallier la famine. Il interdit les exportations de grains, ordonne aux intendants d’en trouver là où on en cache, car la spéculation bat son plein. Il a deux priorités : assurer le ravitaillement de l’armée et faire en sorte que Paris ne soit pas affamée. On peut compter sur la guerre de courses. En juin 1694, le corsaire Jean Bart s’empare d’une flotte de 110 navires venus de Norvège pour décharger leur blé à Amsterdam. Il récidive en 1696. A la fin juin, au Texel, Jean Bart attaque des navires de guerre hollandais qui se sont emparés d’un convoi de vaisseaux chargés de grains, met en fuite les bateaux ennemis et ramène à Dunkerque 30 vaisseaux de blé, envoyant 60 autres navires à Dieppe et au Havre. Les flottes ennemies en représailles bombardent ces deux villes. « Paris souffrit beaucoup, mais la misère fut sans doute encore plus grande pour les petites gens dans les régions alentour qui furent véritablement pillées pour assurer l’approvisionnement de la capitale », écrit l’historien Marcel Lachiver. Des émeutes éclatent lorsque les populations voient des commissaires aux vivres venir prendre des blés pour les armées, lorsqu’on charge de céréales des bateaux sur les rivières ou quand on les voit partir vers une autre ville ou une autre province. Les femmes, incapables de nourrir leur famille, jouent un rôle déterminant dans les émeutes qui s’en prennent volontiers aux représentants du roi, car, aux yeux de tous, le monarque doit assurer la fourniture du pain à ses sujets. Marcel Lachiver a décrit l’engrenage de la colère : les pauvres accusent les plus riches de stocker du blé et, en effet, ceux qui ont des réserves les conservent précieusement, en cas de nouvelles mauvaises récoltes. Enfin, les hommes ajoutèrent leurs maux à ceux provoqués par la nature. La guerre de la ligue d'Augsbourg (1688-1697) entraîna en effet une surfiscalisation qui vint s'abattre sur une population déjà en difficulté : l'impôt augmenta de 35 % entre 1685 et 1695 ! Le fisc frappa ainsi à contretemps, bouleversant l'équilibre précaire du budget des paysans et des artisans. Il faudra attendre les années 1705-1706 pour que les pertes des années 1692-1694 soient effacées. Pour une France de 22 452 000 habitants (dans les frontières actuelles), 2 836 000 meurent en deux ans, soit 1 300 000 personnes de plus qu’au cours de deux années moyennes, et même, d’août 1693 à juillet 1694, on compte 1 800 500 morts. En 1694, il y a 587 000 naissances, soit 215 000 de moins que d’habitude. La population de la France diminue de 6,8 % et, en trois ans, il manque près de 100 000 mariages.
Le répit est de courte durée.
Tout se détraque de nouveau à la fin de l'année 1708. Après un automne rigoureux, la chute de la température dans la nuit des Rois, en janvier 1709, est impressionnante : il faisait + 10,7 °C le 5 janvier à Paris, et - 3,1 °C le lendemain 6 janvier.
Voilà d’ailleurs ce qu’en dit le curé de Vougy (Loire) :
« Le soir du 6 janvier, il commença à faire froid, et ce froid fut si extraordinaire et si violent pendant cinq à six jours qu'on disait n'en avoir jamais vu un semblable. [...] La cherté du blé commença au mois de janvier 1709 et alla toujours en augmentant de prix jusqu'au mois de juin [...]. Jamais on n'a vu tant de pauvres misérables, tant de larrons ni de fripons. La pauvreté [...] inspirait à beaucoup de personnes à voler et à dérober. [...] On volait de nuit et de jour boeufs, vaches, moutons et meubles. On ne laissait rien dans les jardins. [...] La famine a été si grande qu'on ne peut concevoir la quantité de personnes mortes de faim dans les chemins en allant demander l'aumône. Il y en eut beaucoup de dévorées par les chiens et les loups ; enfin il est mort pour le moins la moitié des habitants de cette paroisse. Il est resté très peu d'enfants. »
Ce témoignage recueilli au milieu de centaines d’autres dans les registres paroissiaux montre la violence et la soudaineté avec lesquelles s’est abattu cet épisode resté jusqu’à ce jour unique dans les archives météorologiques.
Le 5 janvier, les températures chutèrent, rien d'étonnant, à priori, aux premières heures de l'hiver en Europe, mais celui de 1709 n'avait rien d'une vague de froid ordinaire. Le lendemain, le soleil se leva sur un continent glacé de l'Italie à la Scandinavie et de l'Angleterre à la Russie, le surlendemain également, puis tous les jours pendant près de trois mois.
Le pays le plus touché par la terrible vague de froid fut sans nul doute la France. L'année 1709 avait déjà mal commencé. Les paysans français devaient composer avec de maigres récoltes, de lourds impôts et l'enrôlement pour la guerre de Succession d'Espagne. Les vagues de froid endurées à la fin de l'année 1708 n'étaient rien face à l'effondrement des températures de la nuit du 5 au 6 janvier. Les deux semaines suivantes, la neige tomba sur la France et les thermomètres affichèrent des températures avoisinant les -20 °C. Sur l'ensemble du territoire français, les fleuves, les canaux et les ports furent figés par le gel et les routes bloquées par la neige.
Même les plus aisés qui se pensaient à l'abri de la disette avec leurs stocks de nourriture et de boissons réalisèrent bientôt que le froid les rendait inutilisables. Le pain, la viande et certaines boissons alcoolisées gelèrent tout simplement. Il ne resta de liquide que les spiritueux comme la vodka, le whisky ou le rhum. Le piège glacé du climat vint se refermer sur les pauvres comme sur les riches.
Les conséquences agricoles de 1709 se révèlent considérables : anéantissement quasi complet de l’oliveraie méridionale, en Provence, Bas-Rhône et Languedoc ; elle ne retrouvera jamais, malgré certaines replantations, ses superficies d’avant 1709, cédant la place par la suite, à partir de 1711-1715, aux céréales et surtout à la viticulture. Il y eut en 1709 également destruction d’une assez grande masse de vignobles, et surtout d’emblavures terres à céréales. Ce genre d’épisode qu’on retrouvera en 1956 était rarissime, et d’autant plus désastreux.
La coupure 1709 est suffisante pour produire une famine au sens presque intégral de ce mot. Le désastre des subsistances est moindre que ce ne fut le cas en 1693-1694, année d’une épouvantable disette, due pour le coup à la pluie excessive et aussi au froid. La crise de subsistances est néanmoins majeure en 1709.
La haute mortalité, inévitable et consécutive, commence dès janvier 1709. Elle résulte de maladies broncho-pulmonaires et cardio-vasculaires provoquées par le froid. Mais, dans la grande majorité des cas, à partir d’avril 1709, la mortalité résulte de la famine matérialisée par les hauts prix du grain et du pain consécutifs à la destruction des récoltes ; on est en présence d’épidémies collatérales et corrélatives dues à la sous-nutrition et à l’ingestion de nourritures infectes du genre cadavres d’animaux faisandés faute de mieux - maladies telles que dysenterie, typhus, fièvres, etc.
Un bilan démographique désastreux.
Les grains n’ont pas totalement manqué, les récoltes d’orge de printemps ont procuré une nourriture de remplacement, et les mesures de secours des autorités se sont révélées efficaces (distribution de céréales provenant de régions peu touchées ou de l’étranger, distribution gratuite de pain). Malgré cela, au total, pour les deux années, on enregistre en France 2 141 000 décès contre 1 330 800 naissances, soit une perte de 810 000 personnes, 3,5 % de la population.
Et la cause ?
Encore aujourd'hui, cette période détient le record de l'hiver européen le plus froid des 500 dernières années et occupe toujours l'esprit des climatologues. Diverses théories ont vu le jour pour tenter de l'expliquer.
Dans les années antérieures à la vague de froid, plusieurs volcans sont entrés en éruption autour de l'Europe, notamment le Teide sur les îles Canaries, le volcan de Santorin en Méditerranée et le Vésuve près de Naples. D'énormes volumes de poussière et de cendre ont envahi l'atmosphère et entravé le passage des rayons du Soleil.
L'année 1709 tombe également dans la période appelée minimum de Maunder (1645 - 1715) par les climatologues, époque à laquelle les émissions d'énergie solaire ont connu un affaiblissement considérable. Quant à savoir si la catastrophe hivernale subie par l'Europe en 1709 est bel et bien le fruit de ces différents facteurs, le débat a encore de beaux jours devant lui.
Documentation utilisée pour l’article :
- https://www.lhistoire.fr/un-ministre-face-à-la-crise
- https://www.lhistoire.fr/lenvers-du-décor
- https://www.lhistoire.fr/les-tragédies-du-grand-siècle
- https://www.lhistoire.fr/lhiver-le-plus-froid
- https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1984_num_31_4_1291
Pour aller plus loin :
- Marcel Lachiver, Les Années de misère - La famine au temps du Grand Roi. Fayard 1991
- https://www.pierre-mazet42.com/quand-pierre-goubert-devoilait-la-face-cachee-du-roi-soleil
Premier septembre 1923, le grand séisme japonais.
A 11 h 58, le 1er septembre 1923, en ce jour de rentrée scolaire, la terre tremble à Tokyo et dans toute la région du Kanto autour de la capitale japonaise. Le séisme est particulièrement violent. Il atteint 7,9 sur l’échelle de Richter. Les sismographes s'affolent. Au Japon, les tremblements de terre sont nombreux et Tokyo, la capitale, coincée entre deux failles tectoniques, n’échappe pas à la règle. Pour ne parler que de l’époque moderne, Edo, nom ancien de Tokyo, subit des dégâts considérables lors des séismes du 1er juin 1615, du 14 mai 1647, du 21 juin 1649, du 23 novembre 1703 ou encore du 2 octobre 1855. Au total, 114 secousses ont été ressenties ce jour-là. Rien que dans la capitale, 187 incendies majeurs se sont déclarés, enveloppant rapidement la métropole de flammes et réduisant en cendres les habitations, les installations industrielles et les infrastructures publiques. Une estimation récente porte le nombre de morts et de disparus à 105 000.
Des morts innombrables, des dégâts considérables.
A l’époque, Tokyo, et en particulier les quartiers marchands et ouvriers situés à l’est du palais impérial et sur les deux rives du fleuve Sumida, étaient densément construits avec des maisons en bois, et comme le tremblement de terre a frappé juste avant midi, de nombreuses familles utilisaient le feu pour préparer les repas.
Un témoin français était là, l’ambassadeur Paul Claudel. « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome. [...] Sous nos pieds un grondement souterrain [...] un choc, encore un autre choc, terrible, puis l’immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »
Il a été rapporté que 136 incendies ont démarré dans ces quartiers et se sont rapidement étendus à une vaste zone en raison des vents soufflant dans la région de Kanto à cause d’un typhon qui, à ce moment-là, se déplaçait vers le nord.
Cette tempête de feu, de la taille d’une ville, a produit à son tour un gigantesque tourbillon qui, le 3 septembre, a tué 38 000 personnes réfugiées au sein d’un dépôt de vêtements de l’armée dans l’ancien arrondissement de Honjô (site de l’actuel Mémorial du tremblement de terre dans le parc Yokoamichô). Certaines d’entre elles auraient été soufflées par ce vent brûlant jusqu’à Ichikawa, à environ 15 kilomètres de là. Le bilan est terrible. Tokyo est rasée à 70 % et Yokohama à 85 %. La région, qui compte alors 8 millions d'habitants, est hébétée. Plus de 3,4 millions de bâtiments sont détruits ou endommagés dans tout le Kanto. Nombre d’habitants se jettent dans les rivières, les canaux ou les étangs pour échapper au feu et meurent ébouillantés par l'eau qui entre en ébullition sous l'effet de la chaleur. Des colonnes de feu projettent des personnes à plusieurs dizaines de mètres en l'air. La ville brûle encore le 3 septembre. Dans la « ville basse » de Tokyo, les arrondissements de Nihonbashi, Kanda, Asakusa, Honjo sont entièrement rasés par le feu. Dans les rares refuges, les habitants s'entassent au mieux avec leurs effets pris à la hâte mais des escarbilles de feu poussées par le vent embrasent les vêtements des réfugiés qui succombent à leur tour. Le désastre peut s'expliquer par la densité urbaine, les maisons en bois et les sols en paille, l'inexistence de zones coupe-feu et l'absence de planification urbaine. Parmi les bâtiments endommagés, on compte ceux du gouvernement tels que le ministère des Finances, de l’Éducation, et le département de la police métropolitaine. D’autres lieux ont été détruits par le feu, notamment des installations éducatives, culturelles et commerciales telles que l’Université impériale de Tôkyô, le Théâtre impérial et le grand magasin Mitsukoshi, à Nihonbashi. Cependant, la plus grande perte fut le Ryôunkaku (littéralement la Tour surpassant les nuages), un gratte-ciel de style occidental de 68,58 mètres de haut qui était à l’époque l’attraction la plus populaire de la capitale. L’Asakusa Jûnikai (Asakusa de 12 étages), comme on l’appelait affectueusement, avait été construit en 1890 dans le quartier d’Asakusa et abritait le premier ascenseur électrique du pays et 46 boutiques vendant les dernières merveilles technologiques du monde entier. Le tremblement de terre a détruit les étages supérieurs et endommagé la tour de manière considérable, si bien qu’elle a dû être démolie le 23 septembre. Le prince héritier Hiro-Hito fut pressé de se mettre à l’abri dans les fondations de béton du palais impérial.
Ruines et pogroms
Au moment de la catastrophe, le Japon se retrouvait sans gouvernement : l’amiral Kato, Premier ministre, mort le 24 août et n’avait pas encore été remplacé. Dans l’urgence, Hiro-Hito réunit un nouveau cabinet qui décréta la loi martiale et le couvre-feu.
Des ordonnances impériales imposaient des peines sévères à ceux qui aggraveraient l’insécurité ainsi qu’à ceux qui répandraient de fausses rumeurs. Il n’y eut presque pas de problèmes de ravitaillement : le riz arriva rapidement et la hausse des prix put être limitée à 15%. En revanche, impuissants à expliquer la tragédie, les Japonais cherchèrent des boucs émissaires. Les Coréens furent tout désignés. Selon plusieurs rapports de témoins japonais, à partir de la nuit du 2 septembre, des policiers de Yokohama, Kanagawa et Tokyo ont commencé à faire savoir aux habitants qu'il était permis de tuer des Coréens. Certains donnaient ces consignes au conditionnel, comme tuer les Coréens s'ils résistaient à leur arrestation, mais d'autres étaient plus directs : « tuez tous les Coréens qui entrent dans le quartier » ou « tuez tous les Coréens que vous trouvez ». Dans le même temps, des policiers ont participé activement à propager des rumeurs accusant les Coréens d'être responsables de nombreux crimes et poussant les Japonais à utiliser la violence pour se défendre. A partir du 3 septembre, des milices populaires patrouillent dans les rues pour appréhender les empoisonneurs. Équipées de crocs à incendie, de couteaux de cuisine et de pieux en bambou, elles arrêtent les Coréens et se livrent à de véritables pogroms. On estime qu'à cette occasion 6 000 Coréens et peut-être 300 Chinois sont exécutés dans des conditions atroces. Parfois directement par la police. Derrière ce déchaînement xénophobe se lit la crainte, dans les milieux populaires, de la concurrence, sur le marché du travail, de ces travailleurs coréens misérables. Le célèbre militant anarchiste Osugi Sakae (1885-1923), sa compagne, la féministe Ito Noe (1895-1923), ainsi que leur jeune neveu de 7 ans sont arrêtés par un lieutenant de la police militaire le 16 septembre et étranglés dans un commissariat. Arrêté à son tour, le lieutenant est condamné à dix ans de réclusion et libéré au bout de trois ans. En tout, une dizaine de militants syndicalistes et socialistes sont décapités dans les locaux de la police. Selon les meurtriers, il s'agit de prévenir un coup d'État factieux des forces d'opposition susceptibles de s'emparer du pouvoir à la faveur des événements.
Tokyo et son agglomération sont plongées dans le chaos. Le gaz et l'électricité sont coupés. Le tout-à-l'égout et les transports en commun ne fonctionnent plus et les rues sont obstruées par des débris et des corps calcinés. Rassemblée sur les places devant le palais impérial ou dans les parcs de la ville, la population survit dans des conditions lamentables, la promiscuité et le manque d'hygiène. Pourtant, peu à peu, les gens reviennent là où ils habitaient et se mettent à construire des baraques pour s'abriter.
Reconstruction et modernisation.
Charles Schencking, historien du Japon moderne à l’université de Hong Kong, a étudié la catastrophe et ses implications plus larges. Dans The Great Kanto Earthquake and the Chimera of National Reconstruction in Japan (2013), il identifie deux récits principaux qui ont été amplifiés par le tremblement de terre. Le premier considère la catastrophe comme une “punition divine” contre le luxe et la surconsommation du pays ; le second voit l’événement comme une occasion de reconstruire la capitale en tant que ville moderne de classe mondiale. Le gouvernement mit un point d’honneur à reconstruire Tokyo en dépit des conseils pressants de transporter ailleurs la capitale. La catastrophe stimule urbanistes et architectes, qui produisent dans les grandes revues de l'époque des articles avec des plans de reconstruction de la ville incluant mesures antisismiques et anti-incendies. Le gouvernement fait appel à Goto Shinpei, nouvellement nommé ministre de l'Intérieur, pour coordonner la reconstruction en lien avec les autorités municipales. Proposant un plan ambitieux, Goto fait appel aux meilleurs ingénieurs pour percer de nouvelles avenues élargies ainsi que des voies circulaires, pour construire des ponts résistant aux séismes et créer des parcs au milieu de la ville. A côté de chaque école, un espace est ouvert servant de cour de récréation, de terrain de sport et de zone de refuge. Mais il faut indemniser les nombreux propriétaires expropriés. Très vite, le plan de Goto est revu à la baisse par les autorités, inquiètes des dépenses à prévoir, tandis que des associations de commerçants s'opposent aux modifications prévues. Dans l'urgence et au milieu des baraques, les commerçants ont en effet repris leurs activités et ne veulent pas être déplacés. Certains crient au « nouveau séisme ». Ailleurs, des locataires dont les maisons ont brûlé reconstruisent des abris sur place mais refusent de payer les loyers aux propriétaires des terrains qui les exigent ; ce qui engendre de violentes oppositions dans les mois et les années qui suivent. Goto parvient cependant à construire les premiers habitats à loyer modéré « en dur », capables de résister aux incendies, et accélère la création de la TSF, avec la naissance de la chaîne publique NHK, dont on espère qu'elle puisse lutter contre les rumeurs imbéciles en fournissant des informations fiables et vérifiées. Parmi les réalisations du projet bien visibles encore aujourd’hui à Tokyo, on compte par exemple son réseau routier. Pour aborder cette question, Goto Shinpei s’est inspiré du remodelage de Paris effectué par le baron Haussmann. Il a fortement insisté sur la nécessité d’avoir à la fois des routes s’étendant radialement à partir du centre de la ville, et un périphérique. Bien que ce projet ait été finalement revu à la baisse, beaucoup a été fait pour améliorer la situation. Les exemples typiques qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont la Shôwa-dôri, l’axe nord-sud de la ville, et Taishô-dôri (aujourd’hui connu sous le nom de Yasukuni-dôri) qui traverse la capitale dans le sens de la longueur. Meiji-dôri a également été créée pour servir de base à un périphérique. Au total, 22 artères ont été construites, tandis que le pavage des routes et la séparation des trottoirs et des chaussées ont progressé dans toute la ville.
La fin de l’âge d’or ?
Aujourd’hui le Japon est un des pays les plus avancés en matière de recherche fondamentale et de norme antisismique. Le 1er septembre, anniversaire du grand tremblement de terre, est devenu la « journée de prévention des catastrophes » et l’occasion d’exercices à l’échelle nationale. La mairie de chaque quartier indique aux habitants les lieux de refuge et encourage à se munir d’un sac d’urgence que l’on trouve dans tous les grands magasins. Le tremblement de terre de Kobé en 1995 avec ses 5 000 morts et ses 100 000 bâtiments détruits a cependant révélé des carences que les autorités s’efforcent de corriger.
En matière économique, le chômage qui toucha 100 000 ouvriers fut la conséquence la plus immédiate de la catastrophe de 1923. Au total, celle-ci coûta au Japon environ 52 milliards de dollars au taux actuel, soit 40 % de son PNB. Avec la grave crise économique qui frappa le pays en 1927, suivie de la grande dépression de 1929, on peut dire que le Grand Séisme du Kanto eut un effet décisif sur l’histoire du pays : l’aventure impérialiste et, finalement, le désastre d’Hiroshima et de Nagasaki ne furent-ils pas l’une des conséquences indirectes de cet effondrement économique de l’entre-deux-guerres ? Cette catastrophe naturelle marque en tout cas pour le pays la fin de « l’âge d’or » et l’entrée dans « la vallée noire ».
En savoir plus :
- Akira Yoshimura, Le grand tremblement de terre du Kantô, Actes Sud, 2010 (ISBN 978-2-7427-9004-3)
- Noël F. Busch, Midi moins deux, traduit de l'anglais (Two Minutes To Noon) par Suzanne Flour, Paris, Colbert, 1963
Le témoignage d’un Coréen rescapé :
https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1999_num_21_1_1632
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Jamestone : grandeur et décadence
La ville disparue de Pocahontas
En 1698, la capitale de la Virginie fut transférée de Jamestown à Williamsburg. Lorsque ce transfert intervient Jamestown a perdu l’essentielle de sa splendeur. La révolte de Nathaniel Bacon en 1676, lui a porté un coup fatal. Jamestown a vécu un siècle et pourtant, elle est un concentré de l’histoire américaine, réelle ou fantasmée. Elle est le lieu où s’installa la première colonie anglaise permanente et celui de l’apprentissage de la démocratie. Elle fut aussi celui qui accueillit les premiers esclaves noirs en 1619. Enfin, c’est ici également, qu’en 1614, Pocahontas, princesse indienne, épousa John Rolfe, un homme d'affaires londonien, créant ainsi le mythe du métissage « en douceur » repris plus tard par les studios Disney et bien d’autres studios de cinéma.
Les débuts difficiles de la colonie.
En décembre 1606, trois navires, le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery quittent Londres pour l’Amérique dans l’indifférence générale. L’expédition est financée par la Compagnie de Virginie. L’aventure commerciale s’inscrit dans un projet colonial. Il s’agit pour l’Angleterre d’imposer sa présence en Amérique et de rattraper son retard face aux Espagnols et aux Français, après l’échec de la colonisation de la baie de Chesapeake en 1584. Conformément aux termes de la charte de la Compagnie, les 104 membres de l’expédition se dirigent vers les terres « actuellement non en possession de princes et de peuples chrétiens » situées entre les 34e et 41e degrés de latitude nord, c’est-à-dire entre les actuels Cape Fear (Caroline du Nord) et New York. Le 26 avril 1607, ils atteignent les eaux de la baie de Chesapeake et fondent un établissement sur une île baignée par la rivière James. Il le baptise Jamestown en l’honneur du roi. Ce n’est cependant qu’un village qui vit sous la menace permanente des Indiens Powhatan. Le site était trop pauvre et isolé pour pratiquer l'agriculture. En plus de l'environnement marécageux, les colons sont arrivés trop tard durant l'année pour planter et obtenir des récoltes. L'endroit stratégique offrait toutefois une bonne visibilité ainsi qu’une profondeur d'eau nécessaire pour que les bateaux puissent se rapprocher suffisamment de la terre. Le 26 mai de la même année, les Amérindiens du coin, les Paspegh, attaquèrent les colons, tuèrent une personne et en blessèrent onze autres. Le site paraissait très sympathique sous les couleurs du printemps de la Virginie mais les premières déconvenues survinrent avec l'été, ses chaleurs écrasantes et ses nuages d'insectes surgis des marécages environnants. Les colons n’étaient pas préparés à affronter les privations, le manque de tout et la rudesse de leur nouvel environnement. Une bonne partie de la centaine des colons fondateurs de cette colonie était composée d'hommes bien placés dans la société, des gentilshommes qui n’étaient pas habitués au travail manuel et qui répugnèrent à défricher et à labourer la terre de leurs mains. Pour ne pas mourir de faim, les Indiens conciliants et pacifiques au départ, les Powhatans, leur apportèrent de la nourriture et leur montrèrent comment s’occuper des récoltes. Cependant, des disputes éclatèrent et la colonie tomba dans le chaos. Le capitaine John Smith (1580-1631), nommé par la compagnie Virginia, prit le contrôle de la situation. Il était l'un des seuls hommes blancs de Jamestown à pouvoir négocier pacifiquement avec les Indiens pour obtenir de la nourriture et des fournitures. Il a toujours pensé que l'établissement de relations diplomatiques pacifiques avec les Amérindiens locaux était la seule façon pour son peuple de survivre aux durs hivers. Il a finalement rencontré Powhatan, le chef de la Confédération qui est le nom communément donné par les Anglais à Wahunsunacock. La confédération Powhatan, ne s'opposa pas aux Anglais au début, car ils avaient choisi un marécage de terres inutilisables pour s'installer et, de plus, ils pensaient que les Anglais pourraient servir d'alliés contre les Espagnols et d'autres tribus hostiles. Le chef Powhatan ordonna donc à son peuple d'approvisionner en matériel et en vivres les colons mal équipés et ineptes. Les colons en vinrent à compter sur ce type de service plutôt que d'apprendre à se débrouiller seuls. Le capitaine John Smith établit une bonne relation avec le chef Powhatan en 1607 mais, en 1609, cette relation se détériora en raison des abus continus des colons à l'égard des indigènes, notamment le vol de terres et de nourriture. Smith lui-même, en dépit de ses efforts pour se lier d'amitié avec les tribus, finit par participer au vol de nourriture et quitta la colonie pour l'Angleterre en octobre 1609 sans en informer le chef Powhatan.
L’ère de la famine à Jamestown de 1609/1610
Après le retour de Smith en Angleterre à la fin de 1609, les habitants de Jamestown souffrirent d'un long et rigoureux hiver connu sous le nom de «The Starving Time», au cours duquel plus de 100 d'entre eux sont morts. Des témoignages de première main décrivent des personnes désespérées qui mangent des animaux domestiques et du cuir de chaussures. George Percy, chef de la colonie en l’absence de John Smith, a écrit :
« Et maintenant, la famine commence à paraître horrible et pâle sur tous les visages auxquels rien n'a été épargné pour maintenir la vie et faire ces choses qui semblent incroyables, comme déterrer des cadavres dans les tombes et les manger, et certains ont léché le sang qui est tombé de leurs compagnons faibles. »
Certains colons de Jamestown ont même eu recours au cannibalisme ? C'est la découverte des ossements d'une adolescente, surnommée «Jane», qui permet aux archéologues de trancher la question. Les os du crâne et d'un tibia de cette jeune fille ont été retrouvés en 2012, sur le site de James Fort, le fort originel où les colons s'étaient établis en 1607. Et ces restes humains présentent des caractéristiques qui ont immédiatement alerté les chercheurs. D'une part, les restes ont été trouvés parmi des ossements d'animaux. Ensuite, des traces de coups, très nettes, ont été retrouvées sur le crâne. "L'intention était de démembrer le corps, d'enlever le cerveau et la chair du visage pour les consommer"
La jeune victime, «Jane», était une Anglaise de 14 ans environ. La cause de son décès n'a pu être déterminée, mais les chercheurs assurent que les traumatismes découverts ont été infligés après sa mort. Douglas Owsley, l’anthropologue qui a supervisé le projet explique : « La désespérance et les circonstances exceptionnelles auxquelles ont dû faire face les colons se retrouvent dans le traitement post mortem réservé au corps de l'enfant. »
Au printemps 1610, alors que les colons restants étaient sur le point d'abandonner Jamestown, deux navires arrivèrent avec au moins 150 nouveaux colons, une charge de ravitaillement et le nouveau gouverneur anglais de la colonie, Lord De La Warr.
La paix de Pocahontas.
Lord de la Warr rejeta l'approche antérieure de Smith dans ses relations avec les indigènes et instaura une politique sans compromis qui déclencha la première guerre de Powhatan (1610-1614), une série de guérillas et de contre-attaques qui firent de nombreuses victimes dans les deux camps. Les indigènes étaient de meilleurs guérilleros et leurs armes, l'arc et les flèches, étaient plus efficaces que les mousquets des colons qui mettaient plus de temps à recharger qu'il n'en fallait à un archer indigène pour décocher une nouvelle flèche. Les colons disposaient cependant d'une réserve apparemment infinie de personnes qui arrivaient sans cesse pour remplacer celles qui avaient été tuées, alors que les tribus de la Confédération ne disposaient pas de ce luxe. Les colons déplaçaient aussi continuellement les indigènes en attaquant un village, en tuant ses habitants et en le fortifiant, privant ainsi les populations indigènes des terres et des ressources qu'elles utilisaient pendant la guerre et élargissant ainsi la zone tampon entre les colonies anglaises et les villages indigènes.
Pocahontas n’est pas une inconnue pour les Anglais. Lorsque John Smith, suspecté de la mort de plusieurs Indiens, est capturé en décembre 1608 par le fils de Powhatan. Pocahontas, la fille du roi, est bien intervenue pour sauver l'Anglais de la torture. Par la suite, la jeune Indienne a effectivement accompagné Smith à Jamestown, et cela dans la plus pure tradition de la diplomatie indienne selon laquelle deux peuples échangent des « otages », garants des bonnes relations entre eux. Sa connaissance de l'anglais en fait une intermédiaire précieuse, et Powhatan l'utilise pour obtenir des renseignements sur la jeune colonie. Les relations entre les Algonquins et les colons se dégradent cependant, car ces derniers ne cessent d'étendre leurs champs de tabac au détriment des cultures indiennes. Au point que, en avril 1613, Samuel Argall, le responsable de la communauté coloniale, redoute une attaque, et que Powhatan rompt toutes relations commerciales avec les Anglais. Pocahontas, quant à elle, quoique désormais considérée comme une prisonnière, se fait convertir par le pasteur puritain Alexander Whitaker, et épouse John Rolfe.
Pourquoi une telle union ? La jeune Indienne souhaite-t-elle mettre un terme au conflit entre les deux peuples en affichant son amour pour un Anglais ? Y est-elle contrainte pour des raisons de propagande coloniale ? Les documents ne l'expliquent pas. Il semble en tout cas que son voyage à Londres, en 1616, soit organisé par la Compagnie de Virginie : il démontre les excellentes relations entretenues par les Anglais avec les « sauvages » et, par là même, la sécurité des investissements financiers des marchands londoniens dans les terres à tabac américaines. C'est sur le chemin du retour, sur un bateau remontant la Tamise, que Pocahontas meurt, de la variole probablement. Elle est enterrée près de Londres. Il semble bien que durant huit années la paix s’installe entre Indiens et colons anglais, mais l’insatiable appétit de terre des colons va mettre à bas ce fragile équilibre.
Le massacre de 1622.
L'attaque fut soigneusement planifiée et exécutée avec une telle rapidité et une telle précision qu'une seule colonie, Jamestown, fut avertie et put préparer une défense. Sur environ 1 250 colons anglais, 347 furent tués le 22 mars 1622, la plupart avant midi, et des centaines d'autres mourront au cours des mois suivants de malnutrition, de faim et de maladies dues à la destruction de leurs récoltes ainsi qu'à d'autres engagements périodiques avec les indigènes.
L'attaque fut complètement inattendue et fut une victoire militaire totale pour la confédération Powhatan. La paix avait été établie entre les colons et les indigènes depuis la fin de la première guerre de Powhatan en 1614. Les indigènes et les colons s'associaient dans le commerce, visitaient leurs établissements respectifs et les indigènes étaient souvent invités dans les maisons des colons. Depuis 1610, cependant, les colons avaient commencé à s'étendre depuis leur village d'origine à Jamestown, prenant de plus en plus de terres à la confédération Powhatan, maltraitant les indigènes, volant la nourriture et permettant au bétail de détruire les cultures et de profaner les sites sacrés pour les rituels autochtones.
- L'attaque d'Opchanacanough avait trois objectifs :
- Démontrer la puissance militaire de la confédération Powhatan ;
- Démoraliser les colons anglais ;
- Les encourager à faire leurs bagages et à retourner dans leur pays ;
L'attaque atteignit les deux premiers objectifs mais, au lieu de partir, les colons se retranchèrent et ripostèrent dans la deuxième guerre des Powhatan (1622-1626) qu'ils gagnèrent. Par la suite, le commerce avec certaines tribus fut découragé et davantage de terres furent saisies pour en faire des plantations de tabac. Opchanacanough lança une nouvelle offensive en 1644, déclenchant la troisième guerre des Powhatan (1644-1646) qui se termina par sa capture et sa mort.
À la suite de ce conflit, le traité de 1646 mit fin à la confédération des Powhatan et conduisit au système de réserves pour les tribus autochtones de la région. Le massacre de 1622 influença également les relations anglo-indigènes ailleurs dans les colonies anglaises, contribuant aux politiques et aux campagnes militaires anglaises pendant la guerre des Pequots (1636-1638) et la guerre du Roi Philippe (1675-1678) en Nouvelle-Angleterre et au développement de lois concernant les Autochtones par la suite.
Que reste-t-il de Jamestown ?
Incendiée moins d’un siècle plus tard, lors de la rebellion de Nathaniel Bacon, Jamestown est tombée en ruines à partir de 1699, quand le chef-lieu de la Virginie a été transféré à Williamsburg. Il a fallu attendre 1957, date du 350è anniversaire de l’arrivée des colons, pour que l’état de Virginie recrée, à proximité du site de Jamestown, une copie conforme de la colonie.
Contrairement aux premiers colons, les touristes arrivent maintenant à Jamestown en voiture. Ils peuvent aller au Jamestown Settlement ou visiter le site même de la colonie sur l’île de Jamestown. Au Jamestown Settlement et dans le village indien proche de Powhatan, les visiteurs peuvent se faire une idée de la vie dans la colonie, à ses débuts. Des figurants, vêtus à la mode de 1609, y parlent l’anglais du XVII siècle, et ils sont armés de mousquets de l’ère coloniale. Il y a aussi des figurants indiens dans le village de Powhatan. Les touristes peuvent aussi admirer des copies, grandeur nature, des trois navires qui avaient transporté les colons à Jamestown, à savoir le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery.
A l’origine, Jamestown Settlement a été construite par l’état de Virginie parce qu’il n’y avait pas grand-chose à voir sur le site même de Jamestown. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des historiens et des archéologues procèdent à des fouilles sur place.... Et on a maintenant une meilleure idée de la colonie, de ses habitants et de leur vie quotidienne.
Si Jamestown n’a pas laissé d’imposantes ruines, elle n’en pas moins laissé d’importantes traces dans l’histoire américaine, elle a été néanmoins le lieu de départ des grands conflits qui ont marqué l’Amérique jusqu’à nos jours :
- L’esclavage, qui, bien qu’aboli en 1865 marque encore les relations au sein de la société américaine.
- Les guerres indiennes, dont la dernière s’est déroulée à Wounded Knee en 1890 (voir https://www.pierre-mazet42.com/wounded-knee-la-fin-des-guerres-indiennes )
Enfin Jamestown nous a laissé une formidable légende ; Pocahontas.
Pour en savoir plus :
Hittinger Christopher, Jamestown, The Hoochie Coochie (2007)
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Le banquet : plus qu’un repas, un acte politique et social.
Charles III est reparti pour la Grande-Bretagne, les historiens du futur diront ce qu’il convient de retenir de ce voyage sur le plan diplomatique. Les commentateurs du présent ont abondamment parlé du diner d’État servi dans la galerie des Glaces à Versailles. Le terme banquet n’a pas été utilisé. Sans doute, le terme est devenu un peu désuet ou, peut-être a-t-il acquis une connotation un peu trop populaire voire révolutionnaire pour un invité royal. D’ailleurs Pagnol l’avait bien compris, puisque dans Fanny, il nous régale du dialogue suivant :
Panisse : « Mais comment ça se fait que vous ne soyez pas resté au banquet de la noce ? »
César : « Parce qu'aujourd'hui, c'était le mariage à la mairie. Le banquet ça sera demain, et d'abord, ça ne sera pas un banquet. Ça sera un « lonche ». C'est un mot anglais. Ça veut dire banquet d'ailleurs, mais c'est beaucoup plus distingué »
Pourtant, le banquet au sens de repas pris en commun existe depuis l’antiquité. A cette période il se caractérise par plusieurs actions codifiées : manger, puis boire et enfin débattre ou se divertir. Sous l’ancien régime, il faisait référence aux repas fastueux donnés par le roi ou la noblesse et où la position et le rôle de chacun sont clairement définis. Les révolutionnaires de 1789, pétris de culture antique, vont renouer avec le banquet dans sa forme originelle. Au cours du XIXème siècle, le banquet va jouer un rôle non négligeable dans la chute de Louis-Philippe puis plus tard dans le renforcement du régime républicain.
Le symposium grec
Né en Grèce, le banquet n’est pas un simple repas axé sur la nourriture offerte. La cérémonie a pour vocation de confronter les idées et de nourrir le débat. Il répond à un rituel très précis et invariable.
Arrivé au domicile de l’hôte, on enlève ses sandales, on se fait laver les pieds par un esclave puis on s’installe sur une banquette. Puis le repas, le deipnon (repas vers le coucher du soleil), débute. A l’issue de ce dernier, on se lève et le sol est nettoyé. La seconde partie prend ensuite la forme d’une beuverie (le potos ou sympotos) agrémentée par des chants ou des danses. Elle débute avec une libation ou une prière, et un maître de banquet est alors élu pour conseiller, entre autres, les esclaves sur les proportions de vins. L’alcool, dont les effets pour délier les langues sont connus, permet de stimuler la réflexion et l’esprit des protagonistes. Enfin le banquet se termine par un débat ou des jeux lorsque ne restent que les bouteilles sur les tables.
On sait que les femmes et les enfants sont exclus des banquets, et qu’ils ne sont réservés qu’aux citoyens. C’est d’ailleurs l’occasion de faire avancer la discussion sur des sujets de société. Les dépenses du repas, généralement offert par l’hôte, peuvent parfois être partagées entre les participants.
Ce modèle a été exporté chez les romains mais aussi chez les étrusques, qui vont l’adapter en choisissant de faire du banquet un thème central dans les représentations funéraires. On voit ainsi, sur ces fresques, des cérémonies où sont également présentes des femmes, des proches et leurs esclaves, installés autour d’une table dans un espace dédié au repas, que les romains appellent le triclinium. Ces scènes de banquet sont aussi notables dans la statuaire étrusque, avec ses sarcophages, et des bas-reliefs.
Dans les tombes celtes, on retrouve des objets utilisés durant le banquet gréco-romain. De nombreuses analyses laissent entendre que la vaisselle avait contenu du vin, laissant entrevoir la possibilité que les objets avaient été disposés auprès du défunt, en souvenir d’un repas partagé.
Banquets et festins médiévaux
Dans un monde qui, aux XIVe et XVe siècles, est souvent tenaillé par la faim, les châteaux et les somptueux palais urbains de l'aristocratie apparaissent comme autant d'îlots de goinfrerie. Manger plus et manger mieux sont en effet des privilèges de ce groupe social, qui trouve dans les événements les plus variés de nombreuses occasions de ripailles. Une table bien fournie est un indéniable signe de pouvoir et de distinction sociale. Les qualités d'ostentation et de prodigalité que doit posséder tout seigneur se manifestent en premier lieu dans l'abondante nourriture qu'il fait servir à ses invités. Cette nourriture est si copieuse qu'une partie ne peut être consommée lors du festin et sera donc redistribuée aux pauvres alentour, en conformité avec une autre valeur aristocratique : la largesse. Rien d'étonnant à ce que certaines rations théoriques déduites des comptes atteignent 4 à 5 000 calories par jour, soit le double du minimum vital et bien plus que ce qui est considéré comme nécessaire à un travailleur de force. En revanche, les serviteurs qui eux travaillent vraiment n'ont droit qu'à des portions diminuées.
Des traités expliquent aux jeunes nobles ou aux jeunes clercs les obligations qu'entraîne le partage des récipients et des couverts. Ce sont en effet deux convives qui se partagent le plus souvent un même récipient à boire, une même écuelle ou un même tranchoir, ce morceau de pain rassis posé sur une planche qui sert d'assiette improvisée. Ne pas remettre dans le plat le mets dont on a déjà goûté, ne pas offrir à son voisin un morceau entamé, saler sa viande sur le tranchoir et non pas la tremper dans la salière, s'essuyer la bouche avant de boire au hanap, enfin ne pas repasser à son voisin une coupe de vin entamée dans laquelle on a trempé des tranches de pain : autant de préceptes de bon sens. Les règles d'hygiène sont encore plus strictes lorsqu'il ne s'agit plus seulement de manger mais de servir.
Nourrir le seigneur ou le souverain est une tâche à laquelle les nobles sont préparés dès l'adolescence : servir est un honneur, par exemple pour l'écuyer tranchant qui coupe la viande avec un art consommé. De nombreux officiers, l'échanson, le sommelier, etc., se partagent la rude tâche de choisir le vin du maître ou de ses convives de marque, de le mélanger à de l'eau et de vérifier qu'il n'est pas empoisonné. Le vin, en effet, ne se boit pas pur. Quant à la hantise des empoisonnements, elle est très vivace dans les cours de la fin du Moyen Âge. Pour la prévenir, on fait confiance à des réactifs, telle la corne de licorne (en réalité une défense de narval[1]) : la virginité de cet animal mythique est censée faire bouillonner tout liquide infecté de venin.
La cour de Bourgogne a développé une étiquette de la table sans précédent par son raffinement et sa ritualisation. Elle fait de chaque banquet un spectacle permanent. Le plus célèbre, auquel assistèrent d'ailleurs des centaines de convives et de spectateurs, est le banquet du Faisan, tenu à Lille en 1454. Avant même que le repas ne démarre, les invités peuvent admirer, dans la salle même où il a lieu, la statue d'une femme nue aux pieds de laquelle est couché un lion ; la plus belle vaisselle du duc est exposée à leurs yeux sur un buffet. Déjà sont installés sur les tables des "entremets" peints sur du métal, du bois et du papier. Ces véritables pièces montées représentent une ville, un château ou bien un personnage (par exemple, saint Georges terrassant le dragon). Tout au long du banquet du Faisan, des acteurs ou des musiciens sont venus réciter un texte, chanter ou bien mimer une histoire : ce sont les entremets "mouvant et allant". Ils tracent un véritable programme politique, centré sur la croisade et exaltant la puissance ducale. Les scènes dramatiques racontent comment Jason a conquis la Toison d'or, et rappellent par là même l'Orient (but de la croisade) et l'ordre de chevalerie que vient de fonder le duc ; une dame déguisée en sainte Église et gardée par un géant "sarrasin" se plaint longuement des maux qui l'assaillent, avant que ne soit présenté le faisan (oiseau supposé venir d'Asie Mineure). C'est sur cet oiseau que chacun a fait vœu de se croiser et c'est lui qui a donné son nom au banquet de Lille. Ainsi, le festin sert autant à éblouir et mobiliser les invités qu'à les nourrir.
Le banquet républicain.
Quatre jours après la prise de la Bastille, le Marquis de Villette invitait les citoyens à organiser des repas fraternels : « Pour une révolution qui n'a point d'exemple, il faut un appareil d'un genre nouveau. Je voudrais que tous les bourgeois de la bonne ville de Paris fissent dresser leur table en public et prissent leur repas devant leur maison. Le riche et le pauvre seraient unis et tous les rangs confondus. »
Ce souhait fut exaucé par deux fois sur les ruines même de la Bastille, en 1792 et 1794. Le citoyen qui avait participé à ces banquets, en parle en ces termes : « Très belle et édifiante réjouissance civique. Le pain, le vin et la bonne chère y furent en abondance. Ceux qui ne possédaient rien, trouvèrent leurs couverts mis. On chanta, on dansa sur l'herbe comme en un paradis terrestre. ». Si le banquet, dans sa forme révolutionnaire perdit de sa vigueur sous l’empire, il joua au cours du XIXème siècle un rôle politique non négligeable.
Le banquet moyen d’opposition.
Durant les mois qui précèdent les Trois Glorieuses, le banquet de gauche s’oppose à la monarchie. Ainsi, au restaurant « Aux vendanges de Bourgogne », le 1er avril 1830, un premier banquet honore les deux cent vingt et un députés qui ont osé défier le ministère Polignac. En mai 1830, le banquet du Berry, à Paris, aurait vu le buste de Charles X voler à travers une fenêtre. Charles X renversé, Louis-Philippe au pouvoir, la contestation ne tarde pas à reprendre. Une campagne de banquets se déroule entre juin et septembre 1840, pour réclamer la réforme électorale.
Le soir du 1er juin 1840, chaussée du Maine, a lieu un banquet regroupant environ trois cent cinquante républicains chez le restaurateur Godard. Le repas est présidé par Thomas, rédacteur en chef du National. Des notabilités républicaines, des babouvistes et des jacobins y assistent. On s’y appelle « citoyen » et on critique violemment le gouvernement. La police surveille les alentours pour éviter tout désordre. À vingt et une heures trente, alors que la violence des discours est extrême, un commissaire de police interpelle Thomas et lui demande de faire cesser les déclamations de l’assemblée, sinon il sera obligé de la disperser. Thomas répond que
« cette réunion avait pour but d’entretenir et de protéger les idées de réforme ; qu’en Angle- terre il n’était jamais mis d’empêchement à de semblables réunions et qu’il ne comprenait pas qu’on fit différemment en France ; qu’au reste, il promettait qu’aucun trouble ou désordre n’aurait lieu ».
L’assemblée se sépare à vingt-deux heures trente et, à vingt-trois heures, il ne reste plus personne chez Godard. Les convives rentrent chez eux dans le calme.
Le 18 juin 1840, les Républicains promettent un banquet de mille couverts. Le 29 a lieu un banquet de deux cent vingt personnes organisé par la gauche dynastique et les radicaux pour l’abaissement du cens. Républicains (Laffitte et Arago) et communistes (Pillot) s’opposent désormais. Le 30, Delessert observe : « Les réunions en banquets sont autant de moyens de se voir et de se compter. » Le 1er juillet 1840 a lieu le grand banquet communiste à Belleville, auquel participent soixante gardes nationaux. Mais en 1847, démarre une nouvelle campagne. Elle prend la forme d'environ 70 réunions organisées dans toute la France entre 1847 et 1848. Face à l'interdiction des réunions politiques, elle est le moyen trouvé par les réformateurs pour demander l'élargissement du corps électoral et s'opposer aux décisions prises par le gouvernement conservateur de François Guizot. Cette campagne s'étend à tout le pays et défend des idées variables selon les lieux et les dates. Ainsi, si les banquets sont au départ menés par des représentants de l'« opposition dynastique », comme Odilon Barrot, qui souhaitent une évolution de la monarchie de Juillet, mais pas sa fin, ils permettent peu à peu l'expression des idées républicaines qui finissent par être les plus exprimées.
Devant l'ampleur prise par le mouvement, le gouvernement fait preuve de fermeté, refusant d'ouvrir le débat, et fait interdire une de ces réunions, qui devait se tenir à Paris le 22 février 1848. Si les plus modérés prennent alors du recul vis-à-vis de ces initiatives, il est trop tard pour faire machine arrière et des protestations surviennent le jour dit, qui entraînent la révolution de février 1848, le départ du roi des Français Louis-Philippe et la chute de la monarchie de Juillet, dernier régime politique du royaume de France, mettant un terme à la royauté dans le pays.
Quand les banquets confortent la République.
Au tournant du XXème siècle, la République semble bien installée. En 1889, elle a célébré avec faste le centenaire de la République avec notamment un banquet servi aux maires de France. En 1900, Paris accueille avec faste l’exposition universelle. Cependant le pays reste profondément divisé par l’affaire Dreyfus[2]. Pour tenter de cicatriser ces plaies, Émile Loubet, président de la République, et Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil invitent tous les maires de France à l’occasion de l’exposition universelle, le 22 septembre 1900. Le jour n’a pas été choisi au hasard. C’est celui de la proclamation de la République en 1792. Il s’agit là de magnifier la République encore une fois, de retrouver une unité nationale bien écornée par l’affaire Dreyfus, d’afficher le prestige français et de célébrer la réussite de l’exposition. On en parle comme du plus grand banquet de l’histoire. Il a réuni 22 965 convives, dans le jardin des Tuileries, dont 21 019 élus municipaux de métropole, d’outremer et d’Algérie et aligne des quantités astronomiques de nourriture et matériels.
A banquet démesuré, moyens démesurés :
Un seul traiteur, Potel et Chabot, maison parisienne dirigée par M. Legrand, est à la manœuvre. Pour préparer et servir les plats, on a recruté 11 chefs renommés, 220 chefs de partie, 400 cuisiniers et 1 215 maîtres d'hôtel, 3 245 serveurs et plongeurs. Les cuisines s’étendent sur 4 km. Le téléphone et six bicyclettes sont utilisés pour la transmission des ordres de service. Une automobile De Dion-Bouton de 4 CV permet au général de brigade de circuler entre les tables…
Le menu ne peut être que remarquable et très copieux. Il a été imprimé en quatre pages sur un carton luxueux. Il donne aussi le programme de la représentation qui aura lieu à la salle des fêtes.
Menu
Hors-d'œuvre
Darnes de saumon glacées parisiennes
Filet de bœuf en Bellevue
Pains de canetons de Rouen
Poulardes de Bresse rôties
Ballotines de faisans Saint-Hubert
Salade Potel
Glaces Succès – Condés
Dessert
Vins
Preignac servi en carafes - Saint-Julien servi en carafes
Haut Sauternes
Beaune - Margaux J. Calvet 1887
Champagne Montebello.
Chaque invité repartira avec une plaque de bronze (4,5 cm sur 6,2) commémorative gravée à son nom et celui de sa commune par Frédéric de Vernon. On y reconnaît la France personnifiée portant un toast avec la ville de Paris.
Et le banquet aujourd’hui ?
Bien sûr, il n’y a plus besoin de banquet pour contourner la loi sur la liberté de réunion ou conforter la République. Cependant, il demeure un moyen puissant de création de liens entre les individus et il n’est pas rare de voir un congrès, un meeting se conclure par… un banquet
Pour en savoir plus :
https://www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2015_act_138_5_2788
https://www.histoire-pour-tous.fr/dossiers/2954-a-la-table-du-moyen-age.html
Pour les gourmands… mais attention à vos estomacs.
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La rumeur de Paris : rapts d’enfants en 1750.
Dès le XVIIe siècle, les premières rumeurs d’enlèvements d’hommes et de femmes par la police circulent dans Paris. Aux sources de ces rumeurs, il y a une réalité sociale : celle des arrestations arbitraires, menées par le guet et les archers des hôpitaux. Des prostituées et des mendiants, en général enfermés à l’hôpital de Bicêtre ou à la Salpetrière furent effectivement envoyés de force dans les colonies américaines (Canada et Louisiane) : on parle d’ailleurs à l’époque de « peur panique de l’Amérique », pour qualifier les troubles relatifs à ces enlèvements et aux craintes qu’ils suscitaient. C’est en effet sur ordre du ministre Colbert, à la fin des années 1660, puis surtout de la Compagnie du Mississippi, pendant la période de la Régence (1718-1723), que des mouvements de « déportation » de marginaux sont impulsés à travers tout le royaume dans l’objectif de “purger” le continent de ses éléments les plus nuisibles et peupler les lointaines colonies.
Des rumeurs non dénuées de fondement.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on racontait assez fréquemment à Paris que de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches des parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver leurs traces. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin[1] et des messes noires de l’abbé Guibourg [2]; d’autres prétendaient que des princes du plus haut rang demandaient à des bains de sang humain la guérison de maladies honteuses ou une vigueur nouvelle ; d’autres enfin expliquaient plus simplement ces disparitions d’enfants par leur envoi au Mississippi et en Louisiane où ils devaient faire souche de colons français. Au début de septembre 1675 : des femmes et des servantes qui tenaient des enfants par la main ou les portaient dans leurs bras « avaient été insultées et maltraitées avec la dernière cruauté », ce qui avait donné naissance aux faux bruits que, « comme autrefois, on y enlevait des enfants, sans qu’il soit rien arrivé qui ait pu donner lieu à une opinion si extravagante et même sans aucune apparence qui ait pu lui servir de fondement », aucune plainte d’enlèvement d’enfant n’ayant été déposée. Une information fut ouverte contre « les auteurs des faux bruits et contre ceux qui ont commis les violences qui les ont suivis » (ordonnance du lieutenant général de police du 3 septembre 1675). Pourtant il y avait eu des enfants enlevés au XVIIe siècle et des enfants disparurent encore mystérieusement au XVIIIe. En 1720, on racontait à nouveau dans toutes les classes de la population parisienne que des enfants étaient enlevés. C’était l’époque où la colonisation du Mississippi attirait l’attention des ministres. On vantait les délices de ce nouvel Eldorado, véritable paradis terrestre, s’il fallait en croire les auteurs du temps. « Il semble que l’on veuille faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là. On ne s’y prend pas mal pour faire de la France un pays sauvage et en dégoûter les Français ! », pouvons-nous lire dans Journal et mémoires de Mathieu Marais. Pour mettre en valeur ces régions que les contemporains prétendaient être si riches et si fertiles, on traquait dans tout le royaume et particulièrement à Paris, où ils étaient très nombreux, les pauvres hères sans domicile fixe. L’ordonnance royale du 10 mars 1720 prescrivait d’arrêter, passé un délai de huit jours, tous les vagabonds et gens sans aveux qui seraient trouvés dans la capitale ; ceux qui étaient reconnus valides et d’âge convenable devaient être conduits aux colonies, « en exécution des édits et déclarations royales déjà promulgués à ce sujet et en particulier de celles des 8 janvier et 12 mars 1719 ». En 1720, une première émeute eut lieu. La faillite de la banque Law avait fait déserter aux marchands leurs boutiques, aux artisans leurs ateliers, aux laquais les antichambres de leurs maîtres. La plupart vite ruinés, n’ayant plus le goût du travail, allaient grossir les rangs des vagabonds. Cette situation conduit le lieutenant de police à multiplier les rafles. Le peuple de Paris est excédé. Le lundi 29 avril, le conflit éclata en plusieurs points de la ville ; le peuple attaqua les archers et les exempts[3]. Les émeutes, des plus violentes, durèrent tout le jour et recommencèrent le lendemain. Une ordonnance royale du 3 mai 1720, prévoyant la protection des mendiants et vagabonds arrêtés calma le mouvement. Ce mouvement calmé, des ordres sévères ayant été vraisemblablement donnés aux archers et exempts, il continua pourtant à subsister, dans la population parisienne, la ferme croyance que des enfants étaient enlevés à leurs parents dans un dessein ignoré. L’avocat Barbier, dans son Journal, mentionne qu’en mars 1734 on envoya « à la Morgue du Châtelet quinze ou seize petites enfants, parmi lesquels il y en avait un âgé de trois ans et tous les autres plus jeunes ou nouveau-nés. Ce spectacle a attiré un grand concours de monde et a effrayé le peuple ». Ces petits cadavres avaient été réunis par un médecin pour des études d’anatomie et avaient été transportés à la Morgue à la suite d’une plainte des voisins. Mais il est certain que la grande majorité du peuple se refusa à croire à cette explication et resta persuadée qu’il y avait eu là rapt d’enfants.
Les émeutes de 1750.
Depuis les débuts de l'hiver 1749-1750, la tension allait croissant. On « en » parlait partout : des policiers, déguisés en bourgeois, raflaient les gamins de Paris. Précédés de mouchards, ils tombaient de préférence sur ces groupes d'enfants joueurs occupés à battre les cartes dans les coins, lancer leurs balles et leurs palets au bout du Pont-Neuf, ou à se poursuivre à la course sous les préaux de la foire Saint-Germain, dans les marchés et sur les quais. Un geste des exempts, et les archers qui les suivaient attrapaient les petits, leur passaient les menottes et les embarquaient dans des voitures aux fenêtres de bois, qui prenaient aussitôt la direction des prisons du Grand Châtelet ou du Fort l'Évêque.
Barbier décrit les arrestations en ces termes :
« Depuis huit jours, on dit que des exempts de la police déguisés rôdent dans différents quartiers de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis 5 ou 6 ans jusqu'à 10 ans et plus, et les mettent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts. Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu'ils tournent dans différents quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit.»
Au sein de la population, les réticences à l’égard des méthodes brutales et répressives de la police du Châtelet sont indéniables, et peuvent être palpables lors des vastes campagnes d’arrestation des mendiants. Si le vendredi 22 mai les débordements sont tels que de malheureux passants sont accusés d’être des voleurs d’enfants dans les quartiers de Saint-Denis et Poissonnière, le lendemain, ils visent directement des agents du Lieutenant général de police, des archers et des cavaliers du guet. Un exempt de la police du nom de Labbé cherche à arrêter un enfant sur le Pont-Marie si bien que, très rapidement, la population s’attroupe et prend à partie le responsable de l’arrestation. Ce dernier finit par se réfugier dans une maison, mais les émeutiers échaudés le retrouvent et le frappent à coups de pierre ou avec des barreaux arrachés à la devanture du cabaret ! Labbé succombe à ses blessures et, dans un geste expiateur, la foule traîne son cadavre jusqu’à la maison du Lieutenant général de police, Berryer. Au printemps, les émeutes se propagent dans tout le royaume, et frappent des villes comme Vincennes, Tours ou encore Toulouse. Le soulèvement de la population parisienne ne traduit pas seulement son désarroi, suite aux frustrations économiques de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et son hostilité croissante aux enlèvements arbitraires, il est également contemporain de rumeurs encore plus glaçantes…En effet, un bruit se répand progressivement : et si l’instigateur de ces enlèvements d’enfants n’était pas finalement le roi lui-même ? Les fausses rumeurs et les mauvais discours sur Louis XV, en particulier sur sa sexualité débauchée, sont monnaie courante. Pourtant, un cran est bel et bien franchi en 1750. Le monarque serait responsable des enlèvements d’enfants car, à l’image de l’ancien roi de Judée, Hérode, il prendrait des bains dans le sang des jeunes victimes pour se soigner de la lèpre. L’imaginaire médiéval des bains de sang bénéfiques pour la santé avait donc largement prospéré jusqu’au mitan du XVIIIe siècle. Ces bruits ravivaient des terreurs enracinées dans la nuit des temps : la crainte sans âge de l'ogre des légendes hantait à nouveau les esprits. Des faits précis remontaient en mémoire, simples incidents dramatisés par les récits au gré des rencontres de cabaret, de fontaine ou de marché. L’enlèvement d’enfants revêt pour les Parisiens un crime insupportable et diabolique. Les échauffourées dans Paris dégénèrent, les 22 et 23 mai, et débouchèrent sur une véritable sédition ! La mort de l’exempt Labbé est point d’acmé de la contestation, ce meurtre incarne le divorce entre la police parisienne et les Parisiens. L’armée est même appelée en renfort pour calmer les échauffourées qui enflamment la capitale…
On peut s'étonner de la vivacité des réactions populaires dans un monde par ailleurs si dur à l'enfance. On connaît, pour cette époque, le taux élevé de la mortalité néo-natale, pour ne parler ni de l'avortement ni de l'infanticide. On sait aussi l'hécatombe effrayante des abandons et l'ampleur du phénomène d'errance juvénile. Naissances illégitimes, lointaines mises en nourrice, couples dissociés, familles « en miettes », dénuement matériel et moral : l'enfant apparaît trop souvent comme un fardeau dont il faut se débarrasser. C'est que la misère et son cortège sont vécus comme une fatalité qui n'appelle que la résignation, sans place pour l'éclat de révolte ou la sentimentalité. Perdre ses enfants, c'est encore la loi naturelle. Mais que d'autres, par force, richesse ou diablerie, viennent vous les enlever, vous priver de leur présence, de leur capacité de travail, et le refus déferle dans la rue. La violence populaire prend alors sa revanche du massacre des innocents.
La suite des émeutes :
Dès le 25 mai, la machine répressive se met en branle sur l'ordre exprès du roi. L'enquête rassemble une masse énorme de témoignages - deux cent trente-quatre -, et l'on finit par désigner dans la confusion quelques boucs émissaires. La sentence du 1er août 1750 expédie trois d'entre eux au gibet : le petit brocanteur du pont Saint-Michel (Charles-François Urbain) et deux jeunes gens du quartier Saint-Paul, l'un et l'autre âgés de vingt-quatre ans, le Savoyard (Jean-Baptiste Charvaz), portefaix[4], et le charbonnier Jean-Baptiste Lebeau. Ils sont exécutés le 3 août. Des cris partent de la foule quand le premier condamné grimpe à l'échelle : « Grâce, grâce ! ». Le bourreau hésite, mais la troupe pointe ses baïonnettes et repousse l'assistance en provoquant une énorme bousculade. Cette sinistre cérémonie laisse les craintes intactes. Le populaire demeure convaincu de la permanence du danger et du mauvais vouloir des autorités accusées de piétiner le droit des gens et de violer l'innocence. Tout confirme que l'ordre monarchique lui-même provoque des réactions d'allergie et un irrémédiable rejet. Dans son journal, le marquis d’Argenson en tire la leçon politique : « Tout s'écroulera dans le royaume... Tout cela fondra un beau matin... On voit s'élever une antipathie extraordinaire entre le roi et son peuple, surtout le peuple de Paris... Le peuple révolté vomit à foison des propos exécrables contre le roi. »
Au total, selon Barbier, quinze à vingt personnes tuées, tant du côté du guet que des émeutiers, et de nombreux blessés. Et puis les trois suppliciés... Le choc est très long à s'amortir. Pendant des années les fêtes monarchiques, cortèges et célébrations de circonstance se dérouleront dans un Paris morne et glacé. Louis XV éprouve maintenant un véritable sentiment de répugnance à l'encontre d'une capitale dont les éclats de violence ont entamé le pacte implicite qui le liait à ses sujets. Pour ne plus avoir à traverser la ville ingrate en se rendant de Versailles à Compiègne, il ordonne dès le mois de juin 1750 la construction d'une nouvelle route pavée qui coupera vers le nord-est, en lisière des faubourgs, entre la porte Maillot et Saint-Denis. «Eh quoi, aurait-il déclaré, je me montrerais à ce vilain peuple qui dit que je suis un Hérode!»
Désormais, pour les chasses et les voyages de divertissement, la cavalerie et les carrosses de la cour emprunteront directement cette voie que le public parisien baptise aussitôt d'un nom vite devenu d'usage courant, et qu'elle gardera plus d'un siècle : le Chemin de la Révolte... ?
Pour en savoir plus :
Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette, 1988.
Arlette Farge étudia la rumeur circulant au sujet des mœurs du roi, qu’on soupçonnait de crimes contre les enfants.
Auguste-Philippe Herlaut, « Les Enlèvements d’enfants à Paris en 1720 et en 1750 », Revue historique, t. 139, 1922.
Son étude, basée sur des archives du Parlement et du Châtelet, mit en évidence les exactions policières.
Jean Nicolas (historien), La Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, UH Seuil.
Christian Romon, « L’Affaire des enlèvements d’enfants dans les archives du Châtelet » Revue historique, 3/1983
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[1] Catherine Deshayes, dite la Voisin, née vers 1640 à Paris et morte sur le bûcher le 22 février 1680 à Paris, est une sage-femme, empoisonneuse et prétendue sorcière française, mêlée à l'affaire des poisons.
[2] Etienne Guibourg, né vers 1610 et mort en janvier 1686, est un prêtre catholique et occultiste français, connu pour avoir célébré de nombreux rituels satanistes et pour son implication dans l'affaire des poisons, lors de laquelle il aurait célébré une série de messes noires à la demande de Catherine Deshayes dite la Voisin.
[3] Officiers de police
[4] Porteur