Evénements et lieux singuliers
Une mutinerie mythique : les révoltés du Bounty
Dans la mission, qu’avait confiée le gouvernement britannique au capitaine Bligh, rien ne devait le conduire à la postérité. Il n’était pas chargé, comme ses contemporains (Cook, Lapérouse ou Kerguelen) de découvrir le fameux continent austral. Non, il était banalement chargé de transporter l’arbre à pain [1]de Tahiti à la Jamaïque afin de nourrir les habitants de l’île que la guerre d’indépendance avait privé de relations avec la jeune nation américaine. Cette expédition, à priori banale, va devenir un mythe incontournable de l’histoire maritime. Elle va devenir le sujet de quatre films où l’on peut voir Errol Flynn, Clark Gable, Marlon Brando, Charles Laughton ou Mel Gibson, plusieurs ouvrages dont un de Jules Verne et un de Byron. Peu d’évènements de l’histoire maritime ont autant su susciter l’engouement.
De sombres intérêts derrière une expédition « scientifique ».
En 1787, sir Joseph Banks, scientifique influent auprès du roi d'Angleterre George III, a déjà effectué deux voyages dans le Pacifique Sud avec le marin explorateur James Cook. Propriétaire d'usines à sucre à la Jamaïque, Banks, qui est aussi président de la Royal Society, initie une nouvelle mission vers Tahiti pour ramener des plants d'arbre à pain, afin de nourrir les esclaves des colonies antillaises à meilleur coût. Sous couvert d'expédition scientifique, l'amirauté anglaise affrète un navire, le charbonnier « Bethia », rebaptisé « Bounty »et armé pour la circonstance. Son commandement est confié au lieutenant de vaisseau William Bligh (33 ans), ancien maître d'équipage lors des précédents voyages de Cook. Bligh a tout intérêt à réussir sa mission. Il en va de son honneur et de ses finances. John Fryer est son officier en second et Fletcher Christian chef de quart. Au total, l'équipage compte 46 hommes, dont deux chirurgiens et deux botanistes, pas vraiment rompus à l'autorité militaire. La plupart des marins furent choisis par Bligh ou lui furent recommandés par d'autres capitaines. L'artilleur William Peckover et l'armurier Joseph Coleman avaient participé au voyage de Cook aux côtés de Bligh sur le « Résolution »et plusieurs autres avaient navigué avec lui sur le « Britannia ». Parmi eux figurait Fletcher Christian, âgé de 23 ans, qui avait fait deux traversées jusqu'aux Indes occidentales ; les deux hommes avaient développé une bonne relation de travail et les enseignements de Bligh permirent à Christian de devenir un marin aguerri. Un des élèves officiers, Peter Heywood, âgé de seulement quinze ans, avait été recommandé par Richard Betham, un ami de sa famille, également le beau-père de Bligh. Les deux botanistes, ou « jardiniers », furent choisis par Banks : David Nelson avait participé au troisième voyage de Cook et avait appris des notions de tahitien tandis que son assistant, William Brown, était un ancien aspirant qui avait combattu contre la France. Banks obtint également que ses deux protégés Thomas Hayward et John Hallett soient admis à bord comme midshipmen[2]. Dans l'ensemble, l'équipage du Bounty était relativement jeune et la majorité des marins avait moins de 30 ans. Au départ d'Angleterre, Bligh avait 33 ans et Fryer 34 ; les plus âgés étaient Peckover et Lawrence Lebogue avec respectivement 39 et 40 ans tandis que les plus jeunes étaient Hallett et Heyward, tous deux âgés de 15 ans.
Un début d’expédition difficile.
Le 23 décembre 1787, le Bounty part de Spithead au nord de l’île anglaise de White. Une première tempête oblige le navire à faire escale quelques jours à Tenerife pour réparer et ravitailler. Les quinze premiers jours d’avril 1788, le Bounty tente de passer le Cap Horn. Mais les tempêtes obligent Bligh à abandonner et à faire route vers le Cap de Bonne-Espérance, à l’extrémité sud de l’Afrique. Le 24 mai 1788, le Bounty jette l’ancre à False Bay, à l’est du Cap et y reste cinq semaines. Il repart le 1er juillet pour atteindre, le 22 août, la baie de l’Aventure sur l’île de Tasmanie, au sud de l’Australie. L’équipage se repose, pêche et renouvelle les stocks d’eau douce et de bois. C’est lors de cette escale qu’apparaissent les premières tensions sérieuses entre Bligh et son équipage. L’officier charpentier William Purcell est sévèrement puni car il refuse de retourner sur le navire, après que Bligh ait critiqué sa méthode de coupe du bois. Jusqu’à l’arrivée à Tahiti, l’ambiance à bord ne cesse de se dégrader, à cause de l’intransigeance et de l’injustice dont fait preuve le capitaine Bligh. Les disputes continuent durant la dernière partie du voyage jusqu'à Tahiti. Le 9 octobre, Fryer refuse de signer le livre de bord à moins que Bligh ne lui délivre un certificat attestant de sa parfaite compétence tout au long de l'expédition. En réponse, le capitaine lit devant tout l'équipage les Articles of War listant les diverses sanctions applicables à bord d'un navire et Fryer céda. Il y eut également des problèmes avec le chirurgien Thomas Huggan dont les saignées peu soignées administrées au matelot James Valentine qui souffrait d'asthme ont provoqué la mort par septicémie. Pour couvrir son erreur, Huggan rapporte à Bligh que Valentine était mort du scorbut, ce qui pousse le capitaine à appliquer à tout l'équipage son régime alimentaire et médical antiscorbutique. Le chirurgien sombre dans l'alcool jusqu'à ce que Bligh ne confisque ses réserves ; il retravaille brièvement avant l'arrivée du Bounty à Tahiti et il examine tout l'équipage à la recherche de signes de maladies vénériennes sans en trouver aucun. Le navire jete l'ancre dans la baie de Matavai au nord de l'île le 26 octobre 1788 achevant ainsi un voyage de 27 086 milles marins (50 163 km)
Enfin un semblant de paradis.
L'île de Tahiti semble un éden pour les hommes épuisés. Nourriture fraîche en abondance, température agréable et accueil chaleureux des vahinés vont, comme l'ont montré les superproductions hollywoodiennes, leur tourner la tête... Le capitaine Bligh est le premier à céder à l'envoûtement polynésien. Il part faire des excursions en montagne, tandis qu'à bord du navire la discipline se relâche : les voiles pourrissent en soute, des instruments de navigation disparaissent, le chronomètre s'arrête... Pire, le 5 janvier 1789, trois marins désertent en volant un canot. Tahiti regorgeant d'arbres à pain, les indigènes ne refusèrent pas que les Anglais en arrachent, en échange de présents offerts au nom de George III au roi Otoo. A partir de février, le rythme de travail s'accroit et plus d'un millier de plants d'arbres à pain sont empotés et transportés à bord du navire où ils remplissent la grande cabine. Le Bounty est préparé pour son long voyage de retour mais la plupart des marins appréhendent le départ et la fin de leur vie facile sur Tahiti.
Des humiliations à la mutinerie.
Nomuka est la première escale pour effectuer le plein d'eau douce. Par malchance, l'hostilité des indigènes empêche le ravitaillement. Puis le temps orageux et les vents faibles poussent le navire tranquillement au large de Tofua. Durant ces périodes de calme, le capitaine inoccupé harcèle ses hommes. Les dangers probables pour passer le détroit d'Endeavour, au nord de l'Australie, le manque d'eau douce pour arroser les plants et le retard pris dans la mission contrarient le capitaine, qui se réfugie dans le rhum. Sa cible favorite semble être Fletcher Christian qui, poussé à bout, pense même s'enfuir à la nage. Nous sommes le 27 avril 1789, la veille de la mutinerie. Bligh monte sur le pont à midi, fortement irrité et avec la gueule de bois. Il confisque les vivres que chaque membre d'équipage a reçus en cadeau au départ de Tahiti. Il falsifie la comptabilité du bord malgré la désapprobation de Fryer. La mutinerie éclate le 28 avril à 5 heures du matin, elle est brève et se déroule dans la confusion. Fletcher Christian n'a rallié à son projet que sept ou huit marins. Bligh est destitué et débarqué dans la chaloupe avec dix-huit hommes. A bord de cette embarcation de 7,20 m surchargée, il va accomplir l'exploit d'un voyage de 3 600 milles nautiques, environ 6 500 kilomètres, pour atteindre Timor, avant de regagner l'Angleterre le 14 mars 1790.
L’errance du Bounty.
Faute de pouvoir les faire embarquer dans la chaloupe, Christian doit garder à son bord un certain nombre de marins loyalistes, dont James Morrison, le second bosco (maître de manoeuvre). Etrangement, ceux-ci ne chercheront jamais véritablement à reprendre le contrôle du navire. Les mutins tentent de s'installer à Tubuaï, au mois de mai, puis rejoignent Tahiti, à 325 milles. Le Bounty quitte définitivement l'île le 23 septembre 1789, après y avoir débarqué seize marins. A bord, Fletcher Christian, le capitaine mutin, neuf membres d'équipage, six naturels, douze vahinés et un enfant. Les révoltés ont décidé de partir à la recherche d'un refuge. Ce sera l'île déserte de Pitcairn, découverte en 1767 par le navigateur Carteret. Ce rocher abrupt, perdu dans le Pacifique Sud, a été mal positionné sur la carte et le Bounty erre pendant quatre mois avant de l'atteindre. Très vite, c'est l'anarchie. Le navire est incendié par l'un des marins, Matthew Quintal : désormais il n'y a plus aucune liaison possible avec le reste du monde. Le déséquilibre hommes-femmes engendre de violents conflits. Le racisme s'installe. Le dernier des mutins, John Adams, est découvert dix-neuf ans plus tard, en 1809, par le premier navire à faire escale à Pitcairn, le baleinier « Topaz ».Il témoignera de la fin de Fletcher Christian, assassiné, comme onze autres membres de la communauté, par les Tahitiens.
La traque des mutins.
Les 16 marins, qui choisissent de demeurer, sur Tahiti se séparent du reste du groupe. Deux d’entre eux meurent assassinés. Les autres vivent plutôt paisiblement pendant un an et demi, jusqu’au 23 mars 1791, date de l’arrivée de la frégate « HMS Pandora » commandée par le capitaine Edward Edwards. Les quatorze marins survivants sont arrêtés. Edwards ne fait aucune distinction entre les mutins et ceux restés loyaux à Bligh et gardés par Christian contre leur volonté. Ils sont tous emprisonnés à l’arrière du navire dans une cellule surnommée la « boîte de Pandore ».La frégate repart de Tahiti le 8 mai, sillonne sans succès le Pacifique Sud à la recherche de Christian puis, en août, met le cap vers l’ouest pour rejoindre Kupang sur l’île hollandaise de Timor. Le 29 août 1791, la Pandora s’échoue sur un récif de la grande barrière de corail ! Quatre prisonniers et 31 marins de la Pandora se noient. Les survivants embarquent à bord d’une chaloupe et empruntent le même trajet que Bligh, deux ans plus tôt. Ils arrivent à Kupang le 17 septembre 1791 puis les prisonniers sont transférés jusqu’en Angleterre qu’ils atteignent en juin 1792.
Un jugement aveugle.
Deux ans avant, Bligh avait lui aussi comparu devant ses pairs pour la perte de son bateau. La cour martiale l'avait innocenté, le 22 octobre 1790. Mieux, il avait été promu et avait reçu 500 guinées pour avoir ouvert la route de l'arbre à pain. Il faut dire que, dès son retour en Angleterre, Bligh avait publié sa « Relation de l'enlèvement du navire le Bounty », le récit très partial de ses déboires, pour se concilier l'opinion. Il décède en 1817 avec le titre d'amiral, après avoir été relevé de son poste de gouverneur de Nouvelle-Galle-du-Sud pour cruauté. Bligh, qui avait reçu le commandement du HMS Providencepour une seconde expédition visant à obtenir des plants d'arbre à pain, avait quitté l'Angleterre en août 1791 et n'assista donc pas à la cour martiale qui allait se tenir. Les quatre marins restés loyaux à Bligh sont acquittés. Les six accusés restants sont reconnus coupables de mutinerie et condamnés à mort. Trois d’entre eux sont graciés par le roi et les trois autres sont pendus à une vergue de bateau dans le port de Portsmouth le 28 octobre 1792.
Les suites.
Aujourd'hui, les Anglo-Saxons, passionnés par leur histoire maritime, ont progressé dans leurs recherches sur les péripéties du Bounty, et les sources de l'époque sont remises en cause. La version des faits relatés par Bligh dans les deux ouvrages (Relation de l'enlèvement du navire le Bounty et Voyage à la mer du Sud) qu'il a publiés en 1790 et 1792 ne suffit plus : ils n'avaient pour but que de se disculper. Les lettres du capitaine, griffonnées sur le vif et adressées à sa femme Besty depuis la chaloupe, quelques jours après la mutinerie, sont pourtant précieuses car elles témoignent de sa rancoeur envers le lieutenant Christian et ses compères. Mais elles sont aussi mensongères. Les mystérieuses lettres de Fletcher Christian publiées en 1796 à Londres sont des faux. Elles ont longtemps entretenu une légende : Christian ne serait pas mort à Pitcairn. Il serait retourné dans l'île de Man, entre le pays de Galles et l'Irlande. Il aurait plus tard été reconnu dans une rue de Londres par un camarade d'aventure. En revanche, la lecture de ces lettres est troublante de véracité en ce qui concerne la première partie du voyage du navire. Le vécu des scènes ne trompe pas : elles ne peuvent être que l'oeuvre d'un membre de l'équipage. La plaidoirie d'Aaron Graham, avocat des mutins retrouvés à Tahiti et traduits en cour martiale, est aussi riche d'enseignement. Elle souligne un point crucial : l'avocat, ne pouvant attaquer le capitaine Bligh sur son commandement, va le toucher sur sa vie privée, à savoir une prétendue relation homosexuelle avec Christian, qui aurait débuté lorsque Bligh avait fait embarquer son jeune ami à bord du « Britannia » . Christian finissait alors ses soirées dans la cabine de Bligh et, complètement ivre, s'endormait sur place... Devant les juges, Aaron Graham fit une démonstration quasi imparable. A ceci près, qu'il n'apporta aucune preuve d'une telle liaison.
Et voilà les quatre films :
1933 : In the wake of the Bounty, de Charles Chauvel, avec Mayne Lynton, Errol Flynn, Victor Gouriet.
1935 : Les révoltés du Bounty, de Frank Lloyd, avec James Cagney, David Niven, Charles Laughton.
1962 : Les revoltés du Bounty,De Lewis Milestone, Carol Reed, avec Marlon Brando, Trevor Howard, Richard Harris.
1984 : Le Bounty,de Roger Donaldson, avec Mel Gibson, Anthony Hopkins, Laurence Olivier.
Un petit extrait pour le plaisir
https://www.youtube.com/watch?v=j16skGgr5_Y
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Les-re--volte--s-du-Bounty--.pdf
[1]L'arbre à pain, Artocarpus incious, est un arbre qui peut atteindre 18 m de haut. Son fruit, constitué d'une belle chair blanche, assez volumineux, est comestible. On peut le faire bouillir, ou cuire au four, comme du pain...
[2]Un midshipman est un officier de marine en formation ou un officier du grade le plus bas, dans la Royal Navy.
Le sentier des larmes
LA PISTE DES LARMES : L'AUTRE ROUTE DE L'AMERIQUE
Lorsqu’on parle de route mythique aux Etats-Unis, bien entendu, vient tout de suite à l’esprit la route 66 (3945 kilomètres). Elle est l’icône de la nouvelle Amérique, unie et aventurière. Reliant Chicago à Los Angeles, elle a encouragé des milliers d’Américains à prendre la route pour explorer leur pays. Dénommée « The mother road », elle a nourri une littérature abondante. Citons parmi tant d’autres ouvrages :
- Jack Kerouac : « La route ». Dans lequel l’auteur adoptant un ton rythmé très « road-movie », y relate son périple à travers les États-Unis de New York à la Côte ouest, en compagnie de quelques autres icônes « Beat generation[1] » parmi lesquelles Allen Ginsberg, Neal Cassady ou William Burroughs que l'on reconnait facilement bien qu'ils ne soient jamais nommément cités, Kerouac préférant utiliser des noms d'emprunt.
- John Steinbeck : « Les raisins de la colère ». L’auteur y relate l'exil de la famille Joad, de pauvres métayers de l'Oklahoma, chassés sur la Route 66 par la Grande Dépression et les conditions climatiques extrêmes. Ils s'y retrouvent avec des milliers d'autres « Okies » en quête de l'Ouest, de Californie et de promesses de vie meilleure.
Aujourd’hui, elle a perdu de sa superbe, de grandes portions sont devenues impraticables. Elle survit grâce au tourisme et prendre la route 66, c’est plonger dans l’Amérique des années 50, dont certains endroits semblent s’être gelés à cette époque. C’est goûter à l’Amérique profonde de Kerouac, du Train sonnera trois fois…
Cependant, il existe une autre route moins connue, moins glorieuse. Et pour cause, elle appartient au côté sombre de l’histoire des Etats-Unis. Elle est moins longue (environ 1500 kilomètres), elle va de Charleston en Géorgie à Tahlequah en Oklahoma. Elle fut empruntée notamment par les Indiens Cherokee chassés de force en 1838 par les nouveaux maitres du continent. Entre 1838 et 1839, sans doute plus de quatre mille personnes ont périt au long de cette route qui a reçu en anglais le nom de « Trail of tears » et en Cherokee le nom de Nunna daul Isunyi, « La piste où ils ont pleuré ».
La dénomination " Piste des larmes" ne vient pas des pleurs versés par les Cherokees pendant leur marche sur la Piste, mais de la compassion ressentie par ceux qui les voyaient passer pour leur voyage vers "Indian Territory" et comment ils en étaient arrivés là? Quand ils voyaient la tragédie se dérouler devant eux, et comment le peuple Cherokee était traité, ils pleuraient pour eux.
Destinée manifeste et destinée fatale.
Nul ne nie aujourd’hui que les nations indiennes ont subi, au cours des XVIIIème et XIXème siècles, un véritable génocide. Souvent présenté comme le résultat d’un appétit toujours grandissant de terres, de la part des migrants venus en nombre de la « vieille Europe », il n’aurait peut-être pas eu lieu, s’il n’avait pas été soutenu par l’idée de la « destinée manifeste ». L’expression « Manifest Destiny » (littéralement « Destinée Manifeste » en anglais) a été employée pour la première fois par le journaliste John O’Sullivan en 1845 dans un article publié dans United States Magazine and Democratic Review. Dans cet essai, il plaidait en faveur de l’annexion du Texas par les États-Unis. Pour reprendre ses termes exacts : « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. ». Cette croyance en une mission particulière a eu d’importantes conséquences sur l’histoire du pays. Cette influence est en partie expliquée par le fait que l’idée, même si elle n’a été clairement formulée qu’en 1845, était déjà enracinée dans l’esprit des Puritains qui se sont installés aux États-Unis au XVIIème siècle. En effet, les habitants de la Nouvelle-Angleterre se voyaient comme les élus de Dieu. Par conséquent, ils pensaient avoir une mission providentielle : ils devaient construire un pays exemplaire. En conséquence, les Indiens, dont la civilisation était à des années lumières de celle des pères fondateurs étaient condamnés à s’adapter ou à disparaître. La « destinée manifeste » devenait, pour les Indiens, la destinée fatale. La route des larmes n’est qu’un épisode parmi tant d’autres de cette destinée fatale.
La nation Cherokee
Lorsqu’en mai 1830, le président Andrew Jackson promulgue le décret de déportation des Indiens à l’ouest du Mississippi, l’"Indian Removal Act". Les contacts entre les colons et les Cherokee sont déjà anciens. Vers la fin du XIXème siècle, la nation cherokee va prendre une autre voie. N’ayant pu résister aux assauts des Blancs et protéger son mode de vie, elle va s’engager sur "la voie de la Civilisation".
Grâce à leur travail, à leur habileté et à leur solidarité tribale, les Cherokees parviennent en une vingtaine d’années à un niveau de prospérité fort enviable. Ils fondent une capitale, New Echota, en souvenir de leur ville détruite.Nombre de Cherokees ont des fermes, de belles plantations qui excitent la jalousie de leurs voisins blancs. Sequoyah[2], invente un alphabet qui fait de la langue cherokee la première langue indienne écrite. Ils éditent un journal le "Tsalagi Phoenix" écrit en cherokee et en anglais. Ils ont des écoles où l’on travaille dans les deux langues. Ce sont les premières écoles mixtes d’Amérique. Beaucoup de Cherokees sont devenus chrétiens. Ils ont adopté les habitations, le vêtement, le mode de vie des Blancs. La tribu compte de nombreux métis qui, pour la plupart, possèdent la richesse et ont fait des études qui leur permettent de négocier avec les Blancs. Plusieurs centaines de Blancs mariés à des Cherokees vivent parmi eux.
Cependant, à partir de 1830, une vive pression s’exerce sur les Cherokees pour qu’ils partent, surtout depuis que de l’or a été découvert sur leur territoire. L’état de Georgie fait procéder à l’arpentage des terres cherokees qui doivent être attribuées aux colons par tirage au sort. La garde nationale de Georgie effectue des raids de terreur dans les villages cherokees. Le président Jackson répète que la seule solution pour les Indiens est l’exil. Profitant d’une division au sein du peuple Cherokee, le gouvernement des Etats-Unis parvient, en décembre 1835 à faire signer par une minorité le traité de New Echota par lequel la Nation Cherokee s’engageait à migrer.
La piste où ils ont pleuré.
En juillet 1838, le président Jackson ordonne l’expulsion des Cherokees par la force. Ceux qui avaient gardé leurs maisons et leurs champs en sont brutalement chassés. En attendant leur départ, des milliers d’Indiens sont parqués dans des enclos dans des conditions épouvantables. Des enfants sont capturés par la garde nationale pour obliger leurs parents à se rendre. Au début de l’automne, au nombre d’environ vingt mille, les Cherokees sont acheminés vers l’ouest par petits groupes. Avant de partir, ils embrassent les arbres qui entourent leurs demeures, comme des amis qu’ils ne reverront plus. Certains ont des chariots où l’on entasse enfants et bagages. La plupart vont à pied, poussés par les baïonnettes des soldats. Les habitants blancs des régions traversées se livrent à toutes sortes de violences sur les déportés, et les soldats ne font guère d’efforts pour les protéger. Bientôt le froid et la neige s’ajoutent à la maladie, à la faim et à l’épuisement. Les Indiens meurent par milliers le long de ce qu’ils appelleront la "Piste des Larmes". On estime qu’au moins un quart des Cherokees aura trouvé la mort pendant leur rassemblement et leur voyage vers le nouveau Territoire Indien.
Reconstitution et perte d’un nouveau territoire
Les Cherokees tentent de reconstituer leur vie et leur nation déchirée. Ils ont de bonnes terres dans l’est du Territoire Indien. L’état américain leur a versé d’importantes indemnités qui permettent aux métis instruits et influents de restaurer leurs belles propriétés. Les plus pauvres sont assurés d’une petite ferme.
Des Blancs de plus en plus nombreux s’installent sur les terres indiennes, amenés par le chemin de fer qui traverse le Territoire Indien. Des mines sont ouvertes, des villes surgissent. Dans les années 1880 la pression pour une ouverture aux Blancs du Territoire Indien devient irrésistible. En 1889, les terres cherokees sont réparties en lots individuels entre les membres de la tribu, en application de la loi Dawes, et ce qui reste est ouvert aux colons. C’est la première "ruée pour la terre" une course durant laquelle les colons s’efforcent de s’assurer les meilleurs lots. En 1890, le Territoire d’Oklahoma est constitué avec ces terres "ouvertes à la civilisation". La loi de Réorganisation Indienne de 1934 permet aux Cherokees de reconstituer un gouvernement autonome. Mais les territoires accaparés par les Blancs sont à jamais perdus. Les terres cherokees d’Oklahoma, qui n’ont pas le statut de réserve, sont cependant sous la protection du gouvernement fédéral (trust lands).
Il a fallu attendre décembre 2009 pour que le président des États-Unis, Barack Obama, signe une loi présentant des excuses officielles aux Amérindiens. Et encore ! La loi a été promulguée en catimini, ne faisant l'objet d'aucune déclaration publique ou conférence de presse. Si bien que ces excuses restent ignorées de la majorité des Américains.
Pourtant les Cherokees, dont la population s'élève à 300 000 individus, constituent la plus importante tribu amérindienne. De plus, nombre d'Américains ont des origines cherokees. C'était le cas d'Elvis Presley et de Jimi Hendrix, et aujourd'hui celui de Tina Turner, de Kevin Costner, de Johnny Depp, de Cameron Diaz ou encore de Quentin Tarantino.
Pour aller plus loin :
Un site consacré à la naissance des USA :
http://medarus.org/NM/NMTextes/nm_01_00_precol.htm
Sur le mythe de la destinée manifeste :
http://les-yeux-du-monde.fr/ressources/23764-le-mythe-de-la-destinee-manifeste
La piste des larmes a inspirée un épisode de la Jeunesse de Blueberry : Le sentier des larmes.
http://www.babelio.com/livres/Corteggiani-La-jeunesse-de-Blueberry-tome-17--Le-sentier-des-/101282
Bernard Vincent - Le sentier des larmes, le grand exil des indiens Cherokees-Éditeur : FLAMMARION (04/10/2002)
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[1] Outre un mouvement littéraire, la Beat Generation est avant tout un groupe d’amis avides d’anticonformisme et de révolte face à une société de consommation américaine qu’ils trouvent absurde.
[2] Sequoyah, également connu sous le nom de George Guess, Guest ou Gist, né vers 1767 et mort en juillet ou août 1843 est un orfèvre cherokee et inventeur de l'alphabet cherokee.
Le prix du pain : une cause de révolte
LES RÉVOLTES DU PAIN : QUAND LA HAUSSE DES PRIX ALIMENTAIRES NOURRIT LA RÉVOLTE DES VENTRES CREUX.
Dans les années 2007-2008, les émeutes de la faim sont venues nous rappeler que l’équilibre alimentaire mondial restait fragile. Au cours de ces deux années, une bonne partie de l’Afrique subsaharienne, le Maghreb, Haïti, deux pays de l’Asie du Sud-Est ont été secoués par des émeutes déclenchées par la hausse des produits alimentaires. Partout la réaction du pouvoir a été féroce. Au Cameroun, par exemple, quarante personnes ont trouvé la mort. Des révoltes similaires ont eu lieu en l’Europe occidentale jusqu’au milieu du XIXème siècle. Le Royaume de France puis la Révolution en subirent un nombre impressionnant. On en dénombre une par an entre 1709 et le début du consulat. Un épisode a particulièrement marqué le XVIIIème siècle finissant :
- La guerre des farines et 1775, en réaction à la libération du commerce des grains ;
Le libéralisme en accusation
« Il n’est plus douteux que l’introduction du système de liberté illimitée dans le commerce des grains n’ait été la cause principale des émeutes qui en 1775 troublèrent la tranquillité de Paris et de quelques provinces du royaume. Les économistes alors en crédit avaient été autorisés à faire imprimer et publier qu’il ne fallait ni approvisionnements, ni magasins publics dans les villes de grande populations ; ils étaient parvenus à faire proscrire comme abusives les mesures réglementaires dont la police de Paris faisait depuis longtemps un usage bon et paisible. Ils y avaient ainsi attiré une disette factice. Il est encore plus avéré maintenant que la révolte commencée au milieu de l’année 1789 en cette ville sous le faux prétexte qu’il n’y avait point de liberté en France, s’est rapidement propagée à la faveur d’une disette que l’on aurait pu prévenir »
Ces quelques lignes sont extraites des mémoires inachevées de Jean-Charles Pierre Lenoir, lieutenant général de police dans les années 1774-1775. Il est plus qu’un témoin, il est un acteur. Il est plus qu’opposé à la politique de Turgot[1]. Le lieutenant croyait plutôt au « juste prix »médiéval et en la responsabilité paternelle du roi vis-à-vis de ses sujets affamés. Son récit des émeutes s’oppose aux mémoires du temps et aux historiens qui y ont vu le résultat d’un complot des Anglais, des Jésuites ou de quelque autre ennemi de Turgot. Tout part de l’été 1774, une année de mauvaise récolte. Dans l’année qui suit, la « soudure » jusqu’à la récolte nouvelle est toujours difficile. De telles situations se sont déjà produites de nombreuses fois. En particulier lors de la grande disette des années 1692-1694. Mais, la situation des années 1770 se révèle bien différente. Aux troubles ruraux liés à la paupérisation de la société rurale, s’ajoutent les troubles urbains, la ville devenant un espace privilégié de la révolte populaire. D’autant que les années 1770 sont marquées par une détérioration de la vie des populations urbaines et un essor des contrastes sociaux. Les mécontentements se cumulent : mouvements salariaux, hausse des prix, émotions traditionnelles contre la faim et les « chertés ». La réglementation du commerce est assez stricte. Sauf, décision administrative, il est pratiquement impossible de transporter des céréales d’une province à l’autre. Si l'on en croit un mémoire de la fin du siècle, sur 32 provinces, 10 produisaient plus qu'elles ne consommaient, 10 suffisaient à peu près à leur subsistance, et 12 ne récoltaient presque pas de céréales. En libéral convaincu, Turgot pense qu’il suffit de libérer le commerce des grains de la réglementation ancienne, pour que chaque province reçoive de quoi nourrir sa population à un prix raisonnable. Mais, la disette va en décider autrement.
Le pays s’embrase
Dès le début du printemps 1775, les prix grimpent. L’intendant de Normandie s’alarme : « Le peuple, qui voit les marchés dépourvus de grains, en accuse la liberté… », écrit-il à Turgot, dont la réponse était venue comme la foudre : « Il n’y a pas lieu de tenir compte des murmures du peuple. Il faut qu’il comprenne, au contraire, que son opposition, ses mouvements et ses violences ne serviront qu’à faire prendre les mesures les plus efficaces pour le contenir. ». Le setier[2]de blé se vend vingt francs, le 31 mars, à Pontoise, ce qui porte le pain à vingt et un sous. Les prix de Pontoise influent sur ceux de Paris, à deux jours près, car le trafic des péniches sur l’Oise, puis sur la Seine, y répercute les tarifs du Nord, aggravés par le coût d’un transport supplémentaire. Du temps de l’abbé Terray, les gros stocks constitués autour de Paris permettaient au lieutenant de police d’amortir la hausse et de maintenir le pain des Parisiens entre huit et douze sous, par la distribution aux boulangers de farine (souvent de mauvaise qualité) taxée à prix artificiels. Mais Turgot, au nom de la liberté, a liquidé les stocks, en automne, au profit de l’Etat. Rien ne va pouvoir empêcher le pain de coûter vingt-quatre sous, courant avril, à Paris. C’est deux fois plus que le pouvoir d’achat de trois Parisiens sur cinq ne peut supporter. Partie de Dijon, l’émeute se répand vers Paris. Le virus de la révolte va suivre le cours des rivières, véhiculé par les péniches chargées d’un blé plus cher que l’or. En 17 jours, 180 conflits ont pu être recensés dans le Bassin. Ces manifestations de l'économie morale prennent trois formes distinctes :
- Dans les régions exportatrices, on constate des taxations populaires spontanées et des pillages plus ou moins organisés. Les émeutiers dénoncent les spéculations, contraignent les gros fermiers et les propriétaires à vendre leurs stocks sur le marché à un « juste prix », pillent éventuellement boulangeries et entrepôts, et affirment rétablir les principes de l'économie morale.
- Dans les villes, sont organisées de façon similaire des attaques des dépôts et de boulangeries.
- Enfin, se met en place une entrave des circuits de communication, fluviaux et routiers dans les régions de grande culture. Par réflexe élémentaire de survie plus que par acte de malveillance, les émeutiers entravent les transports de blé de telle ou telle province agricole vers d'autres provinces à plus haut pouvoir d'achat.
Les victimes sont généralement des marchands ou des fermiers, mais plus encore, les représentants directs du pouvoir. Les émeutes sont souvent dirigées contre les meuniers affairistes ou contre des conseillers aux parlements. Le 27 avril, le mouvement touche paradoxalement les grandes plaines de culture, pourtant les mieux pourvues en grains, dans un premier temps la Bourgogne de l'Ouest, puis de proche en proche, le Beauvaisis, et enfin la Beauce et la Brie. Les séditieux sont devant Versailles le 2, et, le 3 mai, la foule pille les boulangeries de Paris. Louis XVI se montre inquiet, car certains mots d'ordre et pamphlets mettent en cause son entourage. Les destructions furent en réalité fort limitées ; les principales cibles furent les barques qui transportaient les blés, alors envoyées par le fond.
Le retour à l’ordre.
L'ordre est rétabli par une double action du gouvernement :
- Répressive, par l'intervention de 25 000 soldats, 162 arrestations, et la pendaison de deux émeutiers (un perruquier de 28 ans et un compagnon gazier de 16 ans qui furent exécutés pour l'exemple en place de Grève).
- D'assistance aux populations par l'organisation d'un approvisionnement des provinces en difficulté ainsi que par obligations faites aux propriétaires de stocks de vendre leur produit aux prix imposés. Le roi multiplie les messages aux masses paysannes, en particulier par l'intermédiaire du clergé lors des prônes.
En vertu du décret royal du 11 mai, l’amnistie est promise à tous ceux qui retourneront dans leur village et restitueront en nature ou en valeur la marchandise dérobée. Tout ceci témoigne d’une intervention de l’État sur une échelle très importante. « La main invisible d’Adam Smith était devenue la main très visible de la loi martiale ».
Les suites.
En 1776 après s'être mis à dos tout ce qui comptait dans le royaume, le Parlement appuyé par les corporations, nouveaux imposés, les Fermiers généraux et les Princes de sang tels que Conti ainsi que la reine Marie Antoinette, fait remontrance par deux fois au roi d'une "telle politique". Sous la pression de cette coalition d'intérêt, Turgot est contraint de démissionner le 12 mai 1776. La monarchie et ses ministres attribuaient la persistance des émeutes de subsistance à l’ignorance populaire. Le peuple, prétendaient-ils, ne comprenait pas ses propres intérêts. Ainsi essayèrent-ils de le rééduquer. Chaque arrêt, chaque déclaration mettant en œuvre la politique de liberté du commerce, étaient accompagnés d’un discours sur les bienfaits de la nouvelle politique. Des justifications semblables accompagnaient les instructions aux intendants, subdélégués, officiers municipaux et parlements. La monarchie chargeait ses officiers d’instruire le peuple, de lui expliquer la liberté économique et de lui montrer ses propres intérêts. Même si le roi hésitait dans son engagement à la politique de liberté économique, il persista dans sa mission de rééducation. La déclaration de 1787, qui réaffirma la liberté du commerce, expliqua ainsi ses hésitations précédentes : « il n’est pas rare que les vérités politiques aient besoin de temps et de discussion pour arriver à maturité ».La déclaration concluait : « c’est maintenant qu’il faut fixer les principes ».Les discours et les baïonnettes étaient nécessaires pour remettre le peuple sur le bon chemin et lui montrer les vérités économiques et politiques.
Pour en savoir plus
https://www.cairn.info/revue-annales-2001-1-page-125.htm
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Turgot
Fils d'un prévôt des marchands de Paris, Jacques Turgot, né à Paris le 10 mai 1727, s'est orienté vers la magistrature. Exceptionnellement doué, il participe au mouvement philosophique et collabore à l'Encyclopédie. Les questions économiques retiennent son attention. Turgot n'est pas un simple théoricien. De 1761 à 1774, il met ses idées en pratique comme intendant de la généralité de Limoges. En remplaçant la corvée par une taxe en argent, en développant les routes et les canaux, en assurant la liberté des métiers et du commerce, il a modifié le visage d'une région qui était jusqu'alors une des plus pauvres du royaume. Devenu ministre des Finances, Turgot entend généraliser ces mesures à l'ensemble de la France. Dans sa Lettre au Roi du 24 août 1774, il écarte la banqueroute, les impôts nouveaux et les emprunts, et compte rétablir l'équilibre du budget par des économies. Pour améliorer le sort des paysans il envisage l'abolition de la dîme, le remplacement de la corvée par une contribution en argent et la création d'un impôt unique qui se substituerait à toutes les taxes. Il entend encore libérer l'industrie et le commerce par la suppression des corporations et des douanes intérieures. Il veut enfin instruire le peuple et initier les citoyens aux affaires publiques par l'élection d'assemblées appelées municipalités. Turgot ne pourra réaliser qu'une partie de son programme. Ses deux principales mesures donnent lieu à des mécomptes. La liberté du commerce des grains, décidée en septembre 1774, coïncide avec de mauvaises récoltes, renforce le renchérissement du pain, déclenche des émeutes, la " guerre des farines ". Quant à la suppression des corporations, trop radicale, elle bouleverse le marché du travail. Turgot se heurte alors à l'incompréhension populaire, à l'opposition des artisans et commerçants, à celle des parlements et des privilégiés, hostiles à l'égalité devant l'impôt. Louis XVI se décide, le 12 mai 1776, à sacrifier son ministre. Turgot mourra à Paris le 20 mars 1781.
[1] Voir encadré en fin d’article.
[2]Un setier = 12 boisseaux, soit 152 litres, attention la mesure peut être variable selon les Provinces
1816, l’année sans été.
1816, l’année sans été.
Étrangement, cette année-là n’a pas laissé beaucoup de traces dans nos manuels d’histoire. Pourtant, dans de nombreux pays, elle a été surnommée « l’année sans été ». Cet « été -là » a constitué le point de départ d’un désordre qui a duré jusqu’en 1818. Sécheresse, pluies, gel se sont succédés en dehors de toute logique de saison. Toute la planète a été affectée, les récoltes ont été détruites par le gel ou noyées par l’inondation. Des études, menées 150 ans après l’événement, ont imputé ce désordre climatique à la simple éruption d’un volcan indonésien, situé à des milliers de kilomètres des épidémies de choléra et des récoltes misérables qu’il avait provoquées. L’histoire et les images de l’éruption catastrophique du Vésuve, en l’an 79 de notre ère, ont capté les esprits depuis des centaines d’années. Pourquoi une telle popularité ? Il y a eu bien sûr la découverte et la mise au jour de la ville enfouie dans les cendres, qui a commencé au 18e siècle et qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Il y a aussi le fait que Pompéi a montré une ville arrêtée en pleine activité́ avec tout ce que cela comporte comme indications précieuses sur ce centre de villégiature pour personnes aisées, avec ses rouleaux de papyrus, ses fresques et ses cadavres momifiés. Et en plus, Pompéi a eu la « chance » d’avoir sur place un journaliste avant la lettre, le philosophe et naturaliste Pline l’Ancien, qui observait le phénomène dans la baie, parce qu’il était commandant de la flotte, et qu’il cherchait en vain à porter secours. Il a décrit la catastrophe jusqu’à ce qu’il meure étouffé. Et c’est son fils Pline le Jeune qui a continué́ et perpétué́ son œuvre.
Aucun de ces éléments n’était présent lors de l’éruption volcanique du mont Tambora. Cette éruption est bien plus récente que celle de Pompéi. Cette catastrophe historique, que le monde a ignorée, a profondément affecté l’hémisphère nord durant trois années.
L’explosion du mont Tambora.
Le mont Tambora est situé sur l’île de Sumbawa dans l’actuelle Indonésie. Dès 1812 des signes précurseurs apparaissent et une faible activité explosive est décrite, mais c’est au cours de l’année précédant le paroxysme que les choses s’accentuent : grondements et secousses sismiques. Le volcan s’éveille franchement dans la nuit du 5 au 6 avril 1815, peu avant minuit. De ce qui se passe alors il n’y a aucun témoignage visuel direct connu, tous les témoins ayant disparu. En revanche, on peut d’ores et déjà dire que cette première salve d’explosions est d’une très grande violence : à Yogyakarta, ville située dans le centre de l’île de Java et à plus de 800 km à vol d’oiseau, leur son retentit comme des coups de canon faisant croire à des attaques : des troupes sont alors mobilisées à Yogyakarta contre un adversaire imaginaire par le fraîchement nommé gouverneur Sir Raffles. Sur la côte des navires sont appareillés en pensant qu’un bateau est attaqué et qu’il faut lui porter secours !
Sir Raffles explique qu’après les premières chutes de cendres, au matin du 6 avril, la cause de ces coups de canon devient plus claire mais il attribue l’éruption à l’un des volcans de Java : Kelut, Bromo ou Merapi pense-t-il. Durant les cinq jours suivants, il ne se passe rien de marquant. Malgré tout inquiétée par ces coups de semonce, la population vivant autour de la montagne menaçante demande de l’aide auprès des autorités en poste à Bima, la ville principale de l’île de Sumbawa. On leur détache un homme, nommé Israel, qui arrive sur place le 9 avril. L’émissaire entre rapidement dans le vif du sujet. Il n’y survivra pas. Il est tué lors de la deuxième éruption qui se déclenche le lendemain. Celle-ci dure moins de trois heures mais libère une énergie phénoménale.
Selon le témoignage du raja, ou chef, de Sanggir, un village situé à 35 km du volcan, « vers sept heures du soir le 10 avril, trois colonnes de flammes éclatèrent près du sommet de la montagne Tambora (toutes apparemment à l’intérieur du cratère) et, après une ascension jusqu’à une très grande hauteur, leurs sommets se rejoignirent dans l’air d’une manière troublée et confuse ».
A son maximum, le nuage éruptif atteint, d’après des reconstitutions ultérieures, une altitude de 43 km. Une élévation qui n’a probablement été dépassée au cours de ces deux derniers millénaires que par le panache de l’éruption du Taupo en Nouvelle Zélande en 181 de notre ère et par celui du Samalas (voisin de Tambora) en 1257. Les volcans émettent notamment des cendres, du dioxyde de carbone (CO2) et du dioxyde de soufre (SO2) qui se transforme en fines particules de sulfates. Les chercheurs estiment que l'impact du CO2 émis par les volcans sur le climat a été négligeable depuis 1750, les volcans ayant injecté 100 fois moins de CO2 dans l'atmosphère que les activités humaines. En revanche, les particules de sulfate liées aux éruptions ont un effet significatif sur le climat. Certaines éruptions sont si puissantes qu'elles créent dans la basse stratosphère (25 km d'altitude environ) un véritable écran de sulfate qui accroît l'opacité de la haute atmosphère au rayonnement solaire. Ce phénomène est susceptible de refroidir le climat d'une grande partie de la planète pendant 1 à 3 ans.
Depuis celle du Tambora, plusieurs éruptions majeures ont eu un impact important sur le climat, notamment celles du Krakatoa (Indonésie, 1883), du Santa María (Guatemala, 1902), de l'Agung (Indonésie, 1963), d'El Chichón (Mexique, 1982) et du Pinatubo (Philippines, 1991). On estime que ce dernier a injecté 20 millions de tonnes de SO2 dans la stratosphère. Le volcan islandais Eyjafjallajökull en a émis 400 fois moins. Son explosion a provoqué de très importantes perturbations du trafic aérien européen en avril 2010. Mais l'écran de sulfate produit n'a cette fois pas atteint la stratosphère et n'a donc pas eu d'impact décelable sur le climat. Cantonnées dans les basses couches atmosphériques, les particules émises ont été lessivées en quelques jours par les nuages et les précipitations.
Un bilan impossible ?
Le bilan humain de cette éruption est le plus lourd connu pour ce type de phénomène naturel : les estimations faites à l'époque allaient déjà jusqu'à 10 000 personnes sur l'île de Sumbawa, tuées directement par l’activité : chute de bombes, étouffement sous les chutes de cendres ou sous les toits effondrés, tués par les écoulements des nuées ardentes. On peut parfois croiser, dans la littérature, le chiffre de 26 survivants seulement pour l'île de Sumbawa mais il vaut mieux le prendre avec des pincettes, un chiffre aussi précis est toujours un peu louche. Quoiqu'il en soit, rien que ce bilan direct fait froid dans le dos. Mais aujourd'hui les choses ont empiré : les estimations varient entre 70 000 et 90 000 victimes, en ajoutant les décès consécutifs aux maladies et à la famine qui ont suivi à la fois sur l'île de Sumbawa, l'île voisine de Lombok et même jusqu'à l'est de Java. Mais le dérèglement à l'échelle planétaire, avec une baisse des températures moyennes de 0,5 °C à 1 °C et de graves perturbations des précipitations saisonnières, s’avéra une catastrophe d'une plus grande ampleur encore pour les hommes des sociétés préindustrielles, y compris les économies relativement avancées de part et d'autre de l'Atlantique.
Un épisode qui a marqué les contemporains.
Ce dérèglement climatique n’est pas passé inaperçu, comme en témoigne ce petit tour du monde des témoignages.
Au Grand Bornant.
Le curé Jean-François Blanc, natif d’Abondance et prêtre au Grand-Bornand entre 1803 et 1826 a relaté dans ses écrits cette année exceptionnelle qu’il qualifie « de mauvaise saison, une des plus tristes et des plus rigoureuses saisons qu’on ait entendu parler ». L’hiver 1815-1816 a été remarquablement enneigé, si bien que mi-avril témoigne le prêtre « il y avait encore dix pieds de neige (3 mètres) au Chinaillon ». Une neige qui fit une première victime : l’église du village « trop caduque, ayant succombé sous le poids énorme des neiges de la saison ». Le printemps fut tardif, froid et pluvieux. Les intempéries rendirent difficile la construction du nouveau bâtiment qui débuta le 1er juin. « Comme l’ancienne église était trop petite, il a fallu creuser les fondations parmi les cadavres (le cimetière bordait l’ancienne église) dont plusieurs étaient encore tout entiers, un nombre d’autres à demi consumés seulement. Les fondations sont de neuf mètres de profondeur et pendant six semaines, on les vidait. Le lendemain, les fondations et tout le reste des fossés étaient pleins de terre et de cadavres éboulés entremêlés d’eau parce qu’il pleuvait sans relâche » témoigne le révérend Blanc. Les labours ont pu se faire en mai au village, mais à moyenne altitude, la neige n’est pas parvenue à fondre. Le prêtre note que « le 7 juillet on n’a pu monter le bétail dans aucune montagne… et c’est seulement le 1er août que l’on conduisit le bétail à la montagne des Annes ».
Dans la gazette de Lausanne.
L’été pourri de 1816 est largement évoqué par la « Gazette de Lausanne » de l’époque dont les comptes rendus décrivent bien l’ambiance de « fin du monde » qui règne alors dans une Europe à peine sortie des guerres napoléoniennes. Il pleut presque sans discontinuer en Suisse durant l’été 1816. La «belle saison» vient à peine de commencer que dans la Gazette de Lausanne datée du 21 juin 1816, on apprend que «le Rhin charrie sous les murs de Bâle des débris de maisons», que «l’Aar grossi a fait plusieurs invasions malheureuses», qu’une «partie du Fricktal a éprouvé des ravages affreux», que les «eaux ont dévasté les vignobles du canton de Schaffhouse», que la «belle vallée de l’Emme a souffert des désastres» et qu’une «immense nappe d’eau qui se prolonge jusqu’aux portes du Landeron semble réunir les lacs de Morat et de Neuchâtel». Le rédacteur du journal prend peu à peu conscience de l’étendue du problème. Le 12 juillet, il note ainsi que « cette calamité paraît presque générale, et tous les voyageurs attestent qu’elle se fait sentir en Turquie, en Hongrie, en Allemagne et dans toute l’Europe orientale ». Les cantons, Berne et Vaud en tête, suivis de Genève, commencent alors à prendre des mesures pour contrer la montée soudaine – et en grande partie spéculative – du prix des grains et l’exportation en grande quantité de ces denrées vers des pays étrangers. Ces derniers prennent d’ailleurs des mesures symétriques visant à casser les tentatives d’accaparement. Mais l’affaire se corse car des taches solaires sont visibles à l’œil nu. Ce que tout le monde ignore, toutefois, c’est que le fait que ces taches solaires, un phénomène naturel dû à l’activité magnétique de la surface de l’astre, soient visibles ont la même cause que le mauvais temps : l’éruption géante du volcan Tambora en Indonésie en avril 1815.
D’ailleurs, pour la même raison, de nombreux témoignages font état à cette époque de couchers et de levers du soleil d’un rouge sanglant typiques de la présence d’un brouillard sec (dry fog) tel qu’il se rencontre déjà périodiquement à Londres à cause de l’utilisation du charbon pour le chauffage.
La raison ne convainc cependant pas tout le monde et, dans la Gazette du 23 juillet, on apprend que « toutes les églises de Belgique étaient pleines d’un peuple timoré et inquiet. En Allemagne, il est des lieux où l’on a interrompu le travail et dédaigné les travaux journaliers. A Naples, un prêtre a annoncé de la chaire des dévastations effrayantes. A Paris, le 17 encore, des colporteurs vendaient un misérable écrit sous le titre de Détails sur la fin du monde et attiraient autour d’eux tout un peuple alarmé. Le seul point sur lequel on n’était pas d’accord était celui de savoir si ce serait le feu, l’eau ou quelque fragment détaché du Soleil qui terminerait les destins de la Terre.»
Le même jour, le rédacteur de la Gazette prend toutefois un malin plaisir à noter que la fin du monde n’a pas eu lieu et que, bien au contraire, cette date a enfin ramené le beau temps.
Émeutes à Manchester.
En mars 1817, plus de 10 000 personnes manifestèrent à Manchester ; en juin, l'autoproclamée « révolution de Pentrich » planifiait d'envahir et d'occuper Nottingham. L'armée fut appelée à la rescousse pour réprimer des troubles similaires en Écosse et au pays de Galles. Face à cette inflation de crimes et de révoltes, les prisons provinciales du royaume entier furent vite pleines à craquer, des dizaines d'émeutiers furent pendus ou déportés.
Disette au Québec
Sur tout le territoire du Bas-Canada, l’on constate une chute dramatique des températures. En fait, on rapporte des gelées pendant toute l’année 1816. L’angoisse s’empare de la population.
À Québec, la ville capitale du pays, on signale une très forte tempête de neige au début de juin, qui laisse les calèches embourbées jusqu’aux essieux. Dans la Beauce, les habitants déconcertés remontent les poêles qu’ils avaient remisés pour la belle saison et ressortent les traînes à bois de chauffage. Les habitants de Rivière-Ouelle se plaignent d’avoir perdu leurs moissons par l’inconstance des temps et le renversement des saisons. À Saint-Jean-Port-Joli, les cultivateurs parviennent à obtenir une récolte malgré les aléas de la température, mais ils mesurent l’ampleur du désastre au moment de battre les grains, qui sont de très mauvaise qualité en raison des gelées. À Saint-André, dans le Bas-Saint-Laurent, le tiers de la population manque de pain pour survivre.
Une tragédie pour les pauvres.
Ces années de famine, de maladie et d'errance, touchèrent pour l'essentiel les pauvres, qui n'ont guère laissé de traces de leurs souffrances. Pour la majorité des classes moyennes et supérieures, les bouleversements sociaux et économiques de ces années n'ont représenté que des désagréments mineurs. Contrairement aux classes populaires, en grande partie analphabètes, ces Européens aisés ont laissé derrière eux une profusion de témoignages. A ne considérer que ces derniers, on peut donc avoir l'impression trompeuse que ces années n'ont pas été si exceptionnelles. Il faut examiner attentivement leurs écrits pour débusquer des indices sur le sort des personnes déplacées, faméliques, malades et qui mouraient par milliers. Le pire de 1816, 1817 et 1818 s'est déroulé de manière aussi silencieuse que déchirante, dans l'immense arrière-pays du monde. C'est un fait bien connu de l'histoire sociale : une crise de subsistance favorise la violence et les soulèvements politiques, alors que la véritable famine se déroule dans un silence de plomb. Genève, connut des émeutes de la faim, mais jamais de famine. Tandis que, dans les campagnes d'Europe, d'Asie et de certaines parties de l'Amérique du Nord, des populations désespérées ont pris la route en laissant derrière elles tous leurs biens. Le silence de mort du désastre ne fut troublé que par les pas de ces millions de va-nu-pieds.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-economique-2014-2-page-86.htm
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Clipperton notre futur eldorado
La question peut paraître saugrenue pourtant, en avril 1982, Margareth Thatcher s’est engagée dans la guerre des Malouines, ces poussières de l’Empire britannique, qui a provoqué la bagatelle de neuf cents morts. Disons le tout de suite, l’enjeu n’était pas le même. Les Malouines est un ensemble (y compris l’ile Sandwich[1]) dont les iles recouvrent plus de 12 000 km2 (l’équivalent de l’Irlande du nord) alors que l’îlot de Clipperton, notre unique possession dans le Pacifique nord ne dépasse pas l’imposante superficie de 1, 7 km2. Mais, son histoire a été mouvementée et si un jour l’Etat mexicain revendiquait le territoire faudrait-il « mourir pour Clipperton » ?
Mais c’est où Clipperton ?
Bon, Thomas Pesquet n’a pas jugé utile de nous en envoyer des images vues de l’espace. Donc une carte vous permettra de situer tout de suite ce paradis.
L’ile de la Passion est le nom que reçu l’ilot lors de sa découverte le vendredi saint 3 avril 1711 par les Français Mathieu Martin de Chassiron et Michel Dubocage, commandant respectivement les frégates la Princesse et la Découverte, qui en dressèrent la première carte. Le nom de l'île de Clipperton lui vient du flibustier et naturaliste anglais John Clipperton (ou Clippington) qui, pour certains, aurait croisé au large de cette île, et, pour d'autres, y aurait même débarqué en 1704 après avoir fait sécession et quitté l'expédition de William Dampier. Bien qu'aucune trace écrite de son passage n'ait été retrouvée, l'histoire retint le nom de l'île de Clipperton sans que l'on sache vraiment pourquoi, peut-être à cause d'une légende de trésor. Pour qui recherche la solitude, Clipperton est le lieu parfait. Pensez donc, il se situe à 1 280 kilomètres de la première côte continentale, Acapulco au Mexique, et à 945 kilomètres de la première terre, celle de la petite île de Socorro de l’archipel mexicain des Revillagigedo au nord, tandis que Nuku Hiva, aux îles Marquises, terre française la plus proche, est à 4 018 kilomètres au sud-ouest. L’archipel de Hawaii est à 4 930 kilomètres.
Mais que trouve-t-on à Clipperton ?
N’allez pas imaginer de longues plages de sable fin, bordées d’une mer bleu azur. Non, situé à 13 000 km du parvis de Notre Dame, l’îlot se présente comme un gros beignet avec à la place du trou, une étendue d’eau croupissante et acide, un atoll mort, fosse septique géante pour les oiseaux et notamment une colonie de fous masqués estimée à plus de 110 000 individus. C’est le seul lagon d’eau douce au monde entouré d’une bande de sable de 360 mètres au point le plus large et de seulement une petite quarantaine de mètres au plus étroit. Une poussière de France, mais qui pèse bien plus que ce que représente sa superficie. Ce petit point au milieu de l’océan assure à l’hexagone une zone économique (ZEE) exclusive de 440 000 kilomètres carrés. Par comparaison, celle de la France métropolitaine avec ses trois façades maritimes, Corse incluse, ne représente que 345 000 kilomètres carrés. Une étendue maritime d’autant plus intéressante qu’elle est une des plus riches du monde en thons et ses fonds marins recèlent d’importantes quantités de nodules polymétalliques.
Une histoire mouvementée.
Clipperton dans le giron français.
Jusqu’au milieu du XIXème siècle, Clipperton n’intéresse pas grand monde. En 1858, l’Etat français se souvient brutalement de la découverte de Mathieu Martin de Chassiron et Michel Dubocage. Même si les réserves de phosphate ont pu tenter un moment quelques spéculateurs, c’est la situation stratégique de l’îlot qui intéresse nos autorités. Sa position face à l'isthme de Panama pourrait s’avérer extrêmement utile dans la perspective d'un percement futur du canal. Pendant que Ferdinand de Lesseps s’épuise à creuser une tranchée impossible, il ne se passe rien à Clipperton.
Les Mexicains s’installent.
Si le phosphate n’a pas aiguisé les intérêts, il n’en est pas de même du guano[2]. En 1895, sans rien demander, ni aux Mexicains, ni aux Français, la compagnie américaine «Pacific islands company» s’y installe pour y exploiter le guano qui s’y trouve en quantités. Elle émet même des timbres à son propre nom. Voyant cela, les Mexicains qui considèrent que la proximité de cette île avec leurs côtes leur confère un droit de propriété, y reprennent pied. Ils confortent la concession accordée aux Américains tout en décidant de bien marquer leur emprise sur ce caillou. Et pour ce faire, au tout début du nouveau siècle, en 1907, le président mexicain, le général Porfirio Diaz, y dépêche une petite troupe d’une dizaine de soldats et leurs femmes placés sous les ordres du capitaine Ramon Arnaud, descendant d’une famille française. Cette colonie a pris soin d’apporter avec elles des cochons destinés à débarrasser l’île des myriades de crabes qui tapissent la grève, la marine mexicaine devant venir les ravitailler environ tous les quatre mois.
Les oubliés de Clipperton.
Bien décidé à ne pas abandonner ses droits sur l’îlot, l’Etat français demande, en 1909, un arbitrage international. Arbitrage, qui n’a été rendu qu’en 1931, pour cause de première guerre mondiale et qui confirme l’appartenance de l’ilot à la France. Pendant que les diplomates palabraient, Clipperton allait vivre un véritable cauchemar. Car, dans la période de trouble que connaît alors le Mexique où les coups d’états succèdent aux putschs et où la durée de vie des gouvernements est plus que limitée, plus personne ne se soucie vraiment du devenir de l’atoll perdu. En décembre 1913, le capitaine Ramon Arnaud reçoit enfin ses ordres. Le Mexique ne veut pas abandonner Clipperton et une troupe doit y être maintenue au cas où les Français seraient tentés de faire valoir leurs droits par la force. En janvier 1914, il reprend donc pied sur l’atoll avec 11 nouveaux soldats destinés à relever le précédent contingent. Mais, au mois de février, un ouragan balaye l’île, détruisant les petits potagers que la colonie a mis des années à faire croître. La tempête a également détruit un navire et une douzaine de rescapés de ce naufrage rejoint l’île où la petite colonie vit déjà dans des conditions de grande précarité. Face à cet afflux de nouvelles bouches à nourrir, le capitaine Arnaud ne peut compter que sur l’arrivée du bateau de ravitaillement prévue en mai. Mais, les mois passent sans qu’aucun navire ne se profile à l’horizon.
Les tensions montent entre le groupe de naufragés et la petite colonie. Aussi le chef des naufragés décide d’envoyer quatre de ses meilleurs marins chercher du secours au Mexique dans un canot de fortune. Seuls trois d’entre eux parviennent à atteindre Acapulco après dix-sept jours de traversée en haute mer.
A la fin du mois de Juin, l’USS Cleveland vient enfin mouiller au large de Clipperton. Les derniers naufragés embarquent aussitôt à bord du navire de guerre américain. Son capitaine propose à Ramon Arnaud de le ramener également, lui et sa famille. Mais, mis au courant par le capitaine américain des troubles, qui secouent son pays et de l’occupation par les troupes US du port de Veracruz, Ramon Arnaud refuse alors de prendre pied sur le pont d’un navire ennemi. Il restera sur l’île avec ses onze hommes, plus les femmes et les enfants. Pour les derniers habitants de Clipperton, la situation va rapidement se dégrader. Le scorbut commence à faire des ravages dans leurs rangs. En mai 1915, ils ne sont plus qu’une poignée: le capitaine, sa femme, leurs trois enfants et une domestique, un lieutenant et son épouse, trois veuves de soldat et trois enfants orphelins, plus un homme du rang moribond, un certain Victoriano Alvarez. Un jour voyant passer un navire près de l’île, les deux militaires mettent un radeau à la mer pour tenter de le rattraper. Ils périront dans cette tentative.
Les six femmes et les huit enfants s’organisent pour survivre. Mais une nouvelle épreuve les attend. Victoriano Alvarez se remet de sa maladie. Comprenant qu’il est désormais le seul homme en ce lieu, il s’autoproclame roi de Clipperton et fait des femmes et des enfants ses sujets, et surtout ses esclaves sexuels… Deux des femmes succomberont au traitement d’Alvarez. En 1917, après deux années de martyr, les quatre autres réussiront à tuer leur bourreau.
A peu près à la même époque, le Yorktown, chargée d’une mission d’inspection afin de vérifier que des Allemands ne sont pas installés sur cette île, vient jeter l’ancre à Clipperton. A défaut d’Allemands, ils y trouveront ces Robinsons habillés de grossières toiles de jute. La tragique épopée des «oubliés de Clipperton» prend fin.
Epilogue et avenir.
L’île officiellement reconnue comme française en 1931 ne connaîtra plus d’autres tentatives d’établissement durable. Durant la Seconde guerre mondiale, les Américains
se souviennent de l’existence de cet atoll. Ils construisent une piste d’aviation sommaire et surtout se servent des plages comme entrepôts de munitions qui, en 2016, s’y trouvent encore, avec des monceaux d’autres déchets rejetés par les vagues.
En 1966, les autorités françaises se rappellent, à leur tour, qu’elles sont les heureuses propriétaires de ce petit coin de paradis. Elles y installent alors le camp Bougainville pour abriter une petite mission scientifique chargée de vérifier que les retombées des essais nucléaires français opérés alors à l’air libre sur l’atoll de Mururoa, n’atteignent pas les côtes américaines. Histoire de rassurer Washington qui ne voyait pas d’un très bon œil les explosions françaises dans le Pacifique. Cette mission restera opérationnelle jusqu’en 1969. Les Français plient alors bagages laissant l’île de la Passion se transformer en «club Med» pour fous masqués et rats.
Cependant tout espoir n’est pas perdu. En 2015, un député tarbais, Philippe Foliot, s’est pris de passion pour cet ilot et après une visite sur place, il préconise la création d’une base scientifique. Un investissement de 15 à 20 millions d'€ dont le fonctionnement (2 à 3 millions / an) serait financé par la vente des licences de pêche. Pour le député, qui propose de créer une base «écologique» de 6 à 12 personnes, les sujets d'études sont nombreux : les fonds marins, le climat, la surveillance de la qualité de l'air, etc. Cette présence permanente de scientifiques et d'un ou deux gendarmes serait calquée, à une échelle plus modeste, sur ce qui se fait dans les Terres australes françaises (Kerguelen) qui possèdent leur propre administration. «Si on ne fait rien et qu'un jour un gouvernement populiste arrive au pouvoir au Mexique, on risque de perdre cette terre.»
Peut-être qu’alors on ne pourra pas refuser de «mourir pour Clipperton ».
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Quelques liens utiles ..
http://www.clipperton.fr/galerie-photos/
http://clipperton.cpom.fr/?page_id=385
Sans oublier le livre :
https://www.babelio.com/livres/Lime-Le-Roi-de-Clipperton/320958
[1] Sa perte aurait chagriné fort nos amis Britanniques.
[2] Le guano, à prononcer [gwano], provenant du quechua wanu, est une substance fertilisante composée d'excréments d'oiseaux marins et de chauves-souris. Il peut être utilisé en tant qu’engrais très efficace, en vertu de sa grande concentration en composés azotés. Les sols manquant de matières organiques peuvent alors être rendus bien plus productifs.