Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Evénements et lieux singuliers


Premier septembre 1923, le grand séisme japonais.

 f431e2451ab3443c88e7619b34402b8f.jpg

 

A 11 h 58, le 1er septembre 1923, en ce jour de rentrée scolaire, la terre tremble à Tokyo et dans toute la région du Kanto autour de la capitale japonaise. Le séisme est particulièrement violent. Il atteint 7,9 sur l’échelle de Richter. Les sismographes s'affolent. Au Japon, les tremblements de terre sont nombreux et Tokyo, la capitale, coincée entre deux failles tectoniques, n’échappe pas à la règle. Pour ne parler que de l’époque moderne, Edo, nom ancien de Tokyo, subit des dégâts considérables lors des séismes du 1er juin 1615, du 14 mai 1647, du 21 juin 1649, du 23 novembre 1703 ou encore du 2 octobre 1855. Au total, 114 secousses ont été ressenties ce jour-là. Rien que dans la capitale, 187 incendies majeurs se sont déclarés, enveloppant rapidement la métropole de flammes et réduisant en cendres les habitations, les installations industrielles et les infrastructures publiques. Une estimation récente porte le nombre de morts et de disparus à 105 000. 

 

Des morts innombrables, des dégâts considérables. 

 

A l’époque, Tokyo, et en particulier les quartiers marchands et ouvriers situés à l’est du palais impérial et sur les deux rives du fleuve Sumida, étaient densément construits avec des maisons en bois, et comme le tremblement de terre a frappé juste avant midi, de nombreuses familles utilisaient le feu pour préparer les repas. 

Un témoin français était là, l’ambassadeur Paul Claudel. « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome. [...] Sous nos pieds un grondement souterrain [...] un choc, encore un autre choc, terrible, puis l’immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »

Il a été rapporté que 136 incendies ont démarré dans ces quartiers et se sont rapidement étendus à une vaste zone en raison des vents soufflant dans la région de Kanto à cause d’un typhon qui, à ce moment-là, se déplaçait vers le nord.

Cette tempête de feu, de la taille d’une ville, a produit à son tour un gigantesque tourbillon qui, le 3 septembre, a tué 38 000 personnes réfugiées au sein d’un dépôt de vêtements de l’armée dans l’ancien arrondissement de Honjô (site de l’actuel Mémorial du tremblement de terre dans le parc Yokoamichô). Certaines d’entre elles auraient été soufflées par ce vent brûlant jusqu’à Ichikawa, à environ 15 kilomètres de là. Le bilan est terrible. Tokyo est rasée à 70 % et Yokohama à 85 %. La région, qui compte alors 8 millions d'habitants, est hébétée. Plus de 3,4 millions de bâtiments sont détruits ou endommagés dans tout le Kanto. Nombre d’habitants se jettent dans les rivières, les canaux ou les étangs pour échapper au feu et meurent ébouillantés par l'eau qui entre en ébullition sous l'effet de la chaleur. Des colonnes de feu projettent des personnes à plusieurs dizaines de mètres en l'air. La ville brûle encore le 3 septembre. Dans la « ville basse » de Tokyo, les arrondissements de Nihonbashi, Kanda, Asakusa, Honjo sont entièrement rasés par le feu. Dans les rares refuges, les habitants s'entassent au mieux avec leurs effets pris à la hâte mais des escarbilles de feu poussées par le vent embrasent les vêtements des réfugiés qui succombent à leur tour. Le désastre peut s'expliquer par la densité urbaine, les maisons en bois et les sols en paille, l'inexistence de zones coupe-feu et l'absence de planification urbaine. Parmi les bâtiments endommagés, on compte ceux du gouvernement tels que le ministère des Finances, de l’Éducation, et le département de la police métropolitaine. D’autres lieux ont été détruits par le feu, notamment des installations éducatives, culturelles et commerciales telles que l’Université impériale de Tôkyô, le Théâtre impérial et le grand magasin Mitsukoshi, à Nihonbashi. Cependant, la plus grande perte fut le Ryôunkaku (littéralement la Tour surpassant les nuages), un gratte-ciel de style occidental de 68,58 mètres de haut qui était à l’époque l’attraction la plus populaire de la capitale. L’Asakusa Jûnikai (Asakusa de 12 étages), comme on l’appelait affectueusement, avait été construit en 1890 dans le quartier d’Asakusa et abritait le premier ascenseur électrique du pays et 46 boutiques vendant les dernières merveilles technologiques du monde entier. Le tremblement de terre a détruit les étages supérieurs et endommagé la tour de manière considérable, si bien qu’elle a dû être démolie le 23 septembre. Le prince héritier Hiro-Hito fut pressé de se mettre à l’abri dans les fondations de béton du palais impérial.

 

Ruines et pogroms

 

Au moment de la catastrophe, le Japon se retrouvait sans gouvernement : l’amiral Kato, Premier ministre,  mort le 24 août et n’avait pas encore été remplacé. Dans l’urgence, Hiro-Hito réunit un nouveau cabinet qui décréta la loi martiale et le couvre-feu.

 

Des ordonnances impériales imposaient des peines sévères à ceux qui aggraveraient l’insécurité ainsi qu’à ceux qui répandraient de fausses rumeurs. Il n’y eut presque pas de problèmes de ravitaillement : le riz arriva rapidement et la hausse des prix put être limitée à 15%. En revanche, impuissants à expliquer la tragédie, les Japonais cherchèrent des boucs émissaires. Les Coréens furent tout désignés. Selon plusieurs rapports de témoins japonais, à partir de la nuit du 2 septembre, des policiers de Yokohama, Kanagawa et Tokyo ont commencé à faire savoir aux habitants qu'il était permis de tuer des Coréens. Certains donnaient ces consignes au conditionnel, comme tuer les Coréens s'ils résistaient à leur arrestation, mais d'autres étaient plus directs : « tuez tous les Coréens qui entrent dans le quartier » ou « tuez tous les Coréens que vous trouvez ». Dans le même temps, des policiers ont participé activement à propager des rumeurs accusant les Coréens d'être responsables de nombreux crimes et poussant les Japonais à utiliser la violence pour se défendre. A partir du 3 septembre, des milices populaires patrouillent dans les rues pour appréhender les empoisonneurs. Équipées de crocs à incendie, de couteaux de cuisine et de pieux en bambou, elles arrêtent les Coréens et se livrent à de véritables pogroms. On estime qu'à cette occasion 6 000 Coréens et peut-être 300 Chinois sont exécutés dans des conditions atroces. Parfois directement par la police. Derrière ce déchaînement xénophobe se lit la crainte, dans les milieux populaires, de la concurrence, sur le marché du travail, de ces travailleurs coréens misérables. Le célèbre militant anarchiste Osugi Sakae (1885-1923), sa compagne, la féministe Ito Noe (1895-1923), ainsi que leur jeune neveu de 7 ans sont arrêtés par un lieutenant de la police militaire le 16 septembre et étranglés dans un commissariat. Arrêté à son tour, le lieutenant est condamné à dix ans de réclusion et libéré au bout de trois ans. En tout, une dizaine de militants syndicalistes et socialistes sont décapités dans les locaux de la police. Selon les meurtriers, il s'agit de prévenir un coup d'État factieux des forces d'opposition susceptibles de s'emparer du pouvoir à la faveur des événements.

Tokyo et son agglomération sont plongées dans le chaos. Le gaz et l'électricité sont coupés. Le tout-à-l'égout et les transports en commun ne fonctionnent plus et les rues sont obstruées par des débris et des corps calcinés. Rassemblée sur les places devant le palais impérial ou dans les parcs de la ville, la population survit dans des conditions lamentables, la promiscuité et le manque d'hygiène. Pourtant, peu à peu, les gens reviennent là où ils habitaient et se mettent à construire des baraques pour s'abriter.

 

Reconstruction et modernisation. 

 

Charles Schencking, historien du Japon moderne à l’université de Hong Kong, a étudié la catastrophe et ses implications plus larges. Dans The Great Kanto Earthquake and the Chimera of National Reconstruction in Japan (2013), il identifie deux récits principaux qui ont été amplifiés par le tremblement de terre. Le premier considère la catastrophe comme une “punition divine” contre le luxe et la surconsommation du pays ; le second voit l’événement comme une occasion de reconstruire la capitale en tant que ville moderne de classe mondiale. Le gouvernement mit un point d’honneur à reconstruire Tokyo en dépit des conseils pressants de transporter ailleurs la capitale. La catastrophe stimule urbanistes et architectes, qui produisent dans les grandes revues de l'époque des articles avec des plans de reconstruction de la ville incluant mesures antisismiques et anti-incendies. Le gouvernement fait appel à Goto Shinpei, nouvellement nommé ministre de l'Intérieur, pour coordonner la reconstruction en lien avec les autorités municipales. Proposant un plan ambitieux, Goto fait appel aux meilleurs ingénieurs pour percer de nouvelles avenues élargies ainsi que des voies circulaires, pour construire des ponts résistant aux séismes et créer des parcs au milieu de la ville. A côté de chaque école, un espace est ouvert servant de cour de récréation, de terrain de sport et de zone de refuge. Mais il faut indemniser les nombreux propriétaires expropriés. Très vite, le plan de Goto est revu à la baisse par les autorités, inquiètes des dépenses à prévoir, tandis que des associations de commerçants s'opposent aux modifications prévues. Dans l'urgence et au milieu des baraques, les commerçants ont en effet repris leurs activités et ne veulent pas être déplacés. Certains crient au « nouveau séisme ». Ailleurs, des locataires dont les maisons ont brûlé reconstruisent des abris sur place mais refusent de payer les loyers aux propriétaires des terrains qui les exigent ; ce qui engendre de violentes oppositions dans les mois et les années qui suivent. Goto parvient cependant à construire les premiers habitats à loyer modéré « en dur », capables de résister aux incendies, et accélère la création de la TSF, avec la naissance de la chaîne publique NHK, dont on espère qu'elle puisse lutter contre les rumeurs imbéciles en fournissant des informations fiables et vérifiées. Parmi les réalisations du projet bien visibles encore aujourd’hui à Tokyo, on compte par exemple son réseau routier. Pour aborder cette question, Goto Shinpei s’est inspiré du remodelage de Paris effectué par le baron Haussmann. Il a fortement insisté sur la nécessité d’avoir à la fois des routes s’étendant radialement à partir du centre de la ville, et un périphérique. Bien que ce projet ait été finalement revu à la baisse, beaucoup a été fait pour améliorer la situation. Les exemples typiques qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont la Shôwa-dôri, l’axe nord-sud de la ville, et Taishô-dôri (aujourd’hui connu sous le nom de Yasukuni-dôri) qui traverse la capitale dans le sens de la longueur. Meiji-dôri a également été créée pour servir de base à un périphérique. Au total, 22 artères ont été construites, tandis que le pavage des routes et la séparation des trottoirs et des chaussées ont progressé dans toute la ville.

 

La fin de l’âge d’or ?

 

Aujourd’hui le Japon est un des pays les plus avancés en matière de recherche fondamentale et de norme antisismique. Le 1er septembre, anniversaire du grand tremblement de terre, est devenu la « journée de prévention des catastrophes » et l’occasion d’exercices à l’échelle nationale. La mairie de chaque quartier indique aux habitants les lieux de refuge et encourage à se munir d’un sac d’urgence que l’on trouve dans tous les grands magasins. Le tremblement de terre de Kobé en 1995 avec ses 5 000 morts et ses 100 000 bâtiments détruits a cependant révélé des carences que les autorités s’efforcent de corriger.

 

En matière économique, le chômage qui toucha 100 000 ouvriers fut la conséquence la plus immédiate de la catastrophe de 1923. Au total, celle-ci coûta au Japon environ 52 milliards de dollars au taux actuel, soit 40 % de son PNB. Avec la grave crise économique qui frappa le pays en 1927, suivie de la grande dépression de 1929, on peut dire que le Grand Séisme du Kanto eut un effet décisif sur l’histoire du pays : l’aventure impérialiste et, finalement, le désastre d’Hiroshima et de Nagasaki ne furent-ils pas l’une des conséquences indirectes de cet effondrement économique de l’entre-deux-guerres ? Cette catastrophe naturelle marque en tout cas pour le pays la fin de « l’âge d’or » et l’entrée dans « la vallée noire ». 

 

En savoir plus :

 

- Akira Yoshimura, Le grand tremblement de terre du Kantô, Actes Sud, 2010 (ISBN 978-2-7427-9004-3)

- Noël F. Busch, Midi moins deux, traduit de l'anglais (Two Minutes To Noon) par Suzanne Flour, Paris, Colbert, 1963

 

 

Le témoignage d’un Coréen rescapé :

 

https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1999_num_21_1_1632

 

Cliquez ici pour télécharger l'article:

Premier-septembre-1923.pdf


31/01/2024
0 Poster un commentaire

Jamestone : grandeur et décadence

1563355336_capturepocahontas.jpg

La ville disparue de Pocahontas

 

En 1698, la capitale de la Virginie fut transférée de Jamestown à Williamsburg. Lorsque ce transfert intervient Jamestown a perdu l’essentielle de sa splendeur. La révolte de Nathaniel Bacon en 1676, lui a porté un coup fatal. Jamestown a vécu un siècle et pourtant, elle est un concentré de l’histoire américaine, réelle ou fantasmée. Elle est le lieu où s’installa la première colonie anglaise permanente et celui de l’apprentissage de la démocratie. Elle fut aussi celui qui accueillit les premiers esclaves noirs en 1619. Enfin, c’est ici également, qu’en 1614, Pocahontas, princesse indienne, épousa John Rolfe, un homme d'affaires londonien, créant ainsi le mythe du métissage « en douceur » repris plus tard par les studios Disney et bien d’autres studios de cinéma.  

 

Les débuts difficiles de la colonie.

 

En décembre 1606, trois navires, le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery quittent Londres pour l’Amérique dans l’indifférence générale. L’expédition est financée par la Compagnie de Virginie. L’aventure commerciale s’inscrit dans un projet colonial. Il s’agit pour l’Angleterre d’imposer sa présence en Amérique et de rattraper son retard face aux Espagnols et aux Français, après l’échec de la colonisation de la baie de Chesapeake en 1584. Conformément aux termes de la charte de la Compagnie, les 104 membres de l’expédition se dirigent vers les terres « actuellement non en possession de princes et de peuples chrétiens » situées entre les 34e et 41e degrés de latitude nord, c’est-à-dire entre les actuels Cape Fear (Caroline du Nord) et New York. Le 26 avril 1607, ils atteignent les eaux de la baie de Chesapeake et fondent un établissement sur une île baignée par la rivière James. Il le baptise Jamestown en l’honneur du roi. Ce n’est cependant qu’un village qui vit sous la menace permanente des Indiens Powhatan. Le site était trop pauvre et isolé pour pratiquer l'agriculture. En plus de l'environnement marécageux, les colons sont arrivés trop tard durant l'année pour planter et obtenir des récoltes. L'endroit stratégique offrait toutefois une bonne visibilité ainsi qu’une profondeur d'eau nécessaire pour que les bateaux puissent se rapprocher suffisamment de la terre. Le 26 mai de la même année, les Amérindiens du coin, les Paspegh, attaquèrent les colons, tuèrent une personne et en blessèrent onze autres. Le site paraissait très sympathique sous les couleurs du printemps de la Virginie mais les premières déconvenues survinrent avec l'été, ses chaleurs écrasantes et ses nuages d'insectes surgis des marécages environnants.  Les colons n’étaient pas préparés à affronter les privations, le manque de tout et la rudesse de leur nouvel environnement. Une bonne partie de la centaine des colons fondateurs de cette colonie était composée d'hommes bien placés dans la société, des gentilshommes qui n’étaient pas habitués au travail manuel et qui répugnèrent à défricher et à labourer la terre de leurs mains. Pour ne pas mourir de faim, les Indiens conciliants et pacifiques au départ, les Powhatans, leur apportèrent de la nourriture et leur montrèrent comment s’occuper des récoltes. Cependant, des disputes éclatèrent et la colonie tomba dans le chaos. Le capitaine John Smith (1580-1631), nommé par la compagnie Virginia, prit le contrôle de la situation. Il était l'un des seuls hommes blancs de Jamestown à pouvoir négocier pacifiquement avec les Indiens pour obtenir de la nourriture et des fournitures. Il a toujours pensé que l'établissement de relations diplomatiques pacifiques avec les Amérindiens locaux était la seule façon pour son peuple de survivre aux durs hivers. Il a finalement rencontré Powhatan, le chef de la Confédération qui est le nom communément donné par les Anglais à Wahunsunacock. La confédération Powhatan, ne s'opposa pas aux Anglais au début, car ils avaient choisi un marécage de terres inutilisables pour s'installer et, de plus, ils pensaient que les Anglais pourraient servir d'alliés contre les Espagnols et d'autres tribus hostiles. Le chef Powhatan ordonna donc à son peuple d'approvisionner en matériel et en vivres les colons mal équipés et ineptes. Les colons en vinrent à compter sur ce type de service plutôt que d'apprendre à se débrouiller seuls. Le capitaine John Smith établit une bonne relation avec le chef Powhatan en 1607 mais, en 1609, cette relation se détériora en raison des abus continus des colons à l'égard des indigènes, notamment le vol de terres et de nourriture. Smith lui-même, en dépit de ses efforts pour se lier d'amitié avec les tribus, finit par participer au vol de nourriture et quitta la colonie pour l'Angleterre en octobre 1609 sans en informer le chef Powhatan.

 

L’ère de la famine à Jamestown de 1609/1610

 

Après le retour de Smith en Angleterre à la fin de 1609, les habitants de Jamestown souffrirent d'un long et rigoureux hiver connu sous le nom de «The Starving Time», au cours duquel plus de 100 d'entre eux sont morts. Des témoignages de première main décrivent des personnes désespérées qui mangent des animaux domestiques et du cuir de chaussures. George Percy, chef de la colonie en l’absence de John Smith, a écrit :

 

« Et maintenant, la famine commence à paraître horrible et pâle sur tous les visages auxquels rien n'a été épargné pour maintenir la vie et faire ces choses qui semblent incroyables, comme déterrer des cadavres dans les tombes et les manger, et certains ont léché le sang qui est tombé de leurs compagnons faibles. »

 

Certains colons de Jamestown ont même eu recours au cannibalisme ? C'est la découverte des ossements d'une adolescente, surnommée «Jane», qui permet aux archéologues de trancher la question. Les os du crâne et d'un tibia de cette jeune fille ont été retrouvés en 2012, sur le site de James Fort, le fort originel où les colons s'étaient établis en 1607. Et ces restes humains présentent des caractéristiques qui ont immédiatement alerté les chercheurs. D'une part, les restes ont été trouvés parmi des ossements d'animaux. Ensuite, des traces de coups, très nettes, ont été retrouvées sur le crâne. "L'intention était de démembrer le corps, d'enlever le cerveau et la chair du visage pour les consommer"

La jeune victime, «Jane», était une Anglaise de 14 ans environ. La cause de son décès n'a pu être déterminée, mais les chercheurs assurent que les traumatismes découverts ont été infligés après sa mort. Douglas Owsley, l’anthropologue qui a supervisé le projet explique : « La désespérance et les circonstances exceptionnelles auxquelles ont dû faire face les colons se retrouvent dans le traitement post mortem réservé au corps de l'enfant. »

Au printemps 1610, alors que les colons restants étaient sur le point d'abandonner Jamestown, deux navires arrivèrent avec au moins 150 nouveaux colons, une charge de ravitaillement et le nouveau gouverneur anglais de la colonie, Lord De La Warr.

 

La paix de Pocahontas. 

 

Lord de la Warr rejeta l'approche antérieure de Smith dans ses relations avec les indigènes et instaura une politique sans compromis qui déclencha la première guerre de Powhatan (1610-1614), une série de guérillas et de contre-attaques qui firent de nombreuses victimes dans les deux camps. Les indigènes étaient de meilleurs guérilleros et leurs armes, l'arc et les flèches, étaient plus efficaces que les mousquets des colons qui mettaient plus de temps à recharger qu'il n'en fallait à un archer indigène pour décocher une nouvelle flèche. Les colons disposaient cependant d'une réserve apparemment infinie de personnes qui arrivaient sans cesse pour remplacer celles qui avaient été tuées, alors que les tribus de la Confédération ne disposaient pas de ce luxe. Les colons déplaçaient aussi continuellement les indigènes en attaquant un village, en tuant ses habitants et en le fortifiant, privant ainsi les populations indigènes des terres et des ressources qu'elles utilisaient pendant la guerre et élargissant ainsi la zone tampon entre les colonies anglaises et les villages indigènes. 

 

Pocahontas n’est pas une inconnue pour les Anglais. Lorsque John Smith, suspecté de la mort de plusieurs Indiens, est capturé en décembre 1608 par le fils de Powhatan. Pocahontas, la fille du roi, est bien intervenue pour sauver l'Anglais de la torture. Par la suite, la jeune Indienne a effectivement accompagné Smith à Jamestown, et cela dans la plus pure tradition de la diplomatie indienne selon laquelle deux peuples échangent des « otages », garants des bonnes relations entre eux. Sa connaissance de l'anglais en fait une intermédiaire précieuse, et Powhatan l'utilise pour obtenir des renseignements sur la jeune colonie. Les relations entre les Algonquins et les colons se dégradent cependant, car ces derniers ne cessent d'étendre leurs champs de tabac au détriment des cultures indiennes. Au point que, en avril 1613, Samuel Argall, le responsable de la communauté coloniale, redoute une attaque, et que Powhatan rompt toutes relations commerciales avec les Anglais. Pocahontas, quant à elle, quoique désormais considérée comme une prisonnière, se fait convertir par le pasteur puritain Alexander Whitaker, et épouse John Rolfe.

Pourquoi une telle union ? La jeune Indienne souhaite-t-elle mettre un terme au conflit entre les deux peuples en affichant son amour pour un Anglais ? Y est-elle contrainte pour des raisons de propagande coloniale ? Les documents ne l'expliquent pas. Il semble en tout cas que son voyage à Londres, en 1616, soit organisé par la Compagnie de Virginie : il démontre les excellentes relations entretenues par les Anglais avec les « sauvages » et, par là même, la sécurité des investissements financiers des marchands londoniens dans les terres à tabac américaines. C'est sur le chemin du retour, sur un bateau remontant la Tamise, que Pocahontas meurt, de la variole probablement. Elle est enterrée près de Londres. Il semble bien que durant huit années la paix s’installe entre Indiens et colons anglais, mais l’insatiable appétit de terre des colons va mettre à bas ce fragile équilibre. 

 

Le massacre de 1622. 

 

L'attaque fut soigneusement planifiée et exécutée avec une telle rapidité et une telle précision qu'une seule colonie, Jamestown, fut avertie et put préparer une défense. Sur environ 1 250 colons anglais, 347 furent tués le 22 mars 1622, la plupart avant midi, et des centaines d'autres mourront au cours des mois suivants de malnutrition, de faim et de maladies dues à la destruction de leurs récoltes ainsi qu'à d'autres engagements périodiques avec les indigènes.

L'attaque fut complètement inattendue et fut une victoire militaire totale pour la confédération Powhatan. La paix avait été établie entre les colons et les indigènes depuis la fin de la première guerre de Powhatan en 1614. Les indigènes et les colons s'associaient dans le commerce, visitaient leurs établissements respectifs et les indigènes étaient souvent invités dans les maisons des colons. Depuis 1610, cependant, les colons avaient commencé à s'étendre depuis leur village d'origine à Jamestown, prenant de plus en plus de terres à la confédération Powhatan, maltraitant les indigènes, volant la nourriture et permettant au bétail de détruire les cultures et de profaner les sites sacrés pour les rituels autochtones. 

 

-       L'attaque d'Opchanacanough avait trois objectifs :

 

-       Démontrer la puissance militaire de la confédération Powhatan ;

 

-       Démoraliser les colons anglais ;

 

-       Les encourager à faire leurs bagages et à retourner dans leur pays ;

 

L'attaque atteignit les deux premiers objectifs mais, au lieu de partir, les colons se retranchèrent et ripostèrent dans la deuxième guerre des Powhatan (1622-1626) qu'ils gagnèrent. Par la suite, le commerce avec certaines tribus fut découragé et davantage de terres furent saisies pour en faire des plantations de tabac. Opchanacanough lança une nouvelle offensive en 1644, déclenchant la troisième guerre des Powhatan (1644-1646) qui se termina par sa capture et sa mort.

À la suite de ce conflit, le traité de 1646 mit fin à la confédération des Powhatan et conduisit au système de réserves pour les tribus autochtones de la région. Le massacre de 1622 influença également les relations anglo-indigènes ailleurs dans les colonies anglaises, contribuant aux politiques et aux campagnes militaires anglaises pendant la guerre des Pequots (1636-1638) et la guerre du Roi Philippe (1675-1678) en Nouvelle-Angleterre et au développement de lois concernant les Autochtones par la suite.

 

Que reste-t-il de Jamestown ?

 

Incendiée moins d’un siècle plus tard, lors de la rebellion de Nathaniel Bacon, Jamestown est tombée en ruines à partir de 1699, quand le chef-lieu de la Virginie a été transféré à Williamsburg. Il a fallu attendre 1957, date du 350è anniversaire de l’arrivée des colons, pour que l’état de Virginie recrée, à proximité du site de Jamestown, une copie conforme de la colonie.

Contrairement aux premiers colons, les touristes arrivent maintenant à Jamestown en voiture. Ils peuvent aller au Jamestown Settlement ou visiter le site même de la colonie sur l’île de Jamestown. Au Jamestown Settlement et dans le village indien proche de Powhatan, les visiteurs peuvent se faire une idée de la vie dans la colonie, à ses débuts. Des figurants, vêtus à la mode de 1609, y parlent l’anglais du XVII siècle, et ils sont armés de mousquets de l’ère coloniale. Il y a aussi des figurants indiens dans le village de Powhatan. Les touristes peuvent aussi admirer des copies, grandeur nature, des trois navires qui avaient transporté les colons à Jamestown, à savoir le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery.

A l’origine, Jamestown Settlement a été construite par l’état de Virginie parce qu’il n’y avait pas grand-chose à voir sur le site même de Jamestown. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des historiens et des archéologues procèdent à des fouilles sur place.... Et on a maintenant une meilleure idée de la colonie, de ses habitants et de leur vie quotidienne.

 

Si Jamestown n’a pas laissé d’imposantes ruines, elle n’en pas moins laissé d’importantes traces dans l’histoire américaine, elle a été néanmoins le lieu de départ des grands conflits qui ont marqué l’Amérique jusqu’à nos jours :

-       L’esclavage, qui, bien qu’aboli en 1865 marque encore les relations au sein de la société américaine.

-       Les guerres indiennes, dont la dernière s’est déroulée à Wounded Knee en 1890 (voir https://www.pierre-mazet42.com/wounded-knee-la-fin-des-guerres-indiennes )

 

Enfin Jamestown nous a laissé une formidable légende ; Pocahontas.

 

Pour en savoir plus :

 

Hittinger Christopher, Jamestown, The Hoochie Coochie (2007)

 

Cliquez ici pour télécharger l'article.

Jamestown.pdf


03/12/2023
0 Poster un commentaire

La rumeur de Paris : rapts d’enfants en 1750.

 https://static.blog4ever.com/2016/09/822431/Etienne_Jeaurat_001-e1567430515264.jpg

 

Dès le XVIIe siècle, les premières rumeurs d’enlèvements d’hommes et de femmes par la police circulent dans Paris. Aux sources de ces rumeurs, il y a une réalité sociale : celle des arrestations arbitraires, menées par le guet et les archers des hôpitaux. Des prostituées et des mendiants, en général enfermés à l’hôpital de Bicêtre ou à la Salpetrière furent effectivement envoyés de force dans les colonies américaines (Canada et Louisiane) : on parle d’ailleurs à l’époque de « peur panique de l’Amérique », pour qualifier les troubles relatifs à ces enlèvements et aux craintes qu’ils suscitaient. C’est en effet sur ordre du ministre Colbert, à la fin des années 1660, puis surtout de la Compagnie du Mississippi, pendant la période de la Régence (1718-1723), que des mouvements de « déportation » de marginaux sont impulsés à travers tout le royaume dans l’objectif de “purger” le continent de ses éléments les plus nuisibles et peupler les lointaines colonies.

 

Des rumeurs non dénuées de fondement.

 

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on racontait assez fréquemment à Paris que de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches des parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver leurs traces. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin[1] et des messes noires de l’abbé Guibourg [2]; d’autres prétendaient que des princes du plus haut rang demandaient à des bains de sang humain la guérison de maladies honteuses ou une vigueur nouvelle ; d’autres enfin expliquaient plus simplement ces disparitions d’enfants par leur envoi au Mississippi et en Louisiane où ils devaient faire souche de colons français. Au début de septembre 1675 : des femmes et des servantes qui tenaient des enfants par la main ou les portaient dans leurs bras « avaient été insultées et maltraitées avec la dernière cruauté », ce qui avait donné naissance aux faux bruits que, « comme autrefois, on y enlevait des enfants, sans qu’il soit rien arrivé qui ait pu donner lieu à une opinion si extravagante et même sans aucune apparence qui ait pu lui servir de fondement », aucune plainte d’enlèvement d’enfant n’ayant été déposée. Une information fut ouverte contre « les auteurs des faux bruits et contre ceux qui ont commis les violences qui les ont suivis » (ordonnance du lieutenant général de police du 3 septembre 1675). Pourtant il y avait eu des enfants enlevés au XVIIe siècle et des enfants disparurent encore mystérieusement au XVIIIe. En 1720, on racontait à nouveau dans toutes les classes de la population parisienne que des enfants étaient enlevés. C’était l’époque où la colonisation du Mississippi attirait l’attention des ministres. On vantait les délices de ce nouvel Eldorado, véritable paradis terrestre, s’il fallait en croire les auteurs du temps. « Il semble que l’on veuille faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là. On ne s’y prend pas mal pour faire de la France un pays sauvage et en dégoûter les Français ! », pouvons-nous lire dans Journal et mémoires de Mathieu Marais. Pour mettre en valeur ces régions que les contemporains prétendaient être si riches et si fertiles, on traquait dans tout le royaume et particulièrement à Paris, où ils étaient très nombreux, les pauvres hères sans domicile fixe. L’ordonnance royale du 10 mars 1720 prescrivait d’arrêter, passé un délai de huit jours, tous les vagabonds et gens sans aveux qui seraient trouvés dans la capitale ; ceux qui étaient reconnus valides et d’âge convenable devaient être conduits aux colonies, « en exécution des édits et déclarations royales déjà promulgués à ce sujet et en particulier de celles des 8 janvier et 12 mars 1719 ». En 1720, une première émeute eut lieu. La faillite de la banque Law avait fait déserter aux marchands leurs boutiques, aux artisans leurs ateliers, aux laquais les antichambres de leurs maîtres. La plupart vite ruinés, n’ayant plus le goût du travail, allaient grossir les rangs des vagabonds. Cette situation conduit le lieutenant de police à multiplier les rafles. Le peuple de Paris est excédé. Le lundi 29 avril, le conflit éclata en plusieurs points de la ville ; le peuple attaqua les archers et les exempts[3]. Les émeutes, des plus violentes, durèrent tout le jour et recommencèrent le lendemain. Une ordonnance royale du 3 mai 1720, prévoyant la protection des mendiants et vagabonds arrêtés calma le mouvement. Ce mouvement calmé, des ordres sévères ayant été vraisemblablement donnés aux archers et exempts, il continua pourtant à subsister, dans la population parisienne, la ferme croyance que des enfants étaient enlevés à leurs parents dans un dessein ignoré. L’avocat Barbier, dans son Journal, mentionne qu’en mars 1734 on envoya « à la Morgue du Châtelet quinze ou seize petites enfants, parmi lesquels il y en avait un âgé de trois ans et tous les autres plus jeunes ou nouveau-nés. Ce spectacle a attiré un grand concours de monde et a effrayé le peuple ». Ces petits cadavres avaient été réunis par un médecin pour des études d’anatomie et avaient été transportés à la Morgue à la suite d’une plainte des voisins. Mais il est certain que la grande majorité du peuple se refusa à croire à cette explication et resta persuadée qu’il y avait eu là rapt d’enfants.

 

Les émeutes de 1750.

 

Depuis les débuts de l'hiver 1749-1750, la tension allait croissant. On « en » parlait partout : des policiers, déguisés en bourgeois, raflaient les gamins de Paris. Précédés de mouchards, ils tombaient de préférence sur ces groupes d'enfants joueurs occupés à battre les cartes dans les coins, lancer leurs balles et leurs palets au bout du Pont-Neuf, ou à se poursuivre à la course sous les préaux de la foire Saint-Germain, dans les marchés et sur les quais. Un geste des exempts, et les archers qui les suivaient attrapaient les petits, leur passaient les menottes et les embarquaient dans des voitures aux fenêtres de bois, qui prenaient aussitôt la direction des prisons du Grand Châtelet ou du Fort l'Évêque. 

 

Barbier décrit les arrestations en ces termes :

 

« Depuis huit jours, on dit que des exempts de la police déguisés rôdent dans différents quartiers de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis 5 ou 6 ans jusqu'à 10 ans et plus, et les mettent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts. Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu'ils tournent dans différents quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit.»

 

Au sein de la population, les réticences à l’égard des méthodes brutales et répressives de la police du Châtelet sont indéniables, et peuvent être palpables lors des vastes campagnes d’arrestation des mendiants. Si le vendredi 22 mai les débordements sont tels que de malheureux passants sont accusés d’être des voleurs d’enfants dans les quartiers de Saint-Denis et Poissonnière, le lendemain, ils visent directement des agents du Lieutenant général de police, des archers et des cavaliers du guet. Un exempt de la police du nom de Labbé cherche à arrêter un enfant sur le Pont-Marie si bien que, très rapidement, la population s’attroupe et prend à partie le responsable de l’arrestation. Ce dernier finit par se réfugier dans une maison, mais les émeutiers échaudés le retrouvent et le frappent à coups de pierre ou avec des barreaux arrachés à la devanture du cabaret ! Labbé succombe à ses blessures et, dans un geste expiateur, la foule traîne son cadavre jusqu’à la maison du Lieutenant général de police, Berryer. Au printemps, les émeutes se propagent dans tout le royaume, et frappent des villes comme Vincennes, Tours ou encore Toulouse. Le soulèvement de la population parisienne ne traduit pas seulement son désarroi, suite aux frustrations économiques de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et son hostilité croissante aux enlèvements arbitraires, il est également contemporain de rumeurs encore plus glaçantes…En effet, un bruit se répand progressivement : et si l’instigateur de ces enlèvements d’enfants n’était pas finalement le roi lui-même ? Les fausses rumeurs et les mauvais discours sur Louis XV, en particulier sur sa sexualité débauchée, sont monnaie courante. Pourtant, un cran est bel et bien franchi en 1750. Le monarque serait responsable des enlèvements d’enfants car, à l’image de l’ancien roi de Judée, Hérode, il prendrait des bains dans le sang des jeunes victimes pour se soigner de la lèpre. L’imaginaire médiéval des bains de sang bénéfiques pour la santé avait donc largement prospéré jusqu’au mitan du XVIIIe siècle. Ces bruits ravivaient des terreurs enracinées dans la nuit des temps : la crainte sans âge de l'ogre des légendes hantait à nouveau les esprits. Des faits précis remontaient en mémoire, simples incidents dramatisés par les récits au gré des rencontres de cabaret, de fontaine ou de marché. L’enlèvement d’enfants revêt pour les Parisiens un crime insupportable et diabolique. Les échauffourées dans Paris dégénèrent, les 22 et 23 mai, et débouchèrent sur une véritable sédition ! La mort de l’exempt Labbé est point d’acmé de la contestation, ce meurtre incarne le divorce entre la police parisienne et les Parisiens. L’armée est même appelée en renfort pour calmer les échauffourées qui enflamment la capitale…

On peut s'étonner de la vivacité des réactions populaires dans un monde par ailleurs si dur à l'enfance. On connaît, pour cette époque, le taux élevé de la mortalité néo-natale, pour ne parler ni de l'avortement ni de l'infanticide. On sait aussi l'hécatombe effrayante des abandons et l'ampleur du phénomène d'errance juvénile. Naissances illégitimes, lointaines mises en nourrice, couples dissociés, familles « en miettes », dénuement matériel et moral : l'enfant apparaît trop souvent comme un fardeau dont il faut se débarrasser. C'est que la misère et son cortège sont vécus comme une fatalité qui n'appelle que la résignation, sans place pour l'éclat de révolte ou la sentimentalité. Perdre ses enfants, c'est encore la loi naturelle. Mais que d'autres, par force, richesse ou diablerie, viennent vous les enlever, vous priver de leur présence, de leur capacité de travail, et le refus déferle dans la rue. La violence populaire prend alors sa revanche du massacre des innocents.

 

La suite des émeutes :

 

Dès le 25 mai, la machine répressive se met en branle sur l'ordre exprès du roi. L'enquête rassemble une masse énorme de témoignages - deux cent trente-quatre -, et l'on finit par désigner dans la confusion quelques boucs émissaires. La sentence du 1er août 1750 expédie trois d'entre eux au gibet : le petit brocanteur du pont Saint-Michel (Charles-François Urbain) et deux jeunes gens du quartier Saint-Paul, l'un et l'autre âgés de vingt-quatre ans, le Savoyard (Jean-Baptiste Charvaz), portefaix[4], et le charbonnier Jean-Baptiste Lebeau. Ils sont exécutés le 3 août. Des cris partent de la foule quand le premier condamné grimpe à l'échelle : « Grâce, grâce ! ». Le bourreau hésite, mais la troupe pointe ses baïonnettes et repousse l'assistance en provoquant une énorme bousculade. Cette sinistre cérémonie laisse les craintes intactes. Le populaire demeure convaincu de la permanence du danger et du mauvais vouloir des autorités accusées de piétiner le droit des gens et de violer l'innocence. Tout confirme que l'ordre monarchique lui-même provoque des réactions d'allergie et un irrémédiable rejet. Dans son journal, le marquis d’Argenson en tire la leçon politique : « Tout s'écroulera dans le royaume... Tout cela fondra un beau matin... On voit s'élever une antipathie extraordinaire entre le roi et son peuple, surtout le peuple de Paris... Le peuple révolté vomit à foison des propos exécrables contre le roi. »

Au total, selon Barbier, quinze à vingt personnes tuées, tant du côté du guet que des émeutiers, et de nombreux blessés. Et puis les trois suppliciés... Le choc est très long à s'amortir. Pendant des années les fêtes monarchiques, cortèges et célébrations de circonstance se dérouleront dans un Paris morne et glacé. Louis XV éprouve maintenant un véritable sentiment de répugnance à l'encontre d'une capitale dont les éclats de violence ont entamé le pacte implicite qui le liait à ses sujets. Pour ne plus avoir à traverser la ville ingrate en se rendant de Versailles à Compiègne, il ordonne dès le mois de juin 1750 la construction d'une nouvelle route pavée qui coupera vers le nord-est, en lisière des faubourgs, entre la porte Maillot et Saint-Denis. «Eh quoi, aurait-il déclaré, je me montrerais à ce vilain peuple qui dit que je suis un Hérode!»

Désormais, pour les chasses et les voyages de divertissement, la cavalerie et les carrosses de la cour emprunteront directement cette voie que le public parisien baptise aussitôt d'un nom vite devenu d'usage courant, et qu'elle gardera plus d'un siècle : le Chemin de la Révolte... ?

 

Pour en savoir plus :

 

Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette, 1988.

Arlette Farge étudia la rumeur circulant au sujet des mœurs du roi, qu’on soupçonnait de crimes contre les enfants.

Auguste-Philippe Herlaut, « Les Enlèvements d’enfants à Paris en 1720 et en 1750 », Revue historique, t. 139, 1922.

Son étude, basée sur des archives du Parlement et du Châtelet, mit en évidence les exactions policières.

Jean Nicolas (historien), La Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, UH Seuil.

Christian Romon, « L’Affaire des enlèvements d’enfants dans les archives du Châtelet » Revue historique, 3/1983

 

Cliquez ici pour télécharger le fichier

Les-enle--vements-d.pdf



[1] Catherine Deshayes, dite la Voisin, née vers 1640 à Paris et morte sur le bûcher le 22 février 1680 à Paris, est une sage-femme, empoisonneuse et prétendue sorcière française, mêlée à l'affaire des poisons.

[2] Etienne Guibourg, né vers 1610 et mort en janvier 1686, est un prêtre catholique et occultiste français, connu pour avoir célébré de nombreux rituels satanistes et pour son implication dans l'affaire des poisons, lors de laquelle il aurait célébré une série de messes noires à la demande de Catherine Deshayes dite la Voisin.

[3] Officiers de police

[4] Porteur


19/09/2023
1 Poster un commentaire

Sunday Bloody Sunday

 

 20230814_160448.jpg

 

Le Dr Mahaffy, ami d'Oscar Wilde, disait au début du siècle (XXème), à propos de l’Irlande : « L'inévitable n'y arrive jamais mais l'impossible s'y produit toujours. ». Bien des années plus tard, la première phrase de la chanson de U2 – je ne peux pas croire les nouvelles d’aujourd’hui – semble lui faire écho. Il s’agit bien entendu de « Sunday Bloody Sunday ». La chanson est une condamnation des atrocités commises à l’issue d’une marche réclamant le respect des droits civiques en Irlande du Nord et la paix entre la majorité protestante et la minorité catholique. Quatorze catholiques nord-irlandais ont été tués par l'armée britannique lors du Bloody Sunday. Aucun des manifestants ne portait d’arme. Aucun soldat n’a été jugé. Le mystère reste entier autour des causes du déclenchement de la tuerie du 30 janvier 1972.

 

Un massacre aux causes lointaines.

 

Depuis 1969, les médias français traitent la question de l’Irlande du Nord sous la forme simplifiée d’une guerre de religion opposant catholiques et protestants. La réalité est plus complexe et la religion ne joue qu’un rôle secondaire dans un conflit de nature coloniale et politique, opposant les partisans du rattachement au Royaume Uni (les unionistes), les partisans de la république contre la royauté (Républicains), les Nationalistes (partisans de l’indépendance). Tous les Protestants ne sont pas unionistes et tous les catholiques ne sont pas républicains. Le conflit remonte en réalité à la partition de l’ile en 1921. La séparation de l’île (Partition,) proposée par Londres, afin d’éviter une guerre civile entre le nord et le sud de l’île, la neutralité de l’Éire pendant la Seconde Guerre mondiale et sa déclaration unilatérale d’une république en 1949 aboutirent à un développement politique, culturel et religieux séparé dans les deux parties de l’île. Pendant plus d’un demi-siècle, des éléments nationalistes/républicains voulurent déloger cette Assemblée de Belfast (Stormont) qui s’était déclarée « un parlement protestant pour les protestants ». Ils renforcèrent la suspicion naturelle des protestants envers la minorité catholique qui avait choisi de rester vivre en Irlande du Nord après 1921. Pour beaucoup de ces unionistes/protestants, les nationalistes/catholiques représentaient une cinquième colonne prête à frapper et à prendre le pouvoir pour parfaire l’indépendance de l’Irlande, qui n’attendait qu’une réunification physique. La frontière entre Nord et Sud avait été tracée de manière à garantir une majorité durable aux protestants : ils représentaient les deux tiers de la population du nouveau territoire constitué de six comtés d'Ulster. Celui-ci fut doté d'un Parlement en 1921 où le Parti unioniste demeura au pouvoir pendant cinquante ans sans interruption. Bien souvent ce monopole fut utilisé contre la minorité catholique, suspecte d'irrédentisme. Des mesures discriminatoires furent prises contre elle, notamment en matière d'emploi et de logement. La carte électorale fut soigneusement redessinée afin de protéger la majorité unioniste : à Derry (Londonderry de son nom officiel préféré par les unionistes), où les catholiques représentaient les deux tiers de la population, le conseil municipal demeura pourtant sous le contrôle d'une majorité unioniste. Quant aux lois d'exception adoptées en 1922, elles furent maintenues jusque dans les années 1960, alors même que la violence politique avait disparu. La police pouvait ainsi décréter des couvre-feux, interdire des manifestations, censurer des publications, perquisitionner sans mandat et emprisonner des suspects sans l'autorisation d'un magistrat.

Au cours des années 1960, de plus en plus de Nord-Irlandais, et pas seulement des catholiques, contestèrent ces pratiques archaïques. La discrimination contre la minorité catholique (délimitation des circonscriptions électorales favorisant le vote protestant, attribution des logements publics) conduit des organisations telles que l'Association nord-irlandaise pour les droits civiques (NICRA) à mettre en place une campagne non-violente pour promouvoir l'égalité de droits entre catholiques et protestants. Cependant, à la suite d'attaques sur les droits civils des manifestants par les loyalistes protestants, ainsi que par les membres de la Police royale de l'Ulster (RUC), la colère et la violence s'amplifient.

 

Guerre Civile au Nord (1968-1998). 

 

La bataille du Bogside[1]

 

La bataille du Bogside est une émeute de trois jours qui a eu lieu du 12 au 14 août 1969 à Derry. Des milliers de résidents nationalistes catholiques / irlandais du district de Bogside, organisés sous l'Association de défense des citoyens de Derry, se sont affrontés avec la Royal Ulster Constabulary (RUC) et les loyalistes. Ce conflit a déclenché une violence généralisée ailleurs en Irlande du Nord, a conduit au déploiement de troupes britanniques et est souvent considéré comme le début du conflit de trente ans, connu sous le nom de « Troubles ».

La violence a éclaté lorsque les apprentis loyalistes protestants ont défilé devant le Bogside catholique. La RUC a repoussé la foule catholique et a pénétré dans le Bogside, suivie par des loyalistes qui ont attaqué des maisons catholiques. Des milliers d'habitants de Bogside ont repoussé la RUC avec une pluie de pierres et de cocktails Molotov. Les habitants assiégés ont construit des barricades, mis en place des postes de secours et des ateliers de bombes à essence, et un émetteur radio a diffusé des messages appelant à la résistance. La RUC a tiré du gaz lacrymogène dans le Bogside. C’est la première fois qu'il avait été utilisé par la police britannique. Les habitants craignaient que la gendarmerie spéciale d'Ulster ne soit envoyée et massacre les résidents catholiques. L'armée irlandaise a installé des hôpitaux de campagne près de la frontière et le gouvernement irlandais a appelé à l'envoi d'une force de maintien de la paix des Nations Unies à Derry. Le 14 août, l'armée britannique a été déployée et la RUC a été retirée. L'armée britannique n'a fait aucune tentative pour entrer dans le Bogside, qui est devenu une zone interdite appelée Free Derry. Deux jours plus tard, le bilan des violences apparaît : neuf morts, tous civils, majoritairement républicains, 500 maisons incendiées et 1 820 familles ayant fui leur foyer. Cette situation s'est poursuivie jusqu'en octobre 1969, date à laquelle la police militaire a été autorisée à entrer.

 

Le retour de l’IRA.

 

Pendant cette crise, l'IRA ne joue qu'un rôle extrêmement mineur. Ayant enterré ses armes en 1962, elle ne peut défendre les ghettos. En décembre 1969, lors d'une Convention générale, l’IRA se divise en deux branches : l'IRA provisoire (PIRA), partisane d’une ligne principalement militariste et les partisans d’une ligne plus politique regroupés dans l’IRA officielle (OIRA). La PIRA ne rassemble que cinq cents membres après la scission, mais l'effectif augmente rapidement, atteignant deux mille en 1970. Au début de l'année 1971, l'armée britannique parlemente avec les deux IRA pour qu'elles maintiennent l'ordre dans les zones républicaines. Véritables polices, les IRA contrôlent les différents ghettos jusqu'au mois de février. Face à ce renforcement, l'armée reprend ses opérations de quadrillage. Le 6 février, l'IRA provisoire abat un soldat britannique, le premier mort en service en Irlande depuis 1921. L'action de la PIRA se transforme au cours de l'année 1971 en une véritable guérilla, à la fois urbaine et rurale. Les paramilitaires britanniques ne sont pas en reste. En août 1971, dix civils meurent lors du massacre de Ballymurphy, quartier ouest de Belfast. En décembre 1971, ils font sauter une bombe dans un bar catholique, tuant 15 personnes. Il s'agit de l'un des attentats les plus meurtriers du conflit.

 

Bloody Sunday : une marche pacifiste qui va tourner au cauchemar…

 

30 janvier 1972 : une marche est organisée par la NICRA. Elle doit partir du Central Drive de Creggann pour traverser le quartier du Bogside en empruntant le pont qui longe le quartier pour se terminer sur Guildhall Square. Ivan Cooper, est à la tête de cette marche pacifique, et prône l’égalité des droits entre catholiques et protestants. Malgré son dialogue avec les autorités unionistes et ses tentatives de négociation avec les forces de l’ordre britanniques, la manifestation est déclarée illégale par les autorités anglaises. Cette manifestation sera donc sous haute surveillance. A l’embouchure de la William Street sont postés une centaine d’hommes de la RUC, et, chose inhabituelle des parachutistes de l’armée britannique sont venus avec leurs blindés leur prêter main forte. Du coté des manifestants, vers 14h00 face à ce déploiement de force, des rumeurs circulent sur un éventuel changement de trajet de la marche. A 14 h20 la foule prend de l’ampleur, chacun invitant amis, parents et voisins à se rallier au mouvement. C’est sous les acclamations que le cortège descend vers 14h40 le quartier Brandywell. Les manifestants avaient prévu de marcher vers le Guildhall, mais en raison de barricades de l'armée conçues pour modifier le parcours, ils furent redirigés vers Free Derry Corner. Un groupe d'adolescents se sépara du défilé et tenta de franchir la barricade pour marcher vers le Guildhall. Ils attaquèrent la barricade de l'armée britannique avec des pierres. À ce stade, un canon à eau, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc sont utilisés pour disperser les émeutiers. Ces affrontements entre les soldats et les jeunes étaient alors courants, même si des observateurs ont rapporté que les émeutes étaient peu intenses. Sur la William Street, deux civils, Damien Donaghy et John Johnston, sont blessés par balle par des soldats qui affirmeront que ce dernier portait un objet noir cylindrique. À 16 h 07, la brigade autorise le régiment parachutiste britannique à entrer dans le Bogside. L'ordre de tirer à balles réelles est donné et un jeune homme est abattu alors qu'il descendait la Chamberlain Street, loin de la progression des troupes. Cette première victime, Jackie Duddy, était parmi la foule qui s'enfuyait. Il courait aux côtés d'un prêtre, le futur évêque Edward Daly, lorsqu'il fut abattu dans le dos. La poursuite des violences par les troupes britanniques s'intensifie et finalement l'ordre est donné de mobiliser les troupes dans une opération d'arrestation, à la poursuite de la queue du groupe principal des manifestants dans Free Derry Corner. Malgré un ordre de cessez-le-feu du quartier général de l'armée, plus d'une centaine de cartouches furent tirées directement dans la foule par les troupes sous le commandement du Major Ted Loden. Douze autres personnes furent tuées, beaucoup d'entre elles tentaient d'aider celles déjà tombées sous les balles. Quatorze autres furent blessées, douze par des tirs de soldats et deux renversées par des véhicules blindés.

 

Trente-huit années de combat pour la vérité. 

 

Une enquête menée rapidement par une commission blanchit l’armée britannique en concluant qu’elle répondait aux tirs de l’IRA. Cependant, aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux pas plus que de traces d’explosif sur les victimes. De plus toutes les victimes se comptent parmi les manifestants : aucun soldat n’a été tué ou blessé ce jour-là. Aussi un doute a longtemps pesé sur cette version des faits.

Cette journée, désormais inscrite dans l’Histoire sous le nom de Bloody Sunday, marque une nouvelle étape dans le conflit nord-irlandais. Les rangs de l’IRA se gonflèrent après ce massacre. L’armée britannique perdit de sa crédibilité dans l’esprit des républicains qui ne virent plus en elle une force d’interposition mais une force de répression au même titre que la Royal Ulster Constabulary ou (RUC).

Le 16 mai 1997, Channel 4 diffuse un documentaire des journalistes Lena Ferguson et Alex Thomson dans lequel quatre soldats révèlent anonymement que les parachutistes avaient tiré l’arme à la hanche dans la foule, contredisant la thèse officielle qui prétendait que les tirs avaient visé des cibles précises et hostiles.

Du fait des critiques adressées à la version britannique de cet événement, le ministre Tony Blair fit rouvrir l’enquête sur ces événements en 1998. L’enquête a été confiée au juge Mark Saville, assisté de magistrats canadien et australien. Entre 1998 et novembre 2004, 921 témoins furent audités et 1555 témoignages écrits furent examinés. Plusieurs soldats avoueront avoir menti lors de leurs dépositions précédentes et reconnaîtront que les victimes étaient désarmées. Attendu pour 2007, le rapport final est publié le 15 juin 2010 à Derry. Les familles des victimes organisent pour l'occasion une marche silencieuse. À la suite de sa publication, le gouvernement britannique, par une intervention de David Cameron à la Chambre des communes, reconnaît la responsabilité des parachutistes et présente ses excuses. Si leurs actes n'étaient pas prémédités, l'enquête précise que :

 

-       Tandis qu'aucun militaire ne se trouvait en état de légitime défense, ils tirèrent sur des innocents, sans sommation ni avertissements, alors qu'il leur était parfaitement visible que les civils étaient désarmés et cherchaient à prendre soin des blessés ;

-       Ils ont par la suite menti sur les circonstances exactes de l'incident.

 

Si le rapport Saville a été plutôt bien reçu par les familles des victimes, il n'en a pas moins essuyé des critiques venant des deux camps. Pour certains activistes républicains, la publication de ce rapport est avant tout une opération de communication au service du gouvernement britannique. Les réponses apportées par ce rapport ne font pas non plus l'unanimité au sein des proches des victimes, notamment en ce qui concerne le cas de Gerald Donaghy, qui a été accusé de transporter des bombes à clous lors de sa mort. Enfin, le fait que les témoins de l'enquête, notamment les soldats ayant ouvert le feu sur la foule, aient reçu l'assurance qu'ils ne seraient pas poursuivis pour les faits révélés dans le rapport, suscite une certaine frustration au sein de la communauté catholique. De l'autre côté, le rapport a été perçu par certains unionistes comme un cadeau injustement offert aux républicains. 

Le bloody Sunday fut loin de mettre fin au conflit, qui allait se poursuivre de manière non moins violente, jusqu’aux accords de paix de 1998. 

 

La mémoire du bloody Sunday. 

 

-       Les fresques de Derry.

 

Les rues de Derry continuent à porter les stigmates des Troubles et du Bloody Sunday.

Dans le Bogside, quartier républicain, les fameuses peintures murales de Derry racontent de nombreux affrontements, grèves de la faim, soulèvements en prison, etc., et érigent au rang de martyrs des militants, activistes et simples particuliers (parfois des enfants) qui ont péri sous les balles de l’armée britannique.

Pour les découvrir, je vous conseille de consulter le site suivant. 

 

https://www.florian-pennec.net/photos/irlande-du-nord-derry-the-bogside

 

Chansons et film 

 

-       Sunday Bloody Sunday, John Lennon 1972 ;

 

Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=65CnKe0iQbc

Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/245697.html

 

-       Sunday Bloody Sunday, U2, 1983;

 

Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=EM4vblG6BVQ

Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/242909-u2-sunday-bloody-sunday.html

 

-       Zombie de The Cranberries en 1994 :

 

Pour l’écouter :  https://www.youtube.com/watch?v=6Ejga4kJUts

Pour découvrir les paroles : https://paroles2chansons.lemonde.fr/paroles-the-cranberries/paroles-zombie.html

 

-        Le film Bloody Sunday de 2002, réalisé par Paul Greengrass relate également ces événements.

 

Pour en savoir plus : 

 

https://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-79.htm

 

https://journals.openedition.org/etudesirlandaises/2154

 

Cliquez ici pour télécharger l'article.

Folle-Irlande.pdf

 

 



[1] Le Bogside (irlandais : Taobh an bhogaigh) est une banlieue de Derry en Irlande du Nord. Bastion catholique républicain, fief de l'IRA, il s'agit d'un lieu important du conflit nord-irlandais. Elle a été le lieu de la Bataille du Bogside en 1969, le quartier s'organisant en enclave autonome sous le nom de Free Derry. 


29/08/2023
0 Poster un commentaire

Une mutinerie mythique : les révoltés du Bounty

18878357.jpg-r_1280_720-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

 

 

 

 

Dans la mission, qu’avait confiée le gouvernement britannique au capitaine Bligh, rien ne devait le conduire à la postérité. Il n’était pas chargé, comme ses contemporains (Cook, Lapérouse ou Kerguelen) de découvrir le fameux continent austral. Non, il était banalement chargé de transporter l’arbre à pain [1]de Tahiti à la Jamaïque afin de nourrir les habitants de l’île que la guerre d’indépendance avait privé de relations avec la jeune nation américaine. Cette expédition, à priori banale, va devenir un mythe incontournable de l’histoire maritime. Elle va devenir le sujet de quatre films où l’on peut voir Errol Flynn, Clark Gable, Marlon Brando, Charles Laughton ou Mel Gibson, plusieurs ouvrages dont un de Jules Verne et un de Byron. Peu d’évènements de l’histoire maritime ont autant su susciter l’engouement.

 

De sombres intérêts derrière une expédition « scientifique ».

 

En 1787, sir Joseph Banks, scientifique influent auprès du roi d'Angleterre George III, a déjà effectué deux voyages dans le Pacifique Sud avec le marin explorateur James Cook. Propriétaire d'usines à sucre à  la Jamaïque, Banks, qui est aussi président de la Royal Society, initie une nouvelle mission vers Tahiti pour ramener des plants d'arbre à pain, afin de nourrir les esclaves des colonies antillaises à  meilleur coût. Sous couvert d'expédition scientifique, l'amirauté anglaise affrète un navire, le charbonnier « Bethia », rebaptisé « Bounty »et armé pour la circonstance. Son commandement est confié au lieutenant de vaisseau William Bligh (33 ans), ancien maître d'équipage lors des précédents voyages de Cook. Bligh a tout intérêt à  réussir sa mission. Il en va de son honneur et de ses finances. John Fryer est son officier en second et Fletcher Christian chef de quart. Au total, l'équipage compte 46 hommes, dont deux chirurgiens et deux botanistes, pas vraiment rompus à  l'autorité militaire. La plupart des marins furent choisis par Bligh ou lui furent recommandés par d'autres capitaines. L'artilleur William Peckover et l'armurier Joseph Coleman avaient participé au voyage de Cook aux côtés de Bligh sur le « Résolution »et plusieurs autres avaient navigué avec lui sur le « Britannia ». Parmi eux figurait Fletcher Christian, âgé de 23 ans, qui avait fait deux traversées jusqu'aux Indes occidentales ; les deux hommes avaient développé une bonne relation de travail et les enseignements de Bligh permirent à Christian de devenir un marin aguerri. Un des élèves officiers, Peter Heywood, âgé de seulement quinze ans, avait été recommandé par Richard Betham, un ami de sa famille, également le beau-père de Bligh. Les deux botanistes, ou « jardiniers », furent choisis par Banks : David Nelson avait participé au troisième voyage de Cook et avait appris des notions de tahitien tandis que son assistant, William Brown, était un ancien aspirant qui avait combattu contre la France. Banks obtint également que ses deux protégés Thomas Hayward et John Hallett soient admis à bord comme midshipmen[2]. Dans l'ensemble, l'équipage du Bounty était relativement jeune et la majorité des marins avait moins de 30 ans. Au départ d'Angleterre, Bligh avait 33 ans et Fryer 34 ; les plus âgés étaient Peckover et Lawrence Lebogue avec respectivement 39 et 40 ans tandis que les plus jeunes étaient Hallett et Heyward, tous deux âgés de 15 ans.

Un début d’expédition difficile. 

 

Le 23 décembre 1787, le Bounty part de Spithead au nord de l’île anglaise de White. Une première tempête oblige le navire à faire escale quelques jours à Tenerife pour réparer et ravitailler. Les quinze premiers jours d’avril 1788, le Bounty tente de passer le Cap Horn. Mais les tempêtes obligent Bligh à abandonner et à faire route vers le Cap de Bonne-Espérance, à l’extrémité sud de l’Afrique. Le 24 mai 1788, le Bounty jette l’ancre à False Bay, à l’est du Cap et y reste cinq semaines. Il repart le 1er juillet pour atteindre, le 22 août, la baie de l’Aventure sur l’île de Tasmanie, au sud de l’Australie. L’équipage se repose, pêche et renouvelle les stocks d’eau douce et de bois. C’est lors de cette escale qu’apparaissent les premières tensions sérieuses entre Bligh et son équipage. L’officier charpentier William Purcell est sévèrement puni car il refuse de retourner sur le navire, après que Bligh ait critiqué sa méthode de coupe du bois. Jusqu’à l’arrivée à Tahiti, l’ambiance à bord ne cesse de se dégrader, à cause de l’intransigeance et de l’injustice dont fait preuve le capitaine Bligh. Les disputes continuent durant la dernière partie du voyage jusqu'à Tahiti. Le 9 octobre, Fryer refuse de signer le livre de bord à moins que Bligh ne lui délivre un certificat attestant de sa parfaite compétence tout au long de l'expédition. En réponse, le capitaine lit devant tout l'équipage les Articles of War listant les diverses sanctions applicables à bord d'un navire et Fryer céda. Il y eut également des problèmes avec le chirurgien Thomas Huggan dont les saignées peu soignées administrées au matelot James Valentine qui souffrait d'asthme ont provoqué la mort par septicémie. Pour couvrir son erreur, Huggan rapporte à Bligh que Valentine était mort du scorbut, ce qui pousse le capitaine à appliquer à tout l'équipage son régime alimentaire et médical antiscorbutique. Le chirurgien sombre dans l'alcool jusqu'à ce que Bligh ne confisque ses réserves ; il retravaille brièvement avant l'arrivée du Bounty à Tahiti et il examine tout l'équipage à la recherche de signes de maladies vénériennes sans en trouver aucun. Le navire jete l'ancre dans la baie de Matavai au nord de l'île le 26 octobre 1788 achevant ainsi un voyage de 27 086 milles marins (50 163 km)

 

Enfin un semblant de paradis. 

 

L'île de Tahiti semble un éden pour les hommes épuisés. Nourriture fraîche en abondance, température agréable et accueil chaleureux des vahinés vont, comme l'ont montré les superproductions hollywoodiennes, leur tourner la tête... Le capitaine Bligh est le premier à  céder à l'envoûtement polynésien. Il part faire des excursions en montagne, tandis qu'à  bord du navire la discipline se relâche : les voiles pourrissent en soute, des instruments de navigation disparaissent, le chronomètre s'arrête... Pire, le 5 janvier 1789, trois marins désertent en volant un canot. Tahiti regorgeant d'arbres à pain, les indigènes ne refusèrent pas que les Anglais en arrachent, en échange de présents offerts au nom de George III au roi Otoo. A partir de février, le rythme de travail s'accroit et plus d'un millier de plants d'arbres à pain sont empotés et transportés à bord du navire où ils remplissent la grande cabine. Le Bounty est préparé pour son long voyage de retour mais la plupart des marins appréhendent le départ et la fin de leur vie facile sur Tahiti.

 

Des humiliations à la mutinerie. 

 

Nomuka est la première escale pour effectuer le plein d'eau douce. Par malchance, l'hostilité des indigènes empêche le ravitaillement. Puis le temps orageux et les vents faibles poussent le navire tranquillement au large de Tofua. Durant ces périodes de calme, le capitaine inoccupé harcèle ses hommes. Les dangers probables pour passer le détroit d'Endeavour, au nord de l'Australie, le manque d'eau douce pour arroser les plants et le retard pris dans la mission contrarient le capitaine, qui se réfugie dans le rhum. Sa cible favorite semble être Fletcher Christian qui, poussé à  bout, pense même s'enfuir à  la nage. Nous sommes le 27 avril 1789, la veille de la mutinerie. Bligh monte sur le pont à  midi, fortement irrité et avec la gueule de bois. Il confisque les vivres que chaque membre d'équipage a reçus en cadeau au départ de Tahiti. Il falsifie la comptabilité du bord malgré la désapprobation de Fryer.   La mutinerie éclate le 28 avril à  5 heures du matin, elle est brève et se déroule dans la confusion. Fletcher Christian n'a rallié à  son projet que sept ou huit marins. Bligh est destitué et débarqué dans la chaloupe avec dix-huit hommes. A bord de cette embarcation de 7,20 m surchargée, il va accomplir l'exploit d'un voyage de 3 600 milles nautiques, environ 6 500 kilomètres, pour atteindre Timor, avant de regagner l'Angleterre le 14 mars 1790. 

 

L’errance du Bounty.

 

Faute de pouvoir les faire embarquer dans la chaloupe, Christian doit garder à  son bord un certain nombre de marins loyalistes, dont James Morrison, le second bosco (maître de manoeuvre). Etrangement, ceux-ci ne chercheront jamais véritablement à  reprendre le contrôle du navire. Les mutins tentent de s'installer à  Tubuaï, au mois de mai, puis rejoignent Tahiti, à 325 milles. Le Bounty quitte définitivement l'île le 23 septembre 1789, après y avoir débarqué seize marins. A bord, Fletcher Christian, le capitaine mutin, neuf membres d'équipage, six naturels, douze vahinés et un enfant. Les révoltés ont décidé de partir à  la recherche d'un refuge. Ce sera l'île déserte de Pitcairn, découverte en 1767 par le navigateur Carteret. Ce rocher abrupt, perdu dans le Pacifique Sud, a été mal positionné sur la carte et le Bounty erre pendant quatre mois avant de l'atteindre. Très vite, c'est l'anarchie. Le navire est incendié par l'un des marins, Matthew Quintal : désormais il n'y a plus aucune liaison possible avec le reste du monde. Le déséquilibre hommes-femmes engendre de violents conflits. Le racisme s'installe. Le dernier des mutins, John Adams, est  découvert dix-neuf ans plus tard, en 1809, par le premier navire à  faire escale à  Pitcairn, le baleinier « Topaz ».Il témoignera de la fin de Fletcher Christian, assassiné, comme onze autres membres de la communauté, par les Tahitiens.

 

La traque des mutins. 

 

Les 16 marins, qui choisissent de demeurer, sur Tahiti se séparent du reste du groupe. Deux d’entre eux meurent assassinés. Les autres vivent plutôt paisiblement pendant un an et demi, jusqu’au 23 mars 1791, date de l’arrivée de la frégate « HMS Pandora » commandée par le capitaine Edward Edwards. Les quatorze marins survivants sont arrêtés. Edwards ne fait aucune distinction entre les mutins et ceux restés loyaux à Bligh et gardés par Christian contre leur volonté. Ils sont tous emprisonnés à l’arrière du navire dans une cellule surnommée la « boîte de Pandore ».La frégate repart de Tahiti le 8 mai, sillonne sans succès le Pacifique Sud à la recherche de Christian puis, en août, met le cap vers l’ouest pour  rejoindre Kupang sur l’île hollandaise de Timor. Le 29 août 1791, la Pandora s’échoue sur un récif de la grande barrière de corail ! Quatre prisonniers et 31 marins de la Pandora se noient. Les survivants embarquent à bord d’une chaloupe et empruntent le même trajet que Bligh, deux ans plus tôt. Ils arrivent à Kupang le 17 septembre 1791 puis les prisonniers sont transférés jusqu’en Angleterre qu’ils atteignent en juin 1792.

 

Un jugement aveugle.

 

Deux ans avant, Bligh avait lui aussi comparu devant ses pairs pour la perte de son bateau. La cour martiale l'avait innocenté, le 22 octobre 1790. Mieux, il avait été promu et avait reçu 500 guinées pour avoir ouvert la route de l'arbre à  pain. Il faut dire que, dès son retour en Angleterre, Bligh avait publié sa « Relation de l'enlèvement du navire le Bounty », le récit très partial de ses déboires, pour se concilier l'opinion. Il décède en 1817 avec le titre d'amiral, après avoir été relevé de son poste de gouverneur de Nouvelle-Galle-du-Sud pour cruauté. Bligh, qui avait reçu le commandement du HMS Providencepour une seconde expédition visant à obtenir des plants d'arbre à pain, avait quitté l'Angleterre en août 1791 et n'assista donc pas à la cour martiale qui allait se tenir. Les quatre marins restés loyaux à Bligh sont acquittés. Les six accusés restants sont reconnus coupables de mutinerie et condamnés à mort. Trois d’entre eux sont graciés par le roi et les trois autres sont pendus à une vergue de bateau dans le port de Portsmouth le 28 octobre 1792.

 

Les suites.

 

Aujourd'hui, les Anglo-Saxons, passionnés par leur histoire maritime, ont progressé dans leurs recherches sur les péripéties du Bounty, et les sources de l'époque sont remises en cause. La version des faits relatés par Bligh dans les deux ouvrages (Relation de l'enlèvement du navire le Bounty et Voyage à  la mer du Sud) qu'il a publiés en 1790 et 1792 ne suffit plus : ils n'avaient pour but que de se disculper. Les lettres du capitaine, griffonnées sur le vif et adressées à  sa femme Besty depuis la chaloupe, quelques jours après la mutinerie, sont pourtant précieuses car elles témoignent de sa rancoeur envers le lieutenant Christian et ses compères. Mais elles sont aussi mensongères. Les mystérieuses lettres de Fletcher Christian publiées en 1796 à  Londres sont des faux. Elles ont longtemps entretenu une légende : Christian ne serait pas mort à  Pitcairn. Il serait retourné dans l'île de Man, entre le pays de Galles et l'Irlande. Il aurait plus tard été reconnu dans une rue de Londres par un camarade d'aventure. En revanche, la lecture de ces lettres est troublante de véracité en ce qui concerne la première partie du voyage du navire. Le vécu des scènes ne trompe pas : elles ne peuvent être que l'oeuvre d'un membre de l'équipage. La plaidoirie d'Aaron Graham, avocat des mutins retrouvés à  Tahiti et traduits en cour martiale, est aussi riche d'enseignement. Elle souligne un point crucial : l'avocat, ne pouvant attaquer le capitaine Bligh sur son commandement, va le toucher sur sa vie privée, à  savoir une prétendue relation homosexuelle avec Christian, qui aurait débuté lorsque Bligh avait fait embarquer son jeune ami à bord du « Britannia » . Christian finissait alors ses soirées dans la cabine de Bligh et, complètement ivre, s'endormait sur place... Devant les juges, Aaron Graham fit une démonstration quasi imparable. A ceci près, qu'il n'apporta aucune preuve d'une telle liaison. 

 

Et voilà les quatre films :

 

1933 : In the wake of the Bounty,  de Charles Chauvel,  avec Mayne Lynton, Errol Flynn, Victor Gouriet.

1935 : Les révoltés du Bounty, de Frank Lloyd, avec James Cagney, David Niven, Charles Laughton. 

 

1962 : Les revoltés du Bounty,De Lewis Milestone, Carol Reed, avec Marlon Brando, Trevor Howard, Richard Harris.

 

1984 : Le Bounty,de Roger Donaldson, avec Mel Gibson, Anthony Hopkins, Laurence Olivier. 

 

Un petit extrait pour le plaisir

 

 

 https://www.youtube.com/watch?v=j16skGgr5_Y

 

Cliquer ici pour télécharger l'article

 

Les-re--volte--s-du-Bounty--.pdf


[1]L'arbre à pain, Artocarpus incious, est un arbre qui peut atteindre 18 m de haut. Son fruit, constitué d'une belle chair blanche, assez volumineux, est comestible. On peut le faire bouillir, ou cuire au four, comme du pain...

[2]Un midshipman est un officier de marine en formation ou un officier du grade le plus bas, dans la Royal Navy.


30/04/2023
0 Poster un commentaire