Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Au fil de la Loire.

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De tout temps, la Loire a été un axe de communication pour les régions qu’elle parcourait. Notre département, traversé sur toute sa longueur par le fleuve, a pris une part active à la navigation qui l’animait. Au cours du XVIIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe, la navigation sur la Loire ne cesse de croitre : les marchandises en provenance du bassin méditerranéen, du Lyonnais, d'Auvergne transitent par Roanne pour être transportées dans les pays de Loire jusqu'à Nantes ou à Paris. Le transport des voyageurs est très intense malgré́ la lenteur et l'incertitude de la navigation sur un fleuve aussi irrégulier : à sec en été, dangereux en hiver par ses crues fréquentes et brutales. Le projet de rendre la Loire navigable pour relier Saint-Etienne à Roanne avait déjà été envisagé dès la fin du XVI° siècle puis plus sérieusement en 1670, sans suite toutefois. A la suite de l’ouverture du canal de Briare en 1642, créant le passage de la Loire à la Seine, s’ouvrait, après Nantes ,la route de Paris pour l’acheminement du charbon vers les manufactures royales. Des deux bassins houillers repérés, Brassac dans le Haut-Allier et Saint-Etienne, c’est le premier qui est choisi. L’Allier plus docile sera le premier vecteur de ce commerce. Quand ce bassin ne suffit plus, on se tourne vers le bassin stéphanois. En 1702, par lettres patentes du roi Louis XIV sont octroyés le droit et le monopole de la navigation sur la Loire à Pierre De La Gardette qui avait remis le projet au goût du jour, à savoir, aménager le cours de la Loire jusqu’à Roanne à ses frais et assurer ensuite son entretien, en compensation, des droits de navigation. La Compagnie La Gardette réalise les travaux de 1702 à 1705. Ces travaux consistent à réduire principalement les rochers amoncelés au Saut du Perron obstruant le passage dans les gorges de Villerest. En 1705, un premier « bateau » dénommé « sapine ou ramberte », fabriquée à Saint-Rambert, descend, chargé de charbon de Roche-la-Molière, le cours de la Loire depuis Saint-Just jusqu’à Roanne. Ce sont des barques légères à fond plat de 27 mètres de long, 4 mètres de large et 1,10 mètre de profondeur. L'arrière est vertical pour profiter de la poussée du courant, l'avant fuyant pour glisser plus facilement sur les hauts fonds. Construites en minces planches de sapin, elles présentent une grande souplesse qui évite leur fracas sur les écueils. Elles sont manœuvrées à l’aide de longues perches ferrées et un aviron de six mètres de long à l'arrière, « l'empeinte ». Arrivées à destination, elles sont « déchirées » et vendues comme bois de chauffe. Elles permettent dès lors le transport du charbon de terre du bassin stéphanois. Chargées de 15 à 25 tonnes, selon l'état du fleuve, au port de Noirie près de Firminy, ces embarcations descendent le fleuve d'abord calme, puis sur 23 kilomètres doivent affronter les dangers des gorges de la Loire de Balbigny à Roanne. Le paroxysme est atteint au passage du Saut du Perron avec ses écueils et son dénivelé́ de trois mètres sur une très courte distance. Cinq bateliers ne sont pas de trop pour gouverner la « saint-ramberte « dans le courant. A Roanne, un complément de cargaison est effectué. Une partie de la charge d'un bateau est transférée sur un autre pour atteindre 40 à 45 tonnes. Les sapines sont alors couplées. Solidement attachées l'une à l'autre, la première qui porte la cabane dépasse de trois mètres la seconde : c'est le bout avant. Cet ensemble manœuvré par deux hommes descend le fleuve jusqu'à Briare.

Les rambertes fréquenteront la Loire de 1704 à 1860, après avoir connu leur apogée en 1846. Elles cessent d'être construites en 1860, concurrencées à la fois par le rail et les canaux latéraux à la Loire.  Ce furent ainsi des milliers de bateaux qui, en un siècle et demi, seront descendus du haut Forez. Cette construction massive est aussi responsable de la déforestation de la haute-vallée de la Loire, et en partie de la gravité des grandes crues des XVIIème et XIXème siècle, en particulier 1790, 1846, 1856 et 1866.

 

Pour en savoir plus :

Jean Lavigne, La batellerie de Loire "haute" du Gerbier de Jonc au Roannais, 1702-1764, Saint-Barthélemy-Lestra : éditions faucoup, collection "Histoire et Patrimoine", 2016


06/07/2024
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Nouveauté

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Bonjour à toutes et tous.

 

Je n'avais rien sorti depuis cinq ans, mais le prochain arrive en décembre.
 
Peut être une image de texte
 
Il sort aux éditions du Caïman, une maison d'édition indépendante et engagée.
Vous pouvez le précommander et d'autres en cliquant sur le lien ci-dessous.
 
 
Et pour en savoir plus sur la maison d'édition :
 
 
Bonne découverte
 

03/07/2024
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Bougainville à la rencontre de Tahiti.

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Le Pacifique restait, au début du 18e siècle, le seul océan du monde où les Européens n’avaient, à part les Philippines, aucun établissement colonial. Mais il demeurait surtout le dépositaire du secret de la terre australe qui hantait tous les géographes.

Dès sa découverte, au cours de la grande circumnavigation de Magellan (1519-1521), l'océan Pacifique ne cessa de poser une irritante énigme. Cet immense océan ne pouvait pas être une mer vide. Le monde savant croyait fermement à l'existence, au cœur de la «Mer du Sud», d'un grand continent austral, peuplé et empli de richesses fabuleuses. Ce continent, nouvelle version de l'Eldorado, était indispensable à l'équilibre physique du globe. La terre, pensait-on, ne pouvait tourner rond que grâce à la présence, dans l'hémisphère Sud, du continent austral qui faisait contrepoids aux terres émergées de l'hémisphère Nord. Bref, sans ce continent providentiel, nous aurions été cul par-dessus tête ! Alléchés, les savants s’impatientaient et donnaient des conseils depuis leur cabinet de travail. Buffon, en 1749, suggérait aux explorateurs de tenter leur chance, non plus par l’Atlantique sud, mais par le Pacifique, en partant du Chili. L’académicien Maupertuis, en 1752, prodiguait ainsi ses encouragements : « La découverte de ces terres pourrait offrir de grandes utilités pour le commerce et de merveilleux spectacles pour la physique. » Et le président dijonnais de Brosses, en 1756, ardent partisan de la Terre australe, y voyait une nouvelle Amérique.

 

Un climat politique favorable.

 

Les années 1760 offre un climat favorable aux lancements de grandes expéditions. Le traité de Paris, qui met fin la guerre de sept ans, offre une période de paix de quinze années jusqu’à la guerre d’indépendance de l’Amérique (1778). Les États qui organisent et financent ces voyages, surtout la France et l'Angleterre, n'agissent pas dans un but tout à fait désintéressé. Dépouillée de ses établissements aux Indes et de ses colonies au Canada (les «quelques arpents de neige» de Voltaire), la France espère compenser les pertes subies après le traité de Paris ; quant à l'Angleterre, elle n'entend pas se laisser distancer dans la course au Pacifique. En effet, dès la signature du traité de Paris, George III fit préparer un voyage de circumnavigation, dont la responsabilité fut confiée à John Byron (1723-1786), grand-père du poète, qui avait participé comme midship à l'expédition d'Anson. Naufragé dans le détroit de Magellan, Byron avait réussi à gagner l'île de Chiloé où, fait prisonnier par les Espagnols, il put recueillir bien des renseignements sur la navigation dans la «Mer du Sud». Le 3 juillet 1764, Byron appareillait de Plymouth avec la frégate Dolphin et la corvette Tamar. Ses instructions lui ordonnaient de rechercher les terres australes dans l'Atlantique et le Pacifique Sud, de créer un établissement aux îles Falkland (pour assurer un point de relâche aux vaisseaux fréquentant ces régions), de prendre contact avec les Patagons, d'étudier la possibilité d'établir un poste dans la Mer du Sud, enfin de trouver, si possible, le fameux passage du Nord-Ouest qui devait permettre de transiter par le Nord, de l'Atlantique dans le Pacifique, programme trop ambitieux, qui n’a pu être réalisé. Louis XV, qui s'intéressait fort à la géographie, n'était pas resté sourd aux appels des savants et semblait décidé à prendre sa part dans les découvertes. A l'origine de cette orientation nouvelle se trouvait, au moins pour une part, un jeune colonel d'infanterie, Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811).

 

Un Parisien qui devient marin. 

 

Rien n’annonçait le marin dans les origines familiales et géographiques de Louis-Antoine de Bougainville, né le 12 novembre 1729, à Paris, à l’emplacement de la rue du Temple, paroisse Saint-Merry, pas très loin des Halles. Sa famille était venue de Picardie à Paris et son père était notaire. La réussite sociale des Bougainville avait fait de ce dernier, devenu échevin de Paris, c’est-à-dire membre du conseil municipal, un bourgeois puis un gentilhomme, car il fut anobli en 1741. Fils d’un anobli pourvu de relations, Louis-Antoine fut dirigé vers la cour du roi et une carrière militaire. Il entra aux Mousquetaires noirs en 1750, même s’il reçut en parallèle une formation de mathématiques suffisamment poussée pour lui permettre de publier quatre ans plus tard un Traité de calcul intégral qui attira sur lui l’attention du monde savant et lui valut d’être reçu en 1756 dans la Royal Society de Londres, l’équivalent britannique de l’Académie des Sciences. C’est l’Angleterre qui lui valut de découvrir la mer, en prenant le bateau pour traverser la Manche et rejoindre Londres où, incertain sur son avenir, il fut brièvement secrétaire de l’ambassadeur de France. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer une célébrité maritime, l’amiral George Anson qui venait de 1740 à 1744 d’effectuer le tour du monde, le premier par un Anglais depuis Francis Drake au XVIe siècle. 

 

Premiers faits d’armes au Canada..

 

 

Arrivant en Nouvelle-France (l’actuelle région de Québec), Louis-Antoine de Bougainville est nommé aide-de-camp du brigadier-général Louis-Joseph de Montcalm. Sur place, il participe à de nombreux conflits, la France et l’Angleterre se battant afin d’obtenir la région dans le but de la coloniser. En 1759, il organise par exemple, la défense de la Rive Nord, zone située entre Québec et la Rivière Jacques-Cartier. À la tête d’un contingent de 1.000 hommes environ, il réussit à repousser les Britanniques. Un exploit qui lui permet de gagner en importance et de prouver sa valeur sur le terrain. Malheureusement, les Anglais finissent par reprendre le contrôle de cette même zone. Au printemps 1760, à la tête d’une nouvelle offensive, il regagne la région de Québec, mais là encore, pour une courte durée, puisque l’arrivée de la flotte britannique met un terme aux espoirs français de remporter cette guerre.

 

Capitulant, fait prisonnier, il reçoit après quelques mois d’emprisonnement, l’autorisation de rentrer en France et de continuer sa carrière de militaire, à la seule condition qu’il serve uniquement sur le continent européen. 

 

Premier Français autour du monde. 

 

Bougainville obtint du roi deux bâtiments, La Boudeuse et L'Étoile, qui appareillèrent de Nantes le 15 novembre 1766.

Signe des temps, il est le premier à embarquer à son bord trois savants : l’astronome Pierre-Antoine Féron, le cartographe Charles Routier de Romainville et le naturaliste Philibert Commerson, accompagné de son assistante Jeanne Baret, déguisée en homme, (voir https://www.pierre-mazet42.com/le-tour-du-monde-de-jeanne-baret ).

 

 

Les débuts de l'expédition furent difficiles. Bougainville fut retardé aux îles Malouines, et ce n'est qu'à la fin de l'année 1767 qu'il put embouquer le détroit de Magellan, lequel nécessita cinquante-deux jours d'efforts pour être franchi. On profita de ce séjour pour entretenir de bonnes relations avec les Patagons et permettre à Commerson d'herboriser. Le 26 janvier 1768, les deux navires entraient dans le Pacifique et prenaient le cap au nord-ouest pour rechercher encore une fois cette terre de Davis qu'ils ne trouvèrent pas plus que leurs prédécesseurs. Ils traversèrent en revanche les Tuamotu, sans pouvoir y aborder, car la mer brisait fortement sur les atolls et, le 2 avril, parvenaient en vue d'une île verdoyante à l'aspect enchanteur. C'était Tahiti, redécouverte pour la troisième fois. L'accueil fut des plus amicaux, bien que quelques incidents se produisirent pendant les dix jours que dura l'escale. Il repart vers la France dix jours plus tard accompagné du Polynésien Ahutoru.

 

Des résultats décevants. 

 

Quel est le bilan de cette navigation ? Il s’avère paradoxal à bien des égards. Rapportés aux instructions remises à Bougainville qui les avait préparées, les apports sont limités et décevants. Peu de terres inconnues ont été découvertes et même Tahiti avait été visité quelques mois plus tôt par Samuel Wallis. La question du continent austral est loin d’être tranchée. Bougainville n’est pas allé en Chine, loin s’en faut, et même les résultats scientifiques restent modestes. Le temps a toujours été compté pour les observations géographiques et hydrographiques, faute de vivres, car les navires choisis pour l’expédition ne permettaient pas d’en emporter assez pour être tranquille à cet égard. Impossible de s’attarder… et donc souvent d’aller à terre ou même de sonder méthodiquement. L’absence complète d’expérience antérieure française pour de tels voyages s’est faite sentir.

 

La découverte des Tahitiens.

 

Depuis longtemps, les navigateurs européens avaient l'habitude de prendre à bord des autochtones pour aider à la navigation dans des mers inconnues, ou pour les ramener en Europe comme curiosités ou comme captifs. Au XVIIIe, toutefois, les mentalités avaient changé. Les gouvernements comme les navigateurs mettaient un point d'honneur à se distinguer de pratiques anciennes qui leur paraissaient désormais condamnables. Ils se voulaient responsables à l'égard des populations indigènes. Ils souhaitaient autant que possible nouer des relations « amicales » et éviter la contrainte, même s'ils n'empêchaient pas toujours les situations de conflit et l'usage de la violence.

Bougainville dut se justifier d'avoir fait faire un si long voyage à Ahutoru, sans assurance de revoir un jour les rivages polynésiens. Il s'en expliqua avec humeur dans son Voyage autour du monde, répétant à plusieurs reprises qu'Ahutoru s'était embarqué de son plein gré et que les Français n'avaient rien fait pour l'y encourager. Les journaux de bord de l'expédition confirment cette version des faits. Dès l'arrivée des navires français, le Tahitien manifesta son intérêt à l'égard des nouveaux venus. Loin de paraître intimidé, Ahutoru monta à bord de l'Étoile, la flûte qui accompagnait la Boudeuse, sautant de sa pirogue pour s'accrocher aux chaînes des haubans du navire alors que celui-ci continuait à naviguer. Accueilli sur le bateau, il donna tout loisir à sa curiosité, prenant plaisir à goûter tous les plats, imitant les gestes de ses hôtes, insistant pour se faire servir comme les officiers.

Une fois rétabli, Ahutoru fut présenté à Versailles, puis dans plusieurs salons parisiens. Bougainville lui fit découvrir les divertissements de la capitale : promenade sur les remparts, spectacle de danseurs de corde sur les boulevards, visite des Tuileries, sans que l'on sache s'il s'agissait de montrer Paris à Ahutoru ou de montrer Ahutoru à Paris. Il l'avait habillé pour l'occasion, lui faisant confectionner « un habit avec des brandebourgs d'or, une veste d'étoffe et un plumet ». Quelle fut la réaction du Tahitien ? Plusieurs témoins affirment qu'Ahutoru a manifesté peu de curiosité et d'étonnement, mais il est possible qu'il ait mis un point d'honneur à marquer une certaine distance.

Déjà, pendant le voyage, Bougainville avait remarqué que, par fierté, Ahutoru rechignait à trahir son admiration à l'égard des Européens. Il se peut aussi qu'il se soit assez vite lassé. Ici, les témoignages divergent. Certains prétendent qu'il était englué dans la nostalgie et soupirait après son île. Bougainville, pour sa part, affirme qu'il se plaisait à Paris et qu'il aimait par-dessus tout assister à des spectacles de danse à l'Opéra. 

Inversement, quel effet Ahutoru a-t-il produit sur le public parisien ? On imagine que ce Tahitien, avec son habit à brandebourgs d'or et son plumet, se promenant aux Tuileries, a dû exciter la curiosité, de même que sa présence dans les dîners où Bougainville racontait des anecdotes croustillantes sur la vie à Tahiti. Pourtant, les témoignages sont assez rares et plutôt contradictoires. Au bout de quelques semaines, Ahutoru n'est plus mentionné dans la presse, ni dans les correspondances. Ce qui domine, alors, n'est ni l'enthousiasme ethnographique ni le voyeurisme colonial, mais le silence et sans doute l'indifférence. Son teint foncé, sur lequel tous les témoignages insistent, contribua à la désaffection du public. Au moment même où l'anthropologie naissante commençait à élaborer des typologies raciales fondées sur la couleur de peau, Ahutoru ne correspondait pas à l'image saisissante d'une population « blanche » des antipodes, que les premiers récits, comme ceux de Bougainville, avaient fait miroiter aux lecteurs européens.

 

Les Parisiens se lassèrent très vite de ce visiteur qui n'était ni assez exotique ni assez familier et qui, comble d'infortune, n'arrivait pas à parler français. Pour Bougainville, ce fut une dure leçon. Par la suite, il ne cessa de pester contre la « stérile curiosité » du public parisien qui, tout en prétendant se passionner pour les voyages lointains, se révélait incapable de s'intéresser réellement à un homme venu de l'autre bout du monde s'il ne parlait pas sa langue. On peut aussi y voir les contradictions des nouvelles formes d'attention publique dans cette métropole des Lumières qu'était devenu Paris. Les journaux annonçaient des nouvelles excitantes, le public s'enthousiasmait, mais une information chassait l'autre. La curiosité n'était plus régie par le surgissement de l'exceptionnel ou de la rareté, mais par le rythme toujours plus rapide de l'actualité.

 

Des occasions manquées.

 

Rien ne fut fait pour préparer le retour d'Ahutoru à Tahiti. Charles de Brosses, magistrat bourguignon et géographe amateur, qui avait plaidé avec force depuis plusieurs années pour un programme systématique d'exploration du Pacifique à la recherche du présumé « continent austral », était furieux. Il pestait contre cette occasion manquée, ce triomphe de la légèreté française sur les impératifs stratégiques, économiques et scientifiques de l'époque. Il aurait voulu que le gouvernement organisât une nouvelle expédition, en profitant de la présence à bord d'Ahutoru : « Il est certain qu'on n'avait pas amené en France cet insulaire de la Polynésie seulement pour son plaisir et pour lui faire voir Paris et l'Opéra, mais pour qu'il servît d'aide et de truchement quand on l'aurait ramené dans son pays pour y faire une alliance et établissement utile à la France. »

Finalement, le départ d'Ahutoru fut nettement moins triomphal. Bougainville l'envoya dans un premier temps à l'Ile de France, où il dut attendre un an que soit organisée une expédition qui devait à la fois le ramener à Tahiti et rapporter de précieuses épices. Malheureusement, cette attente lui fut fatale car une épidémie de variole sévissait sur l'île. A peine Ahutoru avait-il embarqué, en septembre 1771, sur le Mascarin de Marion Dufresne, que les premiers symptômes se manifestèrent. Il mourut quelques jours plus tard, tandis que le bateau faisait escale à Madagascar. Son cadavre, enveloppé d'un drap, fut jeté à la mer.

 

Pour en savoir plus :

 

https://books.openedition.org/psorbonne/104872?lang=fr

 

- Véronique Dorbe-Larcade - Ahutoru ou l'envers du voyage de Bougainville à Tahiti - Au Vent des Iles- 2023.

- Dominique Le Brun, Bougainville, Paris, Gallimard, 2014, 305 p


12/06/2024
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Noel Pointe : Premier ouvrier-député

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Tous les Stéphanois connaissent la rue Pointe Cadet qui unit la rue Léon Nautin à la rue du Bois, tout près de la place Chavanelle. L’histoire de l’homme, qui lui donna son nom, est sans doute moins connue. Pour l’état-civil, il est bien Noël Pointe. Le terme de Cadet a été ajouté car son frère ainé portait déjà le prénom de Noël et il fallait bien les distinguer ! Noël Pointe est né le 12 juillet 1775 à Saint-Etienne. Son père était armurier, et était domicilié rue Notre Dame dans le quartier ouvrier de Chavanelle. Noël Pointe Cadet appartient en effet à cette corporation d'armuriers qui va faire de la ville le principal arsenal des armées révolutionnaires. Noël fait partie de ces gens du peuple qui ont été les vrais acteurs de la Révolution française. Il aurait pu faire partie de ces individus qui se sont enrichis et qui ont réussi leur ascension sociale à la faveur des événements. Rien de tel pour Noël Pointe. Pauvre il commença, pauvre il finit. Il serait sans doute resté un oublié de l’histoire si Jaurès ne l’avait pas cité dans son « Histoire socialiste de la Révolution française », comme le seul ouvrier de la Convention. 

 

Un acteur précoce de la Révolution stéphanoise.

 

En novembre 1789, Claude Odde, est emprisonné pour avoir dénoncé la main mise sur un stock d’armes par des contre-révolutionnaires. La mobilisation populaire est immédiate. Plus de cinq mille fusils sont extraits de la Manufacture et l’émeute se déporte à Montbrison. Noël en fait partie et Claude Odde est libéré. Quelques années plus tard, Noël fit son éloge devant la Convention. Les émois s’apaisent quelque peu et Noël est nommé commissaire de son quartier pour prendre « la liste exacte des familles indigentes ». En mars 1790, lors des premières élections municipales, Noël ne paie pas un impôt suffisant, il n’est pas éligible. En compensation, il fait partie des gardes nationaux qui montent à Paris (au frais de la municipalité) pour participer à la fête de la fédération.

 

L’armurier devient député. 

 

On sait peu de choses de l’activité de Noël Pointe jusqu’à son élection. Il occupe probablement une place importante dans la « Société des amis de la Constitution ». Lorsqu’en 1791, une assemblée pro-jacobine (dirigée par Antoine Desverneys) est mise en place, il en est membre sans avoir les ressources nécessaires. En 1792, il est élu député à la Convention. Son premier acte connu de député est son texte du 30 novembre 1792 dans lequel il se déclare partisan de l’exécution de Louis XVI sans perdre de temps.

L'été 1793 est le moment où s’aiguise la rivalité entre Girondins et Jacobins. Il est alors chargé d'une première mission à Saint- Etienne, au moment même de la révolte des girondins, dont on sait que le principal foyer était à Lyon. Comme les troupes girondines marchaient sur le Forez et ne faisaient pas de quartier aux jacobins, il fut contraint de se cacher, afin d'éviter le sort funeste qui avait été, dans la grande cité voisine, celui de son collègue Chalier, puis il réussit à quitter clandestinement des lieux où sa vie était menacée. 

 

Relégué à vie.

 

Après la chute de Robespierre, il est vite mis politiquement à l'écart, exposé à des tracasseries, relégué dans des postes subalternes. Il mène dès lors une vie plutôt disloquée et médiocre, nommé successivement directeur d'une manufacture vouée à une prompte fermeture, puis greffier de tribunal. Privé de toute fonction publique sous le Premier Empire, père d'une famille très nombreuse, il reprend son métier d'armurier à Périgueux. A la fin du Premier Empire, on le retrouve percepteur dans une localité de Dordogne, Thénac. En 1816, il est frappé de bannissement par la Restauration (il était régicide). En 1818, Noël Pointe échappe à la déportation, mais il est enfermé pendant quelques mois dans la prison de Périgueux. Libéré de cette dernière, il se retire alors près du village de Monestier, en Dordogne, à La Bastide. Misérable et affaibli, il meurt en 1825, sur le chemin qui le conduisait à pied vers Bordeaux pour rejoindre l'une de ses filles demeurant dans cette ville. 

 

Dans la mémoire stéphanoise.

 

Depuis le 25 novembre 1921, il existe à Saint-Etienne une rue de la Convention et une rue Noël Pointe Cadet. Ce double hommage public fut décidé par la municipalité de gauche au lendemain de la première Guerre Mondiale. Il est significatif que les élus stéphanois aient tenu à honorer simultanément l'Assemblée révolutionnaire qui a proclamé la République en septembre 1792 et le député de Rhône-et-Loire qui s'y distingua surtout par ses origines ouvrières.

 

Pour en savoir plus :

https://www.forez-info.com/encyclopedie/histoire-sociale-de-la-loire/16850-noel-pointe-cadet.html


10/06/2024
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L’affaire Rochette, le dernier scandale de la belle époque.

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Du scandale de Panama à l’affaire Stavisky, en passant par l'affaire Oustric et bien d'autres, la IIIe République a eu ses grands et ses petits scandales, auxquels elle a survécu soixante-dix années durant. En 1908, l'homme par qui le scandale arrive s'appelle Henri Rochette. L’Affaire Henri Rochette est l'un des exemples symptomatiques de la collusion de la finance et du monde politique. Tous les ingrédients y sont : Escroquerie, corruption, dévoiement de la Justice, manipulation de l’opinion à des fins politiques, acquisition de société de presse par moyens illégaux, assassinat d’opposants. Intrigues et coups fourrés, marches et contre-marches, passions exaspérées se sont succédés, jusqu’à mort d’hommes. Entre 1908 et 1914, l’affaire Rochette a secoué vivement le monde parlementaire. La Grande Guerre, puis les scandales bruyants de l’entre-deux-guerres l’ont recouverte, dans la mémoire collective, d’un oubli épais. Elle vaut pourtant d’être exhumée, moins pour son pittoresque que pour la lumière qu’elle projette sur les ressorts d’une société politique. 

 

Un escroc par hasard. 

 

Vers 1904 arrive sur le pavé parisien, du côté de la rue Vivienne, un jeune aventurier de la finance, Henri Rochette, qui réussit en quatre ans à construire à partir de rien une fortune spectaculaire. Il est le fils d’un petit agriculteur de l’Ile-de-France. Il a commencé sa carrière modestement comme chasseur dans un restaurant de Melun. Il est « monté » à Paris, devenu comptable successivement chez deux banquiers marrons auprès de qui il a appris rapidement les rudiments de son art. Très vite, il a décidé de s’établir à son compte, démontrant une exceptionnelle efficacité pour plumer les gogos. Henri Rochette lance des opérations financières frauduleuses à partir de 1905. Il rémunère les services de plusieurs avocats-conseils, députés : Fernand Rabier, éreinté par la presse en 1908, René Renoult, voire Jean Cruppi. Il réussit, par l’intermédiaire d’une banque qu’il fonde, le Crédit minier, à placer dans le public pour 80 millions de francs de papier, (somme en vérité énorme dont on peut calculer l’équivalent aujourd’hui autour de 290 millions de nos euros). Toutes ses entreprises ont des bilans plus ou moins falsifiés, et comme toujours dans ce domaine le système ne tient que par la fuite en avant. Avec une énergie, un esprit d’initiative véritablement inlassables le prestidigitateur lance sans cesse de nouvelles émissions pour payer les dividendes des affaires antérieures et pour élever plus haut encore son château de cartes. Naturellement vient le jour où le mécanisme se dérègle, où les rumeurs commencent de circuler sur la fragilité de la construction : alors la jalousie de concurrents moins chanceux s’ajoute à la rancœur des établissements bien installés sur la place et le sentiment commence à se répandre dans la communauté financière que le mouton noir risque de nuire à tous. Ces bruits ne manquent pas de parvenir assez vite à l’oreille des pouvoirs publics dont (c’est là que l’affaire commence à nous intéresser, car elle devient politique) la responsabilité est immédiatement engagée aux yeux du public puisqu’ils ont, eux, la tâche noble et toujours hautement affirmée de protéger l’épargne. C’est alors que l’affaire prend sa dimension politique. Les plaintes contre Rochette se multiplient dès 1907, tout particulièrement au cours des mois qui précèdent son arrestation. Néanmoins, craignant de précipiter un krach général, le Parquet ne procède pas à son arrestation, le plaçant seulement sous surveillance.

 

De l’escroquerie au scandale. 

 

Le financier est arrêté le 23 mars 1908, après qu’une plainte ait été déposée contre lui. Cette plainte est facilitée par le préfet Louis Lépine, qui a agi à la demande du ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau, sans doute sur la suggestion du sénateur Charles Prevet, directeur du Petit Journal. Prevet lutte contre Rochette pour garder le contrôle de la société du Petit Journal, dont les actions se sont effondrées.L’arrestation donne lieu à un « coup de bourse », qui, ruinant Rochette et ses clients, enrichit quelques banquiers. L’un, Charles Gaudrion, ensuite condamné pour escroquerie, se concerte avec Prevet les 19 et 20 mars 1908 afin de faire arrêter Rochette. Un autre, Olivier de Rivaud, connaît depuis 1907 le directeur de cabinet du préfet Lépine, Yves Durand. Durand acquiert en 1909 une part de la banque Rivaud. Deux ans après, en juin et juillet 1910, le procès de Rochette en correctionnelle révèle plusieurs irrégularités. Le plaignant principal, un homme de paille nommé Pichereau, a été suborné et payé par le banquier Gaudrion, avant d’être conduit le 20 mars 1908 au procureur de la République par les bons soins de Durand, sur les indications du sénateur Prevet. Deux ans après le scandale Rabier-Rochette, le procès en correctionnelle débouche, selon L’Humanité, sur « le scandale Prevet-Lépine » : des présomptions de ce que l’on nommerait aujourd’hui des délits d’initiés. Des interpellations parlementaires conduisent à la création d’une commission chargée le 12 juillet 1910 « de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette », présidée par JaurèsLe rapport de la Commission, déposé en mars 1911, lave Clemenceau et Lépine de tout reproche sérieux. Le dossier politique paraît refermé.

 

L’affaire rebondit.

 

Sur le scandale d’origine, se greffe alors une nouvelle intervention politique officieuse : à la demande de Joseph Caillaux, ministre des Finances, le président du Conseil Ernest Monis fait pression sur le procureur général près la cour de Cassation Victor Fabre en mars 1911. Celui-ci obtient du président de chambre, Benoît Bidault de l’Isle, un report d’audience de sept mois en faveur de Rochette, au risque d’une prescription. Membre de la commission Rochette de 1910 à 1912, Caillaux cède en 1911 aux sollicitations d’Edmond du Mesnil, directeur du journal Le Rappel, et de Maurice Bernard, qui a plaidé son divorce avant de devenir l’avocat de Rochette. Une fois le jugement contre Rochette cassé en appel en janvier 1912 et renvoyé devant une autre cour, les débats parlementaires sur les conclusions de la commission ont enfin lieu le 20 mars 1912. Jaurès demande vainement que l’on fasse la clarté, non seulement sur les compromissions de 1908, mais aussi sur les rumeurs d’intervention en faveur de Rochette en 1911. Ces débats s’achèvent par un « échec », selon Jaurès. Maurice Bernard tente alors de plaider la prescription de l’action publique. Mais il n’a pas gain de cause et Rochette voit sa peine élevée de deux à trois ans de prison, le 25 juillet 1912. Il s’enfuit au Mexique où il va vivre ignoré. Il revient pour s’engager sous un faux nom, en 1915. Reconnu, il purge sa peine, finipar un suicide mélodramatique sur le banc des spectateurs de la IXe Chambre correctionnelle, le 14 avril 1934.

La disparition de Rochette n’empêche pas l’affaire de retrouver, en 1912, un second souffle politique. Lors du procès de janvier 1912, le public et la presse s’indignent de la remise judiciaire qui, selon eux, a permis à Rochette de poursuivre ses activités délictueuses.

 

Le Figaro publie, en février 1912, la nouvelle de l’intervention de Monis, President du Conseil. Ce dernier dément. Caillaux se tait. Briand, garde des Sceaux dans le cabinet Poincaré, s’informe du cas auprès du procureur général Fabre, et en reçoit confidence des injonctions de Monis, avec la copie d’une note relatant l’épisode et rédigée par Fabre lui-même, le 31 mars 1911. Briand conserve le secret et la note. La commission d’enquête, sous la présidence de Jaurès, retrouve vie. Mais devant la non-comparution ou le silence des intéressés, l’émotion retombe une seconde fois. Quittant la Chancellerie en janvier 1913, Briand se contente de transmettre le « document Fabre » à son successeur Louis Barthou.

 

L’affaire tourne au drame.

 

Le dernier acte, le plus tumultueux, reste à jouer. Deux ans plus tard, au début de 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro, engage une campagne acharnée contre Joseph Caillaux, à nouveau ministre des Finances dans un cabinet Doumergue. Calmette annonce la publication du « document Fabre », dont il écrit qu’elle accablera Caillaux. La Chambre des députés s’émeut, et prévoit un débat pour le 17 mars. Mais la veille, Henriette Caillaux, exaspérée par la campagne de Calmette, lui demande audience et le tue (voir : https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette )

Au Palais-Bourbon, le lendemain, Louis Barthou prend le parti de lire le document Fabre. 

 

La vision jaurésienne du scandale.

 

L’édifice en trompe-l’œil de Rochette correspond à ce que les économistes nomment un schéma de Ponzi : un ensemble financier où les rémunérations des premiers investisseurs sont, de façon frauduleuse, assurées par les apports fournis par de nouveaux clients. Jaurès y voit un « mécanisme d’une simplicité rudimentaire ».  Il ne reconnaît qu’une originalité à son auteur : avoir utilisé à grande échelle tous les moyens de publicité disponibles pour assurer le succès de ses émissions, circulaires commerciales, lettres, journal financier propre : La Finance pratique, et contrats de publicité avec des journaux comme le Gil Blas, Le Rappel d’Edmond du Mesnil ou L’Action d’Henry Bérenger. Certes, Jaurès renoue ici avec un discours critique sur la vénalité de la presse, né dans les débats sur le Panama. Mais son analyse est plus complexe, car il tient compte du courant de sympathie, indispensable aux schémas de Ponzi qui portent Rochette, dont les émissions drainent 6 millions en 1905, 25 millions en 1906, 31 millions en 1907, et 15 millions au début de 1908. Le total, environ 80 millions de francs, équivaut à plus de 290 millions d’euros de 2010. L’« épanouissement du marché financier » français de 1895 à 1914 a permis cela, mais le « krach Rochette » aurait eu lieu tôt ou tard. Comme il fut déclenché par l’arrestation du financier, une petite partie de l’opinion a pensé fausses les accusations lancées contre lui, et l’a soutenu : faut-il y ranger les 8 000 clients qui se sont abstenus de demander un remboursement après sa faillite. De 1910 à 1912, la commission d’enquête doit tenir compte de ces « croyants imbéciles en cette sorte de financiers de miracle », selon son président. La critique de cette crédulité du public a ses limites. L’entrée en lice de Jaurès en juillet 1910 se fait au nom de la défense de « l’épargne des humbles, contre toutes les manœuvres, toutes les improbités, toutes les ruses qui la guettent.  Ce souci est proclamé à nouveau en mars 1912 : il faut protéger « le pauvre peuple des épargnants ». Or, il est tout sauf certain que les clients de Rochette correspondent à cette esquisse. La banque de Rochette compte 60 agences, dont 58 en province, au début de 1908.  Bien que l’histoire des affaires de Rochette reste à écrire, on a le sentiment que ses clients sont souvent des petits notables de province, à l’image de M. Pucheu, négociant en charbon et conseiller municipal, responsable de la succursale du crédit minier et industriel à Bayonne . La spéculation sur les « valeurs Rochette » a peut-être détourné une partie des « classes intermédiaires, voire aisées » de leur épargne « de placement » habituelle, comme les caisses d’épargne. Dès juillet 1910, plusieurs auditions montrent que cette spéculation n’aurait pas pris une telle ampleur sans le concours des agents du marché financier : « à la suite de la publicité faite autour des affaires Rochette », les « ordres d’achats et de ventes » se sont multipliés, venant « des établissements de crédit, banquiers, agents de change et autres.  Cela relance donc de vrais débats sur les régulations d’un marché boursier qui connaît alors son « âge d’or ». Mais cela n’a pas empêché les exploits d’un certain Bernard Madoff et d’autres en plein XXIème siècle.

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2016-1-page-60.htm


06/06/2024
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