Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Jacques Vacher : ébéniste et poète.

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Au XIXe siècle, à Saint-Étienne, les ouvriers, plus au sens d'artisans que de prolétaires travaillant en usine, fréquentent les goguettes, sociétés chantantes et à boire, tenant à la fois le rôle de maisons populaires de la culture et de foyers de diffusion du républicanisme social et de l'anticléricalisme. Dans ces goguettes ( voir : https://www.pierre-mazet42.com/les-chansonniers-stephanois-frivoles-et-revolutionnaire ), seuls les amateurs ont le droit de chanter leurs chansons ou de réciter leurs poèmes à condition qu'ils sachent, sur des airs connus, improviser devant le public. Cette particularité stéphanoise a donné naissance à une riche école de poètes ouvriers, dont Joseph Vacher est une des belles figures dans la deuxième moitié du siècle. Ces poètes ouvriers, par les discours qu'ils tiennent, sont souvent des contestataires de l'ordre établi, ce qui est le cas de Joseph Vacher, emprisonné en 1869, sous le régime autoritaire du Second Empire. Il eut une heure de gloire, bien éphémère, lorsque fut enfin publiée, à la veille de sa mort, une infime partie de son immense œuvre manuscrite : 624 poésies et chansons. C'était un hommage bien tardif et mesuré à l’un des bons poètes patoisants qu'a connus la région stéphanoise au XIXe siècle. Ce menuisier-ébéniste a en effet distrait toute une population, celle de l'agglomération industrielle de Terrenoire, formée autour d'une des plus grandes usines métallurgiques de la région, avec ses chansons plus ou moins gauloises. Elles nous racontent la vie quotidienne des humbles sous le Second Empire, les mineurs, les forgerons, les tisseurs, les « gandoues », etc. Cette vie était particulièrement rude dans une bourgade industrielle soumise à l'emprise d'un de ces patrons de choc qu'honorait l'Empire : Euverte, à la fois directeur des forges et maire de Terrenoire, inaugura en effet une sorte de taylorisme avant la lettre. Vacher a chanté le rude labeur du puddleur appelé ainsi douze heures par jour à retourner, à l'aide du « ringard », la boule d'acier en fusion pour le décarburer, douze heures devant la gueule ardente du four : il fallait à l'ouvrier toute une dame-jeanne[1] de vin pour étancher sa soif. Républicain pendant le Second Empire il fonde en 1869, avec Remy Doutre, le « Caveau stéphanois », une goguette où se faisaient entendre des refrains anti bonapartistes et anticléricaux et dont « L’Éloge », écrite par Vacher, affirme que l’on y refuse les « disciples d’Escobar » et la « froide étiquette » pour honorer « la cause démocratique »

Son œuvre compte 624 chansons et poésies dont 40 en dialecte régional. Il se spécialise dans les chansons de métier (Le Rubanier, Le Tailleur de limes…) et dans les refrains sociaux aux accents très engagés (Jacques Bonhomme, Sous les verrous, Les Jacques). Ses premiers vers républicains sont en français, comme la plupart de ses compositions politiques, et datent de 1858. Il faut attendre 1863, après l’élection à Saint-Étienne du républicain Dorian, pour le voir utiliser le dialecte local, dans ce type de refrains. Ses deux plus célèbres chansons en langue régionale datent de la fin du Second Empire : la « Marianna » écrite le 15 août 1869, de la prison de Bellevue où il est incarcéré pour avoir signé le « Manifeste du Non » adressé par le comité anti-plébiscitaire de Saint-Étienne et La « Marseillaisa doeu Panassa » du 4 septembre 1870. Il s’engage dans les corps-francs et participe, sous le commandement de Garibaldi, à la 4e brigade. Il écrit alors « Les Garibaldiens », « Notre Patrie », « Respect à la France » et « Les Volontaires » de 1870. Il reste cependant étranger à la Commune de Saint-Étienne, ce qui ne l’empêche pas d’être inquiété, mais acquitté en 1872. Il manifeste cependant de la pitié et de la sympathie pour les victimes de la répression. Il s’installe ensuite aux Charpennes dans la banlieue industrielle de Lyon, sans avoir rompu tous liens avec ses amis stéphanois. On le vit même participer à la refondation du « Caveau stéphanois » par son ami Gonon, chansonnier comme lui et historien de la chanson stéphanoise.  Il n'en eut que plus d'amertume d'en être exclu, comme les autres chansonniers ouvriers, à la suite de l'embourgeoisement de cette société autour de 1890.

 

Cela acheva d'aigrir le vieux lutteur, déjà déçu par les progrès de l'opportunisme au sein d'une République qui n'était plus celle dont il avait rêvé sous l'Empire. La publication bien tardive de ses œuvres n'eut pas le temps de le consoler, d'autant plus qu'elle fut gâchée par les corrections intempestives que lui apporta son collègue et adversaire Duplay, surnommé « le Père Baronte », ce dernier, poète patoisant lui aussi, prétendait en effet imposer les règles orthographiques et grammaticales assez arbitraires qu'il avait codifiées dans son Dictionnaire, « la Clé du Parler gaga ». Il avait la réputation d’aimer particulièrement la dive bouteille et ses chansons assimilent les « buveurs d’eau » aux « jésuites ».

 

La Marseillaisa doeu Panassa

Alloun z-enfan, a cop de canna 
Mandoun Leboeuf avouai Failly,
 
Acc1amoun la granda Marianna
 
Que sest vin par nous deveilli. (bis)
 
Dz'ina moeu é tzin la balanci,
 
De l'oeutre ena piqua doura.
 
Chacun a fini de ploura,
 
Elle adzu a tous l'esperanci.

Couma de vrai soudâ, affrountoun lou trépas,
 
Moudoun,
 
Moudoun,
 
Requieuloun pas, on avant lou Gagas
 

 

La Marseillaise du Panassa

 

Allons enfants, à  coups de canne, 
Envoyons Leboeuf avec Failly,
 
Acclamons la grande Marianne
 
Qui vient ici nous réveiller. (bis)
 
D'une main elle tient la balance,
 
De l'autre une pique dorée.
 
Chacun a fini de pleurer,
 
Elle apporte à  tous l'espérance.
 

Comme de vrais soldats, affrontons le trépas, 
 
Partons,
 
Partons,
 
Ne reculons pas, en avant les 'Gagas' !

 



[1] Bonbonne à la contenance incertaine. 


02/12/2024
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Les années de misère

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« De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous, Seigneur. » Jamais supplique ne fut plus répétée dans le royaume de France qu’en ces années 1693-1694. La guerre est celle de la Ligue d’Augsbourg. Engagée depuis 1688, elle place Louis XIV face à une coalition qui réunit tous ses ennemis : l’Empire germanique, l’Espagne, l’Angleterre, les Provinces-Unies, la Savoie.

En 1694, Fénelon s’adresse sans ambages au roi Soleil. 

 

« Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé qui a eu tant de confiance commence à perdre l'amitié, la confiance et le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de : leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ? Les émotions populaires, qui étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l'insolence des mutins et de faire couler sous-main quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. Vous êtes réduit à la honteuse et déplorable extrémité ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages. »

— Fénelon, Lettre de Fénelon à Louis XIV (1694)

 

La colère de Fénelon est tournée directement vers le souverain. Les malheurs climatiques qui ont accablé le royaume de France, dans les années 1693-1694, auraient pu être atténués si le roi avait mis fin à sa folie de grandeurs. Il n’en demeure pas moins qu’entre 1693 et 1710 deux épisodes de dérèglement climatique ont causé la mort de près de trois millions de personnes.

 

A la fin d’une décennie paisible.

 

L'histoire commence donc en 1680, alors que Louis XIV apparaît comme l'arbitre de l'Europe. Cette décennie se déroule sous un ciel presque serein, troublé seulement par quelques sécheresses locales et par l'hiver 1683-1684, hiver qui par sa rigueur ressemble celui de 1709, mais sans compromettre cette fois moissons ni vendanges. Pourtant, ces années de vie paisible restent marquées par la persistance du paupérisme. Au total, la France gagne 520 000 habitants en onze ans, et la décennie 1680 allait bientôt apparaître comme « le bon temps » à ceux qui allaient entrer dans « le monde de l'horreur ».

Comme à son habitude, en ce printemps 1692, Louis XIV est parti à la guerre. Cette année-là, il commande en personne le siège de Namur. Un long siège, mené sous une pluie ininterrompue et battante. « Pendant près de trois semaines, explique La Colonie, un jeune officier alors sous les ordres de Vauban, la pluie ne discontinua point, et rendit les routes du camp dans des terres grasses et argileuses si impraticables qu'il était presque impossible de voiturer, de la rivière jusqu'aux batteries, les munitions nécessaires pour servir l'artillerie. »

Le roi subit de plein fouet les conséquences de ce printemps pourri : « Le plus détestable campement qui fut jamais »(marquis de Sourches). À l'arrière, Mme de Maintenon se lamente : « Il pleut à verse depuis que nous y sommes ; la ville [Dinant] est crottée à ne pouvoir s'en tirer... ».

 

Depuis l'automne 1691, la France subit un dérèglement des températures et des précipitations. A Paris, il a gelé 15 jours en novembre 1691, 19 jours en décembre, 27 jours en janvier 1692, 18 jours en février. Résultat : les céréales poussent mal et avec retard ; les travaux des champs sont ralentis. Le 22 juillet 1692, jour de la Sainte-Madeleine, celui où l'on commence d'habitude à couper les blés dans les grandes plaines de l'Ile-de-France, un ecclésiastique parisien, Gilles Hurel, consigne dans son journal : « Jamais on n'a vu un temps si extravagant et si dangereux pour les fruits et les biens de la terre, qui étaient en abondance partout et qui sont en grand danger de périr. »

 

Après un hiver 1692-1693 à peu près normal, les choses se gâtent de nouveau au printemps 1693. Le mois de mai est singulièrement humide et froid : 19 jours de pluie à Paris et une température inférieure de 2,1 °C en moyenne dans la capitale. Dans tout le royaume, l'Église ordonne des processions pour tenter d'apaiser les populations apeurées, qui en appellent aux reliques et aux saints protecteurs.

 

Le printemps 1693 connaît des pluies et du froid, puis l’été voit des alternances d’orages de grêle et de coups de chaleur : les réserves en blé des années précédentes commencent à s’épuiser. Devant la mauvaise récolte qui se prépare, il devient clair qu’il n’y aura pas assez de grains pour attendre récolte de l’année suivante et il faut encore en conserver pour les semences. Les prix augmentent donc partout en France, surtout dans les régions céréalières les plus riches, autour de Paris : ils sont multipliés au moins par trois dans un rayon de 200 km autour de la capitale, pour la période qui va d’août 1693 à juillet 1694. Néanmoins, des provinces souffrent moins, celles des façades maritimes : l’importation s’y révèle plus facile, les paysans y ont diversifié leur production, comme la Bretagne avec le sarrasin, ou bien la pluie a été moins abondante, comme dans le Languedoc et la Provence. Cette crise révèle en tout cas le cloisonnement de l’économie française, puisque la pénurie peut avoir des conséquences dramatiques dans une région et ne toucher que légèrement une autre région proche.

 

Une effroyable hécatombe.

 

Les conséquences démographiques de ces deux années de « stérilité » ont été dramatiques. Les pertes humaines, conséquences conjuguées de la faim, de la maladie, de l'épidémie typhoïde, scorbut, ergotisme, se sont abattues sur des corps affaiblis. 

 

Le prêtre stéphanois Jean Chapelon, mort en 1694, a décrit en vers la nourriture de ses contemporains durant la famine :

 

« Croiriez-vous qu'il y en eut, à grands coups de couteau

Ont disséqué des chiens et des chevaux,

Les ont mangés tout crus et se sont fait une fête

De faire du bouillon avec les os de la tête

Les gens durant l'hiver n'ont mangé que des raves

Et des topinambours, qui pourrissaient en cave

De la soupe d'avoine, avec des trognons de chou

Et mille saletés qu'ils trouvaient dehors

Jusqu'à aller les chercher le long des Furettes [le marché aux bestiaux]

Et se battre leur soûl pour ronger des os

Les boyaux des poulets, des dindons, des lapins

Étaient pour la plupart d'agréables morceaux ».

 

D'après des statistiques réalisées à partir des registres paroissiaux ; Jacques Dupâquier évalue ainsi le nombre des victimes à 1 600 000, au moins ; Emmanuel Le Roy Ladurie avance le chiffre de 2 millions de morts ; Marcel Lachiver, au terme d'une rigoureuse analyse, peut conclure que 2 836 800 habitants du royaume sont morts en deux ans, soit 1 300 000 de plus qu'au cours de deux années « moyennes ». 

 

Ainsi, écrit-il, la crise de 1693-1694 a fait pratiquement autant de morts que la guerre de 1914-1918, mais en deux ans au lieu de quatre, et dans une France moitié moins peuplée. Ni les guerres de la Révolution et de l'Empire 1 350 000 morts en vingt-trois ans, dans une France de 30 millions d'habitants, ni évidemment celle de 1870, ni celle de 1939-1945 n'ont fait autant de victimes en si peu de temps.

 

Colère des populations et la réponse de l’État.

 

Le 2 décembre 1693, le lieutenant de police La Reynie fait part de son désarroi devant une situation devenue incontrôlable : « Tous les marchés ont été aujourd'hui si difficiles qu'il est, ce semble, impossible d'empêcher qu'il n'arrive quelque grand désordre, si les choses subsistent encore un peu de temps sur le même pied. [...] La multitude renouvelle ses menaces, et on y entend dire, sans qu'il soit possible d'y remédier, qu'il faut aller piller et saccager les riches ».

Pour enrayer la cherté des prix, à commencer par celle du pain, le pouvoir central a peu d’instruments. Le contrôleur général des finances, alors Pontchartrain, se trouve dans le plus vif embarras. Il doit à la fois poursuivre le financement de la guerre et pallier la famine. Il interdit les exportations de grains, ordonne aux intendants d’en trouver là où on en cache, car la spéculation bat son plein. Il a deux priorités : assurer le ravitaillement de l’armée et faire en sorte que Paris ne soit pas affamée. On peut compter sur la guerre de courses. En juin 1694, le corsaire Jean Bart s’empare d’une flotte de 110 navires venus de Norvège pour décharger leur blé à Amsterdam. Il récidive en 1696. A la fin juin, au Texel, Jean Bart attaque des navires de guerre hollandais qui se sont emparés d’un convoi de vaisseaux chargés de grains, met en fuite les bateaux ennemis et ramène à Dunkerque 30 vaisseaux de blé, envoyant 60 autres navires à Dieppe et au Havre. Les flottes ennemies en représailles bombardent ces deux villes. « Paris souffrit beaucoup, mais la misère fut sans doute encore plus grande pour les petites gens dans les régions alentour qui furent véritablement pillées pour assurer l’approvisionnement de la capitale », écrit l’historien Marcel Lachiver. Des émeutes éclatent lorsque les populations voient des commissaires aux vivres venir prendre des blés pour les armées, lorsqu’on charge de céréales des bateaux sur les rivières ou quand on les voit partir vers une autre ville ou une autre province. Les femmes, incapables de nourrir leur famille, jouent un rôle déterminant dans les émeutes qui s’en prennent volontiers aux représentants du roi, car, aux yeux de tous, le monarque doit assurer la fourniture du pain à ses sujets. Marcel Lachiver a décrit l’engrenage de la colère : les pauvres accusent les plus riches de stocker du blé et, en effet, ceux qui ont des réserves les conservent précieusement, en cas de nouvelles mauvaises récoltes. Enfin, les hommes ajoutèrent leurs maux à ceux provoqués par la nature. La guerre de la ligue d'Augsbourg (1688-1697) entraîna en effet une surfiscalisation qui vint s'abattre sur une population déjà en difficulté : l'impôt augmenta de 35 % entre 1685 et 1695 ! Le fisc frappa ainsi à contretemps, bouleversant l'équilibre précaire du budget des paysans et des artisans. Il faudra attendre les années 1705-1706 pour que les pertes des années 1692-1694 soient effacées. Pour une France de 22 452 000 habitants (dans les frontières actuelles), 2 836 000 meurent en deux ans, soit 1 300 000 personnes de plus qu’au cours de deux années moyennes, et même, d’août 1693 à juillet 1694, on compte 1 800 500 morts. En 1694, il y a 587 000 naissances, soit 215 000 de moins que d’habitude. La population de la France diminue de 6,8 % et, en trois ans, il manque près de 100 000 mariages.

 

Le répit est de courte durée. 

 

Tout se détraque de nouveau à la fin de l'année 1708. Après un automne rigoureux, la chute de la température dans la nuit des Rois, en janvier 1709, est impressionnante : il faisait + 10,7 °C le 5 janvier à Paris, et - 3,1 °C le lendemain 6 janvier.

 

Voilà d’ailleurs ce qu’en dit le curé de Vougy (Loire) :

 

« Le soir du 6 janvier, il commença à faire froid, et ce froid fut si extraordinaire et si violent pendant cinq à six jours qu'on disait n'en avoir jamais vu un semblable. [...] La cherté du blé commença au mois de janvier 1709 et alla toujours en augmentant de prix jusqu'au mois de juin [...]. Jamais on n'a vu tant de pauvres misérables, tant de larrons ni de fripons. La pauvreté [...] inspirait à beaucoup de personnes à voler et à dérober. [...] On volait de nuit et de jour boeufs, vaches, moutons et meubles. On ne laissait rien dans les jardins. [...] La famine a été si grande qu'on ne peut concevoir la quantité de personnes mortes de faim dans les chemins en allant demander l'aumône. Il y en eut beaucoup de dévorées par les chiens et les loups ; enfin il est mort pour le moins la moitié des habitants de cette paroisse. Il est resté très peu d'enfants. »

 

Ce témoignage recueilli au milieu de centaines d’autres dans les registres paroissiaux montre la violence et la soudaineté avec lesquelles s’est abattu cet épisode resté jusqu’à ce jour unique dans les archives météorologiques. 

Le 5 janvier, les températures chutèrent, rien d'étonnant, à priori, aux premières heures de l'hiver en Europe, mais celui de 1709 n'avait rien d'une vague de froid ordinaire. Le lendemain, le soleil se leva sur un continent glacé de l'Italie à la Scandinavie et de l'Angleterre à la Russie, le surlendemain également, puis tous les jours pendant près de trois mois.

Le pays le plus touché par la terrible vague de froid fut sans nul doute la France. L'année 1709 avait déjà mal commencé. Les paysans français devaient composer avec de maigres récoltes, de lourds impôts et l'enrôlement pour la guerre de Succession d'Espagne. Les vagues de froid endurées à la fin de l'année 1708 n'étaient rien face à l'effondrement des températures de la nuit du 5 au 6 janvier. Les deux semaines suivantes, la neige tomba sur la France et les thermomètres affichèrent des températures avoisinant les -20 °C. Sur l'ensemble du territoire français, les fleuves, les canaux et les ports furent figés par le gel et les routes bloquées par la neige. 

Même les plus aisés qui se pensaient à l'abri de la disette avec leurs stocks de nourriture et de boissons réalisèrent bientôt que le froid les rendait inutilisables. Le pain, la viande et certaines boissons alcoolisées gelèrent tout simplement. Il ne resta de liquide que les spiritueux comme la vodka, le whisky ou le rhum. Le piège glacé du climat vint se refermer sur les pauvres comme sur les riches.

Les conséquences agricoles de 1709 se révèlent considérables : anéantissement quasi complet de l’oliveraie méridionale, en Provence, Bas-Rhône et Languedoc ; elle ne retrouvera jamais, malgré certaines replantations, ses superficies d’avant 1709, cédant la place par la suite, à partir de 1711-1715, aux céréales et surtout à la viticulture. Il y eut en 1709 également destruction d’une assez grande masse de vignobles, et surtout d’emblavures terres à céréales. Ce genre d’épisode qu’on retrouvera en 1956 était rarissime, et d’autant plus désastreux.

La coupure 1709 est suffisante pour produire une famine au sens presque intégral de ce mot. Le désastre des subsistances est moindre que ce ne fut le cas en 1693-1694, année d’une épouvantable disette, due pour le coup à la pluie excessive et aussi au froid. La crise de subsistances est néanmoins majeure en 1709.

La haute mortalité, inévitable et consécutive, commence dès janvier 1709. Elle résulte de maladies broncho-pulmonaires et cardio-vasculaires provoquées par le froid. Mais, dans la grande majorité des cas, à partir d’avril 1709, la mortalité résulte de la famine matérialisée par les hauts prix du grain et du pain consécutifs à la destruction des récoltes ; on est en présence d’épidémies collatérales et corrélatives dues à la sous-nutrition et à l’ingestion de nourritures infectes du genre cadavres d’animaux faisandés faute de mieux - maladies telles que dysenterie, typhus, fièvres, etc.

 

Un bilan démographique désastreux. 

 

Les grains n’ont pas totalement manqué, les récoltes d’orge  de printemps ont procuré une nourriture de remplacement, et les mesures de secours des autorités se sont révélées efficaces (distribution de céréales provenant de régions peu touchées ou de l’étranger, distribution gratuite de pain). Malgré cela, au total, pour les deux années, on enregistre en France 2 141 000 décès contre 1 330 800 naissances, soit une perte de 810 000 personnes, 3,5 % de la population.

 

Et la cause ?

 

Encore aujourd'hui, cette période détient le record de l'hiver européen le plus froid des 500 dernières années et occupe toujours l'esprit des climatologues. Diverses théories ont vu le jour pour tenter de l'expliquer.

Dans les années antérieures à la vague de froid, plusieurs volcans sont entrés en éruption autour de l'Europe, notamment le Teide sur les îles Canaries, le volcan de Santorin en Méditerranée et le Vésuve près de Naples. D'énormes volumes de poussière et de cendre ont envahi l'atmosphère et entravé le passage des rayons du Soleil.

L'année 1709 tombe également dans la période appelée minimum de Maunder (1645 - 1715) par les climatologues, époque à laquelle les émissions d'énergie solaire ont connu un affaiblissement considérable. Quant à savoir si la catastrophe hivernale subie par l'Europe en 1709 est bel et bien le fruit de ces différents facteurs, le débat a encore de beaux jours devant lui.

 

Documentation utilisée pour l’article :

 

 - https://www.lhistoire.fr/un-ministre-face-à-la-crise

https://www.lhistoire.fr/lenvers-du-décor

https://www.lhistoire.fr/les-tragédies-du-grand-siècle

https://www.lhistoire.fr/lhiver-le-plus-froid

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1984_num_31_4_1291

 

Pour aller plus loin :

 

 - Marcel Lachiver, Les Années de misère - La famine au temps du Grand Roi. Fayard 1991

https://www.pierre-mazet42.com/quand-pierre-goubert-devoilait-la-face-cachee-du-roi-soleil

 

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25/11/2024
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Les énigmatiques sœurs Papin.

 

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Le 2 février 1933, Mme Lancelin et sa fille sont en ville. Elles doivent rentrer vers 18h pour rejoindre M. Lancelin. Ensemble, ils iront dîner chez le beau-frère de ce dernier. M. Lancelin arrive devant sa maison : aucune lumière. Inquiet, il se rend chez son beau-frère. Ils téléphonent : aucune réponse. Accompagnés de policiers, M. Lancelin, son gendre et son beau-frère se dirigent vers la maison. Un policier entre : au premier étage, l’horreur. Mme et Mlle Lancelin sont étendues : mortes, à moitié dénudées. Leur visage : une bouillie. Les yeux : arrachés, du sang partout. Au second étage, les bonnes, Christine et Léa Papin, sont couchées dans le même lit. Immédiatement, elles reconnaissent avoir commis le double crime sans aucun remords. L'affaire a inspiré par la suite de nombreux auteurs. Bien qu'il ait toujours nié s'en être inspiré, Jean Genet a fait monter en 1947 une pièce de théâtre intitulée « Les Bonnes », qui sera adaptée au cinéma quelques années plus tard par Nikos Papatakis sous le titre « Les Abysses » (1963). Claude Chabrol a repris la trame dramatique du destin des sœurs Papin en l'adaptant pour son film « La Cérémonie » en 1995, avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, un an après que Nancy Meckler (en) a réalisé au Royaume-Uni « Sister My Sister » sur le même thème, avec Joely Richardson et Jodhi May. Jean-Pierre Denis reprendra ce fait divers dans son film « Les Blessures assassines » (2000), mettant en évidence que, 67 ans après, l'affaire des sœurs Papin suscite toujours interrogations, inquiétudes, voire passions.

Le crime des sœurs Papin : l'une des affaires criminelles les plus importantes du XXe siècle ; comparable en cela aux procès Landru, Petiot ou Dominici ; en raison de sa violence comme du mystère qui recouvre ce massacre. Il s'agit bien d'un « crime sans exemple dans les annales médico-légales » ; tels sont les propos du médecin légiste chargé d'examiner les corps des victimes, qui parle de « raffinement de cruauté ». Les bonnes ont, notamment, extirpé les yeux de leurs patronnes de leurs orbites et réduit le crâne de leurs victimes en bouillie.

 

Les prémices de l’affaire.

 

En avril 1926, Madame Lancelin, épouse de René Lancelin, ancien avoué honoraire et administrateur d'une Mutuelle du Mans, décide de renouveler son personnel domestique dans sa maison bourgeoise au 6 rue Bruyère du Mans. Elle engage une cuisinière, Christine Papin et une femme de chambre, sa sœur Léa. Les règles dans cette maison sont strictes, notamment ne s'adresser à personne d'autre que les patrons (les époux Lancelin et leur fille Geneviève, 21 ans), mais elles sont bien payées (salaire mensuel de 300 francs), sont nourries, logées et blanchies si bien qu’en sept ans de service, elles ont économisé 22 200 francs sur leur salaire. 

Le soir du crime, Léa a laissé tomber pour la deuxième fois des objets (des petits pains) à un endroit différent de la place qui leur était habituellement réservée. La première fois, cinq ans plus tôt selon Léa, cette dernière avait laissé par inattention sur le tapis un morceau de papier tombé de la corbeille.

Madame l’avait alors appelée pour la punir en la prenant par l’épaule et en la pinçant fortement, la mettant à genoux en lui ordonnant de ramasser. Étonnée de ce geste de mauvaise humeur inhabituel chez sa patronne, Léa l’avait relaté le soir même à sa sœur en ajoutant : « Qu’elle ne recommence pas ou je me défendrai. »

 

Le crime.

 

La veille, le fer à repasser électrique s'était détraqué, comme cela s'était déjà passé une autre fois. Il fallait donc rattraper le temps perdu, mais à nouveau ce jour-là le fer cessa de fonctionner, plongeant la maison dans le noir. Les deux sœurs attendirent donc le retour de leurs patronnes, parties rendre visite à la fille aînée des Lancelin. Selon la reconstitution ultérieure, le crime se serait déroulé en deux temps : au retour de leurs patronnes vers 17 h 30, Christine a tout d’abord informé « Madame » du dysfonctionnement du fer pour expliquer le noir dans la maison, ce qui a entraîné une dispute entre « Madame » et l'aînée des sœurs. La dispute se transforme rapidement en une bagarre entre Christine, « Madame » et « Mademoiselle », qui sont tabassées principalement par Christine, folle de rage. La scène tourne très vite au massacre : Christine, qui aurait ordonné à sa sœur d’arracher un œil à Mme Lancelin, arrache ensuite un œil de la fille et le jette dans l’escalier. Léa va chercher un couteau et un marteau. C'est avec ces deux armes et un pot en étain que les sœurs tailladent et martèlent les deux victimes, s'acharnant sur elles jusqu'à ce qu'elles meurent. Le docteur Chartier, médecin légiste, parle dans son rapport de « bouillie sanglante ». Comme en témoignent les dépositions des témoins notamment le beau-frère de monsieur Lancelin, présent lors de la découverte des corps et les photographies prises sur place, les visages des victimes furent frappés au point de devenir méconnaissables, que leurs sous-vêtements furent déchirés, leur sexe mis à nu, les fesses de la fille atrocement tailladées. On estime que le massacre dura une vingtaine de minutes. Puis les deux sœurs se lavent, se mettent ensemble dans le  lit de Christine, projetant de dire qu’elles s’étaient défendues d’une attaque de leurs patronnes.

 

Qui sont les sœurs Papin ?

 

Les sœurs Papin sont nées de l’union de Clémence Derré, épouse infidèle et peu maternelle, et de son mari Gustave Papin, cultivateur, homme faible et buveur. Le couple s'est marié en octobre 1901 à Saint-Mars-d'Outillé (Sarthe), où Clémence donne naissance en février 1902, quatre mois après son mariage, à Emilia, fille aînée du couple. Puis elle donne naissance à Christine le 8 mars 1905 à Marigné-Laillé et à Léa le 15 septembre 1912 au Mans. Clémence quitte son mari après la découverte du viol d’Emilia par son père lorsque celle-ci est âgée de 10 ans. Le divorce est prononcé en 1913 sans que l’inceste soit dénoncé et Emilia part en maison de correction, placée par sa mère. Emilia, qui rentre dans les ordres à seize ans, est alors traitée comme la fautive, probablement aussi parce qu’il existe un doute sur la paternité biologique de Gustave.

 

Ni Christine, ni Léa ne sont élevées par leur mère, qui les place et déplace à son gré tout au long de leur enfance et de leur adolescence, jusqu’à leur entrée chez les Lancelin. Quand elles ne sont pas placées dans des institutions religieuses, chacune de ces deux sœurs vit comme bonne avec une femme seule, avant de se retrouver ensemble. Christine et Léa changent assez souvent de maisons sur ordre de leur mère, qui considère toujours leurs gages insuffisants. Clémence place Christine chez les Lancelin à 22 ans, celle-ci ayant obtenu deux mois plus tard que sa sœur soit engagée pour l’assister. Les règles en vigueur dans la maison sont posées dès l’embauche : les domestiques n’ont de rapport qu’avec Madame Lancelin qui ne donne d’ordre (souvent par simples billets) qu’à Christine qui transmet à Léa. Les deux sœurs sont dépeintes comme des servantes modèles par leurs anciens employeurs ainsi que par Monsieur Lancelin, les voisins et amis, qui notent cependant presque tous une intolérance teintée de bizarrerie de la part de Christine vis-à-vis des observations que peuvent lui faire ses employeurs.

 

Un régal pour la presse.

 

C’est le début d’un prodigieux emballement médiatique. Dès le lendemain, les journalistes se bousculent au Mans, une ville qui n’avait pas enregistré d’homicide volontaire depuis plus de deux ans. Paris-Soir, Le Petit Journal, Le Matin, Le Journal et d'autres périodiques s'intéressent au « drame de la rue Bruyère ». Journaux populaires à fort tirage, ils envoient sur place reporters et photographes. L'Humanité et Détective prennent la défense des jeunes servantes : « Les meurtrières du Mans sont des victimes de l'exploitation », peut-on lire dans L'Humanité ; Paris-Soir prend celle de madame Lancelin. Le chroniqueur de Vu écrit quant à lui : « On voudrait comprendre ; on ne peut. C'est le caractère vraiment hallucinant de cette affaire que l'horreur de ce double crime - l'un des plus atroces qui aient jamais été commis - soit encore dépassée par le mystère qui l'enveloppe. » Bien qu’à première vue éloignées, ces deux réactions procédaient finalement de la même logique : à savoir le déni de la subjectivité des sœurs Papin et de la singularité de leur crime. Pour ne pas avoir à aborder la question de « l’humanité » de ces criminelles, les deux camps comparaient ces sœurs à des animaux : victimes (étymologiquement des bêtes offertes aux dieu), « bestiales » pour les premiers, pour les seconds. Bernard Lauzac, vieux routier des affaires criminelles pour Police Magazine, écrit : « Je ne sais de quelle manière commencer la narration d'un tel crime. La férocité y a atteint un degré jusque-là inconnu et il est infiniment difficile de réaliser que des êtres humains aient pu tuer avec une telle atroce sauvagerie. » Les journalistes de la presse locale ravitaillent le public en informations presque instantanées : l'essentiel des interrogatoires, des auditions, des expertises sont en bonne place dans les colonnes des deux grands journaux de la Sarthe : L'Ouest-Éclair et le Journal de la Sarthe. 

 

Une instruction peu instructive…

 

L'instruction ne permet pas de progresser grandement. Les deux sœurs ne sont pas capables d'introspection et ne font que répéter qu'elles n'avaient absolument rien à reprocher à leurs patronnes, possédant suffisamment d'économies pour chercher un autre travail, si elles avaient voulu les quitter. Elles étaient bien nourries, bien logées et bien traitées. En 6 ans, elles n'avaient d'ailleurs demandé aucune autorisation de sortie. Lors du temps libre dont elles disposaient, les deux sœurs se retiraient dans leur chambre, et ne sortaient que pour se rendre à la messe, coquettes et élégantes le dimanche matin. Elles ne liaient jamais connaissance avec un garçon ou avec les domestiques des maisons voisines, ni avec les commerçants du quartier qui les trouvaient bizarres. Une affection exclusive liait Christine et Léa qui s'étaient jurées qu'aucun homme ne les séparerait jamais. Cette affection va éclater au grand jour dans la prison des femmes. Dès son incarcération, Christine sombre dans le délire. Elle veut s'arracher les yeux, réclame sa sœur en hurlant, au point que la gardienne chef accepte de les réunir. Aussitôt, dans un état d'exaltation croissante, de folle passion, Christine entreprend de dévêtir Léa tout en la suppliant : « Dis-moi oui, dis-moi oui. » Les gardiennes doivent protéger Léa des assauts de son aînée. Interrogées à plusieurs reprises par le juge d'instruction et les experts, les soeurs confirment toutes deux leur participation conjointe au crime. Il apparaît qu'elles n'ont pas prémédité le massacre des femmes Lancelin, mais qu'elles partagent la même responsabilité et méritent le même châtiment. Cependant le crime demeure une énigme. Pourquoi deux frêles jeunes filles ont-elles pu commettre un crime sadique, s'acharner à ce point sur le corps de leurs victimes, et sans manifester aucun regret après coup ? Quel instinct meurtrier les a si sauvagement animées ?

 

Les experts se divisent sur la question de savoir si les filles Papin ont été victimes d'une crise de folie hystérique ou de folie épileptique. La catégorie scientifique de l'hystérie a pratiquement été abandonnée à la veille de la Première Guerre mondiale. Quant à la thèse de la crise épileptique, les trois spécialistes commis pendant l'instruction et appelés à témoigner pendant le procès, les docteurs Schützenberger, directeur de l'asile du Mans, le docteur Baruk, médecin-directeur de l'asile de Saintes-Gemmes-sur-Loire et le docteur Truelle, médecin-chef de l'asile clinique Sainte-Anne, s'y refusent absolument. Ils n'ont trouvé, écrivent-ils, aucune particularité physique ou psychique de la « mentalité   épileptique » . Pas non plus d'hallucinations ou d'idées délirantes chez les sœurs ; aussi en conclut-on qu'elles sont saines d'esprit.

 

Un procès bâclé. 

 

Lors du procès, l'analyse du crime est malheureusement pauvre. Les jurés souscrivent au point de vue des experts Schützenberger, Truelle, et Baruk considérant le crime comme une crise de colère dégénérée en fureur par deux sœurs parfaitement saines d'esprit. Les experts ne tinrent pas compte des antécédents familiaux des deux sœurs (père alcoolique, violences conjugales, inceste sur la sœur aînée, un cousin aliéné, un oncle pendu) ni de la vie singulière qu'elles menaient. L'acharnement sadique sur les corps des victimes ne tenait pas comme argument de folie pour les experts, du fait que les criminelles avaient fait preuve de sang-froid en nettoyant leurs ustensiles et en se couchant après l'acte. La ressemblance avec la préparation d'un plat cuisiné n'a pas été relevée, ce qui va pourtant bien avec un acte insensé. Les multiples crises de Christine à la prison, et les déclarations des codétenues et des gardiennes à ce propos ont été tenus pour négligeables car Christine avouait avoir «  joué la comédie », ce terme ayant dans la région du Mans un sens différent du sens commun, puisqu'il signifie « faire une scène ».

 

A l'époque pourtant, un psychiatre, le docteur Logre, déplore qu'on n'ait « pas assez recherché la nature des liens unissant les deux sœurs ni attaché suffisamment d'importance aux blessures très caractéristiques des victimes, qui paraissent indiquer des préoccupations sexuelles délirantes ». Rival du docteur Truelle, l'expert chargé de l'affaire, il ne sera pas écouté. Effectivement, quand l'avocate de Christine, maître Brière, lui demande pourquoi elle a déshabillé Geneviève Lancelin, question essentielle négligée par l'ensemble des experts la jeune femme répond par une aberration : « Elle prétendait chercher quelque chose qu'elle aurait voulu avoir et dont la possession l'aurait rendue plus forte », car elle voudrait « changer de corps ». Mieux : Christine croit se souvenir que « dans une vie antérieure, elle a été le « mari de sa sœur ». Les psychanalystes qui, par la suite, ont étudié le cas, voient dans cet aveu un symptôme du transsexualisme psychique presque toujours présent dans les psychoses paranoïaques les plus graves. De plus, le jour du drame, la fille Lancelin avait ses règles. Or, leur crime accompli, Christine et Léa ont barbouillé de ce sang menstruel le sexe de la mère. Pour les psychanalystes, ce geste hautement symbolique donne son véritable sens à la tragédie : à travers leur acte fou, les sœurs ont inconsciemment voulu saisir « le mystère du sexe, de la jouissance et de la vie ».

Le verdict, que Christine a reçu agenouillée, a condamné cette dernière à mort et Léa à 10 ans de travaux forcés. L'aînée a ensuite été graciée, et sa peine commuée aux travaux forcés à perpétuité. Christine a été transférée à la prison centrale de Rennes où elle a sombré dans un état dépressif avec refus systématique de toute alimentation. Elle a été ensuite hospitalisée à l'asile public d'aliénés de Rennes où elle est morte en 1937, de cachexie vésanique[1] à l'âge de 32 ans. Léa quant à elle, décèdera à Nantes en 2001 l'âge de 89 ans

 

Une affaire toujours en débat.

 

Malgré la multitude d’études psychiatriques ou psychanalytiques du cas des deux sœurs, il est bien difficile de connaitre les motivations et le mécanisme psychique à l’œuvre lorsqu’elles s’en sont prises à leurs patronnes. Dans un ouvrage paru en 2016, Isabelle Bedouet (Le crime des soeurs Papin) tente d’éclairer l’affaire d’un jour nouveau. En s'appuyant sur des faits occultés, sur des archives inédites révélant, en particulier, la collusion des experts psychiatres, des magistrats et des notables lors du procès, en relevant certaines lacunes significatives de l'enquête, cet ouvrage nous dévoile ce qui se joue derrière ce double assassinat. Il indique, en outre, comment un autre meurtre, survenu quelques mois auparavant dans le même département, la Sarthe, mais passé inaperçu, a inspiré, de façon évidente, le passage à l'acte des deux jeunes femmes dans ses modalités les plus atroces.

Au travers d'un examen impartial de l'affaire, Isabelle Bedouet reconsidère nombre d'idées reçues, notamment celle de la rébellion de domestiques trop longtemps exploitées. À la lumière de la psychanalyse, elle éclaire ainsi sous un jour nouveau les personnalités des tristement célèbres « bonnes » du Mans.

 

Documentation utilisée 

 

http://excerpts.numilog.com/books/9782849528730.pdf

https://www.grands-avocats.com/dossiers/soeurs-papin-double-assassinat-mans/

https://shs.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-1982-2-page-95?lang=fr

https://www.lhistoire.fr/le-crime-des-«-bonnes-»



[1]La cachexie est un affaiblissement profond de l’organisme (perte de poids, fatigue, atrophie musculaire, etc.) lié à une dénutrition très importante. La cachexie n'est pas une maladie en elle-même, mais le symptôme d'une autre..


12/11/2024
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Saint-Étienne ville présidentielle

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Saint-Etienne n’est pas Paris. Elle n’a pas eu l’honneur, ou le désagrément, d’accueillir les chefs d’État étrangers . Pourtant dans le passé, quelques Présidents n’ont pas boudé leur plaisir en rendant visite à la capitale ligérienne. Deux de ces escapades ont particulièrement marqué la ville : Félix Faure est venu les 29 et 30 mai 1898 et Albert Lebrun fit une courte visite en octobre 1933. Saint-Etienne n’avait eu que peu souvent la visite de chefs d’Etat : Charles VII en 1441, Henri IV en 1595 et Louis Napoléon Bonaparte en 1852. A l’annonce de la visite de Félix Faure, la ville se prépare à mettre les petits plats dans les grands. Pas moins de sept mois de préparation furent nécessaires. Saint-Etienne souffre de son image noire et rouge qui ne correspond pas à la grande ville qu’elle est devenue. Aussi va-t-elle déployer tous ses fastes pour être à la hauteur de l’événement et se montrer sous son meilleur jour à l’illustre visiteur et à son entourage. D’ailleurs le maire, Louis Chavanon, résume bien les objectifs de la ville :

 

« Il faut que le chef d’Etat emporte de son séjour parmi nous un souvenir inoubliable, et que Saint-Etienne, la ville si longtemps méconnue montre qu’elle ne mérite pas la réputation qui lui est faite, et que ses habitants pratiquent l’hospitalité aussi bien que partout ailleurs. » 

 

  L’arrivée du chef de l’Etat à la gare de Châteaucreux est annoncée par une salve de 21 coups de canon. A huit heures du matin, dans les rues de Saint-Etienne, de longues files d’hommes, de femmes et d’enfants se dirigent vers la gare. Sur le trajet que va suivre le président, les trottoirs se garnissent de monde à une vitesse considérable. Sous un arc de triomphe érigé par la rubanerie, place de l’Hôtel-de-Ville, le président reçoit un bouquet de fleurs de la main de plieuses, provoquant ainsi la colère des ourdisseuses se sentant délaissées. La première journée est consacrée aux visites institutionnelles. Après un déjeuner à la préfecture, l’après-midi débute par l’inauguration du monument des combattants de 1870, implanté place Jovin-Bouchard, face au Palais des arts (actuel musée d'Art et d'Industrie). Un grand lâcher de pigeons voyageurs met la touche finale à ce moment patriotique. Ensuite, le Président se rend au musée, située à quelques pas. Il visite la section des armes et des rubans, où on tisse, devant lui son portrait.  La deuxième partie de l’après-midi est consacrée à la visite des hôpitaux. Il inaugure l’hôpital de Bellevue, conçu par Lamaizière, mais à peine terminé.  La matinée se termine par un repas à l’Hôtel de Ville, auquel participent 320 convives et dont je vous laisse apprécier le menu :

 

Petites bouchées parisiennes

Turbot sauce riche

Cuissot de renne grand veneur

Quenelles truffées, sauce financière

Jambon d’York maillon

Spums au kirsch

Morilles chantilly

Chapons truffé à la broche

Mousse de foie-gras à la gelée

Langouste tartare

Parfaits pralinés

Dessert

Vins : Haut Sauterne, Saint Emilion, Pomard, Louis Roederer

 

 La journée du 30 mai est essentiellement tournée vers le commerce et l’industrie. Avec des visites bien rythmées d’une trentaine de minutes, il enchaine les rubans et velours Giron, l’école des Mines, l’école professionnelle, la Manufacture nationale d’armes et les Aciéries de Saint-Etienne (usine Barroin). A chaque étape, le même scénario se reproduit : discours d’accueil du directeur, présentation de quelques ouvriers ou élèves méritants suivie de l’inévitable remise de médailles. L’après-midi, il visite encore un atelier de passementerie et après une dernière représentation théâtrale reprend le train vers 23 heures.  Tout le monde se plait à saluer le bon déroulement de la visite et son caractère bon enfant. Il faut dire que Félix Faure est un habile communicant. Il sait parfaitement soigner son image et sa popularité et les Stéphanois, bon public, ne lui ménagent pas leur admiration. Les industriels n’ont pas manqué de souligner, à chaque étape, les difficultés de leurs activités en raison de la concurrence étrangère (notamment pour la rubanerie). Ils ont reçu des réponses courtoises, mais suffisamment évasives pour satisfaire tout le monde. Sur le plan économique, le bilan est donc mince. Les espoirs de retombées sont bien résumés par Adrien de Montgolfier :

«  De retour à Paris, vous direz, en pensant à nous : Saint-Etienne mérite toute notre sollicitude » Espoir modeste, mais c’était sans doute le plus important pour la ville et ses habitants : être enfin reconnus à leur juste valeur.

 

Pour en savoir plus :

 

http://www.gillescharles.fr/2017/05/05/qui-se-souvient-de-larc-de-triomphe-stephanois/

 

http://doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/Cyberdocs/MFE2007/hayot_c/pdf/hayot_c.pdf

 

Voir quelques images :

 

https://catalogue-lumiere.com/series/voyage-du-president-felix-faure-a-saint-etienne/


07/11/2024
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Quand la Russie colonisait l’Amérique.

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Le 6 juillet 1922, le président de la chambre basse du Parlement russe a menacé de reprendre l'État de l'Alaska si les États-Unis saisissaient ou gelaient leurs avoirs à l'étranger. Cela fait plusieurs années que le sujet d'une Alaska russe est abordé dans les médias, ces territoires faisaient autrefois partie de l'Empire russe. Ces provocations, brandies pour « réveiller le patriotisme [...] et exciter les velléités nationalistes » de la population russe selon Carole Grimaud Potter, professeure de géopolitique russe ont eu l'effet escompté. Aussitôt, une campagne intitulée "l'Alaska est à nous" a été conçue sur les réseaux sociaux. Des panneaux publicitaires floqués du même slogan ont même été installés dans la ville sibérienne Krasnoïarsk. La Russie est coutumière du fait. Elle fait part de son souhait  de voir le drapeau russe flotter au-dessus du plus grand État américain. Depuis une dizaine d'années, le sujet est régulièrement abordé dans les médias russes. Cela fait plus de deux ans que Vladimir Poutine mène en Ukraine une guerre qui devait restaurer en partie les frontières de l’empire russe. Mais il est une frontière de ce même empire dont on parle rarement. Une frontière située sur un autre continent, en Amérique du nord, et qui s’étendait de l’Alaska aux environs de San Francisco. Si ces prétentions relèvent de l’incantation, elles ne naissent pas d’un pur fantasme propagandiste. Elles s’appuient bien sur des faits historiques reconnus et étudiés : à savoir que la Russie a tenté, au cours des XVIIIème et XIXème siècle de s’implanter en Alaska mais également tout au long de la côte pacifique d’Amérique du Nord.

 

Béring, le précurseur. 

 

En 1725, Pierre le Grand charge Béring d'une mission présentant un enjeu de puissance capital pour la Russie : voir s'il est possible d'atteindre le continent américain par son versant occidental. À l’origine de cette colonisation, il y a l’expansionnisme des tsars successifs et un attrait pour les fourrures du Pacifique, en particulier celle des loutres de mer. La disparition de ces dernières et le coût du maintien de possessions si lointaines finissent par mettre fin à l’établissement russe en Amérique, suspendant une histoire à même d’inspirer de nombreuses uchronies. Les acteurs en sont principalement les trappeurs, qui vont chercher des fourrures toujours plus loin, poussés par l'extinction des proies (en premier lieu la zibeline) dans leurs zones de chasse habituelles. L'État n'est donc pas à l'origine de ce mouvement, il se contente d'être présent à titre de percepteur à partir de la fin du XVIe siècle, en réclamant un impôt sur les fourrures. Cette conquête a lieu à un rythme lent, par voie fluviale puis navale plutôt que terrestre : les trappeurs se réunissent en commandos et descendent les fleuves puis empruntent leurs affluents sur des radeaux, s'enfonçant davantage encore en Sibérie. A l'origine de l'expédition de Béring, il y a une visite de Pierre le Grand à Paris en 1717. Les géographes français lui demandent s'il y a un passage pour gagner l'Amérique par le nord. En effet, les cartes de l'époque sont très fantaisistes. Certains imaginent que les deux continents sont reliés, d'autres qu'un détroit les sépare. Pierre le Grand comprend que, s'il ne monte pas une expédition pour le vérifier, ce seront d'autres nations qui prendront l'avantage. Ses préoccupations sont donc à la fois géopolitiques, économiques et intellectuelles. En 1725 il nomme Vitus Béring, un capitaine danois recruté par la Russie, à la tête de cette entreprise. Pierre le Grand meurt quelques semaines plus tard, mais sa veuve Catherine Ier donne son accord pour poursuivre l'expédition. L’expédition, à laquelle participent 25 hommes, part en 1725 et parcourt 6 000 km pour atteindre Okhotsk, sur la côte Pacifique, au bout de deux ans. De là, ses membres passent en bateau sur la péninsule du Kamtchatka puis, en 1728, ils prennent la direction du nord. À bord du Saint-Gabriel, Béring atteint l’île Saint-Laurent, au large de l’Alaska, et traverse même le détroit qui porte son nom, mais le brouillard empêche les expéditionnaires de voir la terre du côté américain. Béring en conclut que l’Asie et l’Amérique ne sont pas reliées, étant donné qu’à ce moment, d’après ses estimations, « la terre ne s’étend pas vers le nord, et on ne peut voir aucun territoire au-delà du Tchoukot, ou de l’est ». Lorsque Béring revient à Saint-Pétersbourg, en 1730, il s'attend à être reçu avec les honneurs, mais, entre-temps, c'est une autre impératrice, Anne Ier, qui a pris le pouvoir. Autant dire que l'expédition n'est plus à l'ordre du jour !

Déçu, Béring n'a alors de cesse de vouloir repartir, bien décidé cette fois à mettre le pied en Amérique. Béring va alors proposer deux projets d'actions vers la Sibérie. Le premier est un plan de colonisation dont les objectifs principaux seraient la christianisation des Yakoutes[1] et la remise en ordre de l'administration chargée de lever le yassak, l'impôt tsariste.

La deuxième proposition est plus ambitieuse encore et c'est celle-ci qui l'intéresse. Il souhaite lancer une grande offensive exploratoire vers les limites nord et est de l'empire. Les grandes lignes de la Grande Expédition Nordique, comme elle sera appelée plus tard, consistent à cartographier les côtes de l'Alaska, le nord du Japon, les îles Kuriles et la côte arctique de la Sibérie entre l'embouchure de l'Ob et celle de la Lena.

La tsarine répond positivement à ses projets et charge Béring de mettre sur pied les différentes phases de l'exploration de la Sibérie. Contrairement à la première, elle a une importante dimension scientifique. Plusieurs jeunes savants de haut rang accompagnent Béring, notamment les Allemands Gerhard Friedrich Müller et Johann Georg Gmelin. Un autre Allemand, Georg Wilhelm Steller, se joint à l'expédition en qualité de médecin personnel de Béring. C'est un véritable fou de sciences, exalté, au caractère parfois difficile, mais remarquable scientifique : il multiplie les études exhaustives sur toutes les nouvelles espèces animales ou végétales qu'il croise sur son chemin tout en échafaudant d'audacieuses hypothèses - qui souvent se révéleront extrêmement pertinentes. Sa productivité semble ne pas avoir de limite. Deux navires sont construits dans la baie de Petropavlosk : le Saint Paul, qui sera commandé par la capitaine Tshirikov et le Saint Pierre par Béring. Les deux navires quittent le Kamtchatka début juin. Ils se dirigent vers des terres indiquées sur les cartes sous les noms de Gamaland et Compagniland. Ils n'en trouveront jamais trace. Les deux bâtiments se trouvent rapidement séparés lors d'une tempête, ils ne se retrouveront jamais.

 

Le 16 juillet 1741, le jour de la St Elias, le St Pierre entre dans une baie abritée : au loin des sommets enneigés dont l'actuel mont St Elias qui culmine à plus de 6000 mètres, baptisé à l'occasion et des forêts à perte de vue. Béring vient d'aborder en Alaska. Il ne donnera que quelques heures à Steller pour décrire l'Amérique du Nord. Le naturaliste récolte des plantes, décrit les paysages, découvre un campement autochtone. Après 6 heures passées à terre, l'ordre de retour est donné : 8 ans de voyage épuisant pour 6 heures d'exploration terrestre.

Le retour sera une navigation difficile dans le brouillard et les tempêtes des îles Aléoutiennes. Une rencontre avec des Aléoutes sera l'un des moments forts de ce périple. Steller décrit les embarcations, les vêtements, le comportement de ces hommes inconnus.

À bout de force, Béring ne met plus les pieds sur le pont. Le reste de l'équipage endur les douleurs liées au scorbut à l'exception de Steller qui se nourrit de plantes antiscorbutiques récoltées en Alaska.

L'équipage décimé, à bout de force, sans vivre et sans eau jette l'ancre dans une baie le 7 novembre. Les marins pensent avoir échoués sur une plage du Kamtchatka, ils viennent en faits d'atterrir sur une île inconnue, la future île Béring. Deux jours plus tard, un premier débarquement de malades a lieu. Deux semaines passent et une tempête effroyable jette définitivement le St Pierre à la côte. Le 8 décembre 1741, Ivan Béring meurt d'épuisement.

Les survivants pourront rejoindre le Kamtchatka durant l'été 1742 après un hiver à se nourrir d'otaries, loutres, renards polaires et lagopèdes. Ils ont pu reconstruire un bateau avec les restes du St Pierre. À leur retour, les informations recueillies, la cartographie et les peaux de loutres de mer, la plus belle et la plus chère fourrure au monde, donnent l'impulsion pour l'établissement des Russes en Alaska.

 

Les suites de l’expédition Béring. 

 

Après plusieurs années d'expéditions « sauvages » vers le nord-est, les marchands russes vont se coaliser pour défendre leurs intérêts. L'un d'entre eux, Grigori Chelikhov, particulièrement entreprenant, demande à l'État de fonder une compagnie nationale et d'en financer les activités dans le Pacifique Nord, afin d'y mettre en place un monopole russe. Mais la tsarine Catherine II, gagnée aux idées libérales, est par principe opposée à l'idée de monopole et Chelikhov meurt avant de voir la concrétisation de ce projet. Il sera repris par sa jeune veuve Natalia, une femme d'une énergie rare, qui, aidée de son second Nikolaï Rezanov, entame une intense activité de lobbying auprès de la Cour.

La Compagnie russo-américaine (RAK) est finalement créée en 1799 par Paul Ier, le fils de Catherine II qui lui concède un privilège de vingt ans. Le tsar et des grandes familles y prennent des actions, et la RAK devient une puissante compagnie, qui développe de nombreux comptoirs sur les rives du Pacifique. Puis, rapidement, les progrès de la colonisation marquèrent le pas, en raison des rigueurs du climat, de la longueur des communications avec la métropole et de la difficulté d’entrer en contact avec les populations locales, surtout les Tlingits, particulièrement réticents à l’égard des Russes. Il est vrai que le manque de prêtres orthodoxes retarda leur christianisation, au moment où apparaissaient les premières difficultés économiques, liées à la raréfaction des animaux à peaux, castors, ours, phoques, renards polaires..., victimes d’une chasse trop intensive. La compagnie tenta une diversion en direction du sud, en implantant, en 1812, un poste sur la côte de ce qu’on appelait la Nouvelle-Albion, nom donné à la partie septentrionale de la Californie alors espagnole. La raison officielle de la création de Fort Ross était la nécessité de procurer aux colons de l’Alaska de la nourriture fraîche en viande et légumes. Des terrains cédés sans difficultés par les Indiens permirent en effet l’établissement de cultures et l’élevage du bétail. Mais ni le gouvernement espagnol ni les missions franciscaines n’avaient été consultés sur cette prise de possession. En fait, la chasse au phoque et la pêche se révélèrent plus profitables que la culture ou l’élevage, si bien que l’enclave de Fort Ross ne remplit jamais son rôle de centre nourricier, tout en demeurant une épine dans une terre réclamée par le Mexique qui s’était substitué à l’Espagne. Ayant perdu tout intérêt dans cette entreprise, talonnée par le gouvernement mexicain, la Compagnie finit par vendre Fort Ross, en 1835, à John Sutter, cet immigré suisse, devenu citoyen mexicain, qui avait reçu de larges concessions de terres au confluent du Sacramento et de l’American River, où il fonda New Helvetia. C’est là que furent découvertes treize ans plus tard les pépites d’or qui provoquèrent la ruée vers la Californie. 

 

L’Alaska devient « américaine ».

 

La glace constituait le principal article d’exportation de l’Alaska dans les années cinquante : 20 500 tonnes de 1852 à 1860, représentant une valeur globale de 122 000 dollars. Cette nouvelle orientation contraignit la Russian American Company à construire à Sitke et à Kodiak des installations de stockage. En comparaison, les exportations d’autres marchandises représentaient peu de choses. L’économie de l’Alaska, fondée sur une mono-production, était devenue entièrement dépendante de la Californie. En 1856 la Russie sort vaincue de la guerre de Crimée. Elle n'a pas les moyens de se maintenir dans les deux territoires. Depuis quelques années, les Russes se sont pourtant rendu compte qu'il y avait de l'or en Alaska, mais cette découverte amène son lot d'ennuis en perspective : des orpailleurs venus du Canada s'introduisent illégalement dans l'Amérique russe et arment les Indiens. Les Russes sont conscients du fait qu'ils ne pourront pas défendre une terre si éloignée ; ils préfèrent prendre les devants et la vendre avant qu'on ne la leur prenne.

Les négociations russo-américaines furent amorcées en 1866 et elles aboutirent l’année suivante. Ratifié par le Sénat le 10 avril 1867, le traité de cession fixait le prix à 7,2 millions de dollars, soit l’équivalent de trois saisons de chasse. La presse américaine soutint majoritairement ce traité dont la négociation provoqua par ailleurs des tensions avec le Congrès, tenu à l’écart de cette affaire. Les élus américains manifestèrent leur mauvaise humeur en tardant à voter les fonds, et ce jusqu’à l’entrée en possession de l’Alaska (18 octobre 1867). Depuis l’achat de l’Alaska, longtemps territoire fédéral avant d’accéder au statut d’État fédéré (1959), les États-Unis disposent d’un poste avancé face au Nord-Est asiatique et d’une façade sur l’Arctique. Mais en 1867, le Pacifique Nord ne constituait pas un « lac américain », moins encore l’océan Pacifique (le « Grand Océan »), pris dans son ensemble. Déjà amorcée, l’expansion américaine dans le Pacifique s’accéléra à la fin du XIXe siècle, au moment de la guerre hispano-américaine de 1898 (voir notamment le rattachement de l’archipel d’Hawaï).

Quant à l’Alaska, il devint donc un État militaire de première importance, face à l’URSS, le détroit de Bering constituant une ligne de partage Est-Ouest dans le contexte de la Guerre froide (la « guerre de Cinquante Ans »).

 

Que reste-t-il de l’Amérique russe ?

 

L’ancienne capitale Novoarkhangelsk, devenue Sitka, est désormais une ville de 9 000 habitants, au bord d’un golfe pittoresque, entourée de forêts de cèdres et de pins. L’endroit préféré des touristes, c’est le lac des Cygnes, tout proche. Afin d’attirer du monde grâce au « véritable esprit russe » des lieux, les pouvoirs publics ont consacré plus de 2 millions de dollars à restaurer la maison de l’évêque russe, construite en 1842. Ce bâtiment historique est entouré de maisons contemporaines appartenant à de nouveaux riches américains. Sur les portails, on peut lire des annonces semblables à celles qui s’affichent autour de Moscou : « Datcha à louer », avec le mot « datcha » écrit soit en caractères russes, soit en lettres latines. Dans l’église, on chante en russe, en anglais, en tlingit et en inuit. Tous les fidèles sont des « Créoles »,descendant d’hommes arrivés en Alaska au temps du premier gouverneur de cette Amérique russe, Alexandre Baranov. A cette époque, beaucoup de chasseurs et de chercheurs d’or russes prenaient pour femmes des Inuits et des Aléoutes. Il fut un temps où les aventuriers russes qui vivaient ici chassaient la loutre et le ragondin, coulaient des canons, lavaient de l’or et construisaient des navires destinés à conquérir les océans. Aujourd’hui, l’Amérique russe est devenue une marchandise, et, quoi que l’on prétende au sujet de l’intérêt faiblissant du Yankee moyen envers la Russie, cette marchandise se vend très bien. Les croisiéristes en sont particulièrement friands. Il y a trente-cinq ans, plusieurs femmes décidèrent sur un coup de tête de créer, à Sitka, une compagnie de danse russe. Depuis, les Danseuses de Novoarkhangelsk donnent trois représentations par jour pour les croisiéristes. En dansant Kalinka ou la Ronde de l’Oural, ces entreprenantes Américaines gagnent aujourd’hui nettement plus que leurs maris incrédules. Lorsque la saison des croisières se termine en Alaska, elles continuent à initier les croisiéristes à la culture russe, mais sous le soleil de la Caraïbe.

 

Les documents de bases de cet article sont les suivants :

 

https://www.courrierinternational.com/article/2004/11/18/rousskaia-alaska

 

https://www.grands-espaces.com/decouvertes/le-mythique-passage-du-nord-ouest-10-siecles-de-tentatives-et-de-convoitises-partie-1/

 

https://desk-russie.eu/2024/01/27/la-russie-et-l-alaska.html

 

https://www.lhistoire.fr/un-pied-en-amérique

 

Cliquer ici pour télécharger l'article :

 

Quand-la-Russie-colonisait-l.pdf

 

 



[1] Les Iakoutes (ou Yakoutes), qui se nomment eux-mêmes Sakha, sont un peuple turcique sibérien de la fédération de Russie, majoritaire dans la république de Sakha (Iakoutie), l’une des zones habitées les plus froides du globe, au nord-est de la Sibérie.


08/10/2024
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