Jamestown : la ville disparue de Pocahontas
En 1698, la capitale de la Virginie fut transférée de Jamestown à Williamsburg. Lorsque ce transfert intervient Jamestown a perdu l’essentielle de sa splendeur. La révolte de Nathaniel Bacon en 1676, lui a porté un coup fatal. Jamestown a vécu un siècle et pourtant, elle est un concentré de l’histoire américaine, réelle ou fantasmée. Elle est le lieu où s’installa la première colonie anglaise permanente et celui de l’apprentissage de la démocratie. Elle fut aussi celui qui accueillit les premiers esclaves noirs en 1619. Enfin, c’est ici également, qu’en 1614, Pocahontas, princesse indienne, épousa John Rolfe, un homme d'affaires londonien, créant ainsi le mythe du métissage « en douceur » repris plus tard par les studios Disney et bien d’autres studios de cinéma.
Les débuts difficiles de la colonie.
En décembre 1606, trois navires, le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery quittent Londres pour l’Amérique dans l’indifférence générale. L’expédition est financée par la Compagnie de Virginie. L’aventure commerciale s’inscrit dans un projet colonial. Il s’agit pour l’Angleterre d’imposer sa présence en Amérique et de rattraper son retard face aux Espagnols et aux Français, après l’échec de la colonisation de la baie de Chesapeake en 1584. Conformément aux termes de la charte de la Compagnie, les 104 membres de l’expédition se dirigent vers les terres « actuellement non en possession de princes et de peuples chrétiens » situées entre les 34e et 41e degrés de latitude nord, c’est-à-dire entre les actuels Cape Fear (Caroline du Nord) et New York. Le 26 avril 1607, ils atteignent les eaux de la baie de Chesapeake et fondent un établissement sur une île baignée par la rivière James. Il le baptise Jamestown en l’honneur du roi. Ce n’est cependant qu’un village qui vit sous la menace permanente des Indiens Powhatan. Le site était trop pauvre et isolé pour pratiquer l'agriculture. En plus de l'environnement marécageux, les colons sont arrivés trop tard durant l'année pour planter et obtenir des récoltes. L'endroit stratégique offrait toutefois une bonne visibilité ainsi qu’une profondeur d'eau nécessaire pour que les bateaux puissent se rapprocher suffisamment de la terre. Le 26 mai de la même année, les Amérindiens du coin, les Paspegh, attaquèrent les colons, tuèrent une personne et en blessèrent onze autres. Le site paraissait très sympathique sous les couleurs du printemps de la Virginie mais les premières déconvenues survinrent avec l'été, ses chaleurs écrasantes et ses nuages d'insectes surgis des marécages environnants. Les colons n’étaient pas préparés à affronter les privations, le manque de tout et la rudesse de leur nouvel environnement. Une bonne partie de la centaine des colons fondateurs de cette colonie était composée d'hommes bien placés dans la société, des gentilshommes qui n’étaient pas habitués au travail manuel et qui répugnèrent à défricher et à labourer la terre de leurs mains. Pour ne pas mourir de faim, les Indiens conciliants et pacifiques au départ, les Powhatans, leur apportèrent de la nourriture et leur montrèrent comment s’occuper des récoltes. Cependant, des disputes éclatèrent et la colonie tomba dans le chaos. Le capitaine John Smith (1580-1631), nommé par la compagnie Virginia, prit le contrôle de la situation. Il était l'un des seuls hommes blancs de Jamestown à pouvoir négocier pacifiquement avec les Indiens pour obtenir de la nourriture et des fournitures. Il a toujours pensé que l'établissement de relations diplomatiques pacifiques avec les Amérindiens locaux était la seule façon pour son peuple de survivre aux durs hivers. Il a finalement rencontré Powhatan, le chef de la Confédération qui est le nom communément donné par les Anglais à Wahunsunacock. La confédération Powhatan, ne s'opposa pas aux Anglais au début, car ils avaient choisi un marécage de terres inutilisables pour s'installer et, de plus, ils pensaient que les Anglais pourraient servir d'alliés contre les Espagnols et d'autres tribus hostiles. Le chef Powhatan ordonna donc à son peuple d'approvisionner en matériel et en vivres les colons mal équipés et ineptes. Les colons en vinrent à compter sur ce type de service plutôt que d'apprendre à se débrouiller seuls. Le capitaine John Smith établit une bonne relation avec le chef Powhatan en 1607 mais, en 1609, cette relation se détériora en raison des abus continus des colons à l'égard des indigènes, notamment le vol de terres et de nourriture. Smith lui-même, en dépit de ses efforts pour se lier d'amitié avec les tribus, finit par participer au vol de nourriture et quitta la colonie pour l'Angleterre en octobre 1609 sans en informer le chef Powhatan.
L’ère de la famine à Jamestown de 1609/1610
Après le retour de Smith en Angleterre à la fin de 1609, les habitants de Jamestown souffrirent d'un long et rigoureux hiver connu sous le nom de «The Starving Time», au cours duquel plus de 100 d'entre eux sont morts. Des témoignages de première main décrivent des personnes désespérées qui mangent des animaux domestiques et du cuir de chaussures. George Percy, chef de la colonie en l’absence de John Smith, a écrit :
« Et maintenant, la famine commence à paraître horrible et pâle sur tous les visages auxquels rien n'a été épargné pour maintenir la vie et faire ces choses qui semblent incroyables, comme déterrer des cadavres dans les tombes et les manger, et certains ont léché le sang qui est tombé de leurs compagnons faibles. »
Certains colons de Jamestown ont même eu recours au cannibalisme ? C'est la découverte des ossements d'une adolescente, surnommée «Jane», qui permet aux archéologues de trancher la question. Les os du crâne et d'un tibia de cette jeune fille ont été retrouvés en 2012, sur le site de James Fort, le fort originel où les colons s'étaient établis en 1607. Et ces restes humains présentent des caractéristiques qui ont immédiatement alerté les chercheurs. D'une part, les restes ont été trouvés parmi des ossements d'animaux. Ensuite, des traces de coups, très nettes, ont été retrouvées sur le crâne. "L'intention était de démembrer le corps, d'enlever le cerveau et la chair du visage pour les consommer"
La jeune victime, «Jane», était une Anglaise de 14 ans environ. La cause de son décès n'a pu être déterminée, mais les chercheurs assurent que les traumatismes découverts ont été infligés après sa mort. Douglas Owsley, l’anthropologue qui a supervisé le projet explique : « La désespérance et les circonstances exceptionnelles auxquelles ont dû faire face les colons se retrouvent dans le traitement post mortem réservé au corps de l'enfant. »
Au printemps 1610, alors que les colons restants étaient sur le point d'abandonner Jamestown, deux navires arrivèrent avec au moins 150 nouveaux colons, une charge de ravitaillement et le nouveau gouverneur anglais de la colonie, Lord De La Warr.
La paix de Pocahontas.
Lord de la Warr rejeta l'approche antérieure de Smith dans ses relations avec les indigènes et instaura une politique sans compromis qui déclencha la première guerre de Powhatan (1610-1614), une série de guérillas et de contre-attaques qui firent de nombreuses victimes dans les deux camps. Les indigènes étaient de meilleurs guérilleros et leurs armes, l'arc et les flèches, étaient plus efficaces que les mousquets des colons qui mettaient plus de temps à recharger qu'il n'en fallait à un archer indigène pour décocher une nouvelle flèche. Les colons disposaient cependant d'une réserve apparemment infinie de personnes qui arrivaient sans cesse pour remplacer celles qui avaient été tuées, alors que les tribus de la Confédération ne disposaient pas de ce luxe. Les colons déplaçaient aussi continuellement les indigènes en attaquant un village, en tuant ses habitants et en le fortifiant, privant ainsi les populations indigènes des terres et des ressources qu'elles utilisaient pendant la guerre et élargissant ainsi la zone tampon entre les colonies anglaises et les villages indigènes.
Pocahontas n’est pas une inconnue pour les Anglais. Lorsque John Smith, suspecté de la mort de plusieurs Indiens, est capturé en décembre 1608 par le fils de Powhatan. Pocahontas, la fille du roi, est bien intervenue pour sauver l'Anglais de la torture. Par la suite, la jeune Indienne a effectivement accompagné Smith à Jamestown, et cela dans la plus pure tradition de la diplomatie indienne selon laquelle deux peuples échangent des « otages », garants des bonnes relations entre eux. Sa connaissance de l'anglais en fait une intermédiaire précieuse, et Powhatan l'utilise pour obtenir des renseignements sur la jeune colonie. Les relations entre les Algonquins et les colons se dégradent cependant, car ces derniers ne cessent d'étendre leurs champs de tabac au détriment des cultures indiennes. Au point que, en avril 1613, Samuel Argall, le responsable de la communauté coloniale, redoute une attaque, et que Powhatan rompt toutes relations commerciales avec les Anglais. Pocahontas, quant à elle, quoique désormais considérée comme une prisonnière, se fait convertir par le pasteur puritain Alexander Whitaker, et épouse John Rolfe.
Pourquoi une telle union ? La jeune Indienne souhaite-t-elle mettre un terme au conflit entre les deux peuples en affichant son amour pour un Anglais ? Y est-elle contrainte pour des raisons de propagande coloniale ? Les documents ne l'expliquent pas. Il semble en tout cas que son voyage à Londres, en 1616, soit organisé par la Compagnie de Virginie : il démontre les excellentes relations entretenues par les Anglais avec les « sauvages » et, par là même, la sécurité des investissements financiers des marchands londoniens dans les terres à tabac américaines. C'est sur le chemin du retour, sur un bateau remontant la Tamise, que Pocahontas meurt, de la variole probablement. Elle est enterrée près de Londres. Il semble bien que durant huit années la paix s’installe entre Indiens et colons anglais, mais l’insatiable appétit de terre des colons va mettre à bas ce fragile équilibre.
Le massacre de 1622.
L'attaque fut soigneusement planifiée et exécutée avec une telle rapidité et une telle précision qu'une seule colonie, Jamestown, fut avertie et put préparer une défense. Sur environ 1 250 colons anglais, 347 furent tués le 22 mars 1622, la plupart avant midi, et des centaines d'autres mourront au cours des mois suivants de malnutrition, de faim et de maladies dues à la destruction de leurs récoltes ainsi qu'à d'autres engagements périodiques avec les indigènes.
L'attaque fut complètement inattendue et fut une victoire militaire totale pour la confédération Powhatan. La paix avait été établie entre les colons et les indigènes depuis la fin de la première guerre de Powhatan en 1614. Les indigènes et les colons s'associaient dans le commerce, visitaient leurs établissements respectifs et les indigènes étaient souvent invités dans les maisons des colons. Depuis 1610, cependant, les colons avaient commencé à s'étendre depuis leur village d'origine à Jamestown, prenant de plus en plus de terres à la confédération Powhatan, maltraitant les indigènes, volant la nourriture et permettant au bétail de détruire les cultures et de profaner les sites sacrés pour les rituels autochtones.
- L'attaque d'Opchanacanough avait trois objectifs :
- Démontrer la puissance militaire de la confédération Powhatan ;
- Démoraliser les colons anglais ;
- Les encourager à faire leurs bagages et à retourner dans leur pays ;
L'attaque atteignit les deux premiers objectifs mais, au lieu de partir, les colons se retranchèrent et ripostèrent dans la deuxième guerre des Powhatan (1622-1626) qu'ils gagnèrent. Par la suite, le commerce avec certaines tribus fut découragé et davantage de terres furent saisies pour en faire des plantations de tabac. Opchanacanough lança une nouvelle offensive en 1644, déclenchant la troisième guerre des Powhatan (1644-1646) qui se termina par sa capture et sa mort.
À la suite de ce conflit, le traité de 1646 mit fin à la confédération des Powhatan et conduisit au système de réserves pour les tribus autochtones de la région. Le massacre de 1622 influença également les relations anglo-indigènes ailleurs dans les colonies anglaises, contribuant aux politiques et aux campagnes militaires anglaises pendant la guerre des Pequots (1636-1638) et la guerre du Roi Philippe (1675-1678) en Nouvelle-Angleterre et au développement de lois concernant les Autochtones par la suite.
Que reste-t-il de Jamestown ?
Incendiée moins d’un siècle plus tard, lors de la rebellion de Nathaniel Bacon, Jamestown est tombée en ruines à partir de 1699, quand le chef-lieu de la Virginie a été transféré à Williamsburg. Il a fallu attendre 1957, date du 350è anniversaire de l’arrivée des colons, pour que l’état de Virginie recrée, à proximité du site de Jamestown, une copie conforme de la colonie.
Contrairement aux premiers colons, les touristes arrivent maintenant à Jamestown en voiture. Ils peuvent aller au Jamestown Settlement ou visiter le site même de la colonie sur l’île de Jamestown. Au Jamestown Settlement et dans le village indien proche de Powhatan, les visiteurs peuvent se faire une idée de la vie dans la colonie, à ses débuts. Des figurants, vêtus à la mode de 1609, y parlent l’anglais du XVII siècle, et ils sont armés de mousquets de l’ère coloniale. Il y a aussi des figurants indiens dans le village de Powhatan. Les touristes peuvent aussi admirer des copies, grandeur nature, des trois navires qui avaient transporté les colons à Jamestown, à savoir le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery.
A l’origine, Jamestown Settlement a été construite par l’état de Virginie parce qu’il n’y avait pas grand-chose à voir sur le site même de Jamestown. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des historiens et des archéologues procèdent à des fouilles sur place.... Et on a maintenant une meilleure idée de la colonie, de ses habitants et de leur vie quotidienne.
Si Jamestown n’a pas laissé d’imposantes ruines, elle n’en pas moins laissé d’importantes traces dans l’histoire américaine, elle a été néanmoins le lieu de départ des grands conflits qui ont marqué l’Amérique jusqu’à nos jours :
- L’esclavage, qui, bien qu’aboli en 1865 marque encore les relations au sein de la société américaine.
- Les guerres indiennes, dont la dernière s’est déroulée à Wounded Knee en 1890 (voir https://www.pierre-mazet42.com/wounded-knee-la-fin-des-guerres-indiennes )
Enfin Jamestown nous a laissé une formidable légende ; Pocahontas.
Pour en savoir plus :
Hittinger Christopher, Jamestown, The Hoochie Coochie (2007)
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Louis Riel : héros des « Bois Brûlés »
Moitié indiens, moitié européens, les « Bois-Brûlés » du Canada appartiennent à la grande aventure de l'Ouest. Si le Québec célèbre aujourd'hui leur révolte, le sort de ces Métis francophones et catholiques laissa longtemps l'opinion indifférente. Depuis les années soixante, des intellectuels, des sociétés de folklore et de francophones luttent pour la reconnaissance d'une identité métisse et de leurs droits. Batoche[1] a été consacrée site national et le gouvernement accorde des millions de dollars canadiens afin d'éditer les écrits de Louis Riel, héros et martyr de la cause des Bois-Brûlés. Pour comprendre l’enchainement des faits qui conduisit à la quasi-disparition de la « nation » métisse, il faut remonter en 1867 à la fondation du Canada.
La naissance du Canada.
Jusqu'au 1er juillet 1867, le Canada était constitué de petites colonies indépendantes sous domination britannique. Ce jour-là, la Constitution du Canada entre en vigueur. Souhaitant s'affranchir de la tutelle du Royaume-Uni et s'unir face aux visées expansionnistes des États-Unis, les colonies du Canada-Uni (union en 1840 du Haut-Canada qui correspond à l'actuel Ontario, majoritairement anglophone, et du Bas-Canada qui correspond au Québec, majoritairement francophone), du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse obtiennent, à l'issue de négociations avec le Royaume-Uni, d'être transformées en un « dominion ». Celui-ci dispose d'une certaine autonomie sans pour autant être entièrement indépendant. A cette date, l'Ouest canadien (actuels Alberta, Saskatchewan et Manitoba) est géré par la Compagnie de la Baie d'Hudson[2]. Mais il connaît à son tour des rébellions, notamment celle menée par Louis Riel, un métis francophone, pour protéger les droits des métis, des francophones et des Amérindiens exclus des négociations de la Confédération. Il s'est battu contre la construction des chemins de fer et l'arpentage des terres par les anglophones à partir des années 1860. La rébellion majeure qu'il commande entre 1869 et 1870, celle de la Rivière Rouge, a conduit à la création de la province du Manitoba, qui devient le 15 juillet 1870 la cinquième province de la Confédération canadienne.
Le nationalisme Métis
Dès la seconde moitié du XVIIIème siècle, des coureurs de bois français naviguent sur les Grands Lacs. Pierre Radisson et son beau-frère, Groseilliers, parcourent le voisinage de la baie d'Hudson où ils rencontrent les Crée et les Assiniboin ; d'autres s'aventurent sur le Haut-Mississippi, alors territoire des Sioux. En 1670, les Anglais, en quête de fourrures, construisent des postes au fond de la baie ; la Compagnie des Aventuriers de la baie d'Hudson espère tirer grand profit d'une région qui s'annonce riche en fourrures de qualité. Dans les années 1680-1690, les Français élèvent des forts et une chaîne de postes entre le lac Supérieur et le Missouri, pour lutter contre la concurrence anglaise et pour drainer l'immense réservoir à fourrures où ils règnent en maîtres incontestés.
En canot d'écorces et à cheval, les coureurs de bois sillonnent l'intérieur, s'arrêtent dans les tribus et hivernent chez l'Indien. Quelle que soit la tribu, on conçoit mal des échanges commerciaux sans une alliance matrimoniale : la familiarité des contacts conduit le coureur de bois à prendre femme dans le groupe qu'il côtoie régulièrement. Il sait qu'il pourra compter sur sa parenté indienne ; quant à la squaw, compagne indispensable pour survivre dans l'Ouest, elle prépare les peaux, accommode les aliments et choisit les plantes qui guérissent. Auprès d'elle, le coureur de bois français apprend la langue, s'initie aux coutumes, trouve le réconfort dans l'affection d'une famille et s'attache à un pays.
Pendant 200 ans, la Compagnie de la Baie d’Hudson a la mainmise sur la vaste région nord-américaine que représente le bassin hydrographique de la baie d’Hudson. En 1868, en vertu de l’Acte de la Terre de Rupert[3], la Grande-Bretagne acquiert ce territoire et en transfère la propriété au nouveau Dominion du Canada. Cette transaction constitue le plus important achat de biens fonciers jamais réalisé au Canada ; le territoire acquis comprend la majorité des terres qui forment aujourd’hui les provinces des Prairies, ainsi que des portions du nord du Québec, du nord de l’Ontario, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. Ainsi, le Canada repousse ses frontières de colonisation et la Compagnie obtient 300 000 livres[4] et 20 pour cent des terres arables. En 1870, le transfert devient officiel et le titre de propriété de la Terre de Rupert (et du Territoire du Nord-Ouest adjacent) est remis au Canada. Les Inuits, les Premières Nations et les Métis qui vivent dans cette vaste région ne sont consultés dans aucune de ces négociations. Les Métis de la rivière Rouge, qui sont les plus immédiatement touchés, prennent les armes, sous la conduite de Louis Riel. Le nationalisme métis s'appuie sur un profond sentiment anglophobe, un catholicisme militant et un individualisme forcené. Ses revendications s'articulent autour de trois axes : la terre appartient aux Métis ; ils souhaitent conserver leurs particularités, la langue française, la religion catholique et leur mode de vie ; enfin ils veulent se gouverner eux-mêmes. Fils aîné du « Meunier de la Seine », Louis-David Riel va s'imposer comme le chef des Métis. Il a fait d'excellentes études à l'école de Saint-Boniface, puis au petit séminaire de Montréal. Son sérieux et son intelligence le destinaient à la prêtrise, seule carrière possible alors pour un « sang-mêlé ». Après la mort de son père, en 1864, il revient à sa terre natale. Orateur enflammé, bilingue, le jeune Louis est très croyant, presque mystique. Cultivé et ambitieux, il s'engage avec fougue pour « la cause de son peuple ».
La rébellion de Rivière Rouge.
Sachant que la transaction ouvrait les vannes aux colons protestants anglophones, ils se préparèrent à résister et Louis Riel se retrouva engagé comme chef. Ce fut le début de la première rébellion de la rivière Rouge. En février 1870, Riel et les Métis envoyèrent des émissaires à Ottawa afin d’engager des négociations pour une entrée équitable de la colonie dans la jeune Confédération canadienne (qui datait de 1867) en tant que Province. Les membres du parti canadien œuvraient cependant contre le gouvernement métis qui, le 17 février, arrêta 48 d’entre eux. Le premier accusé, Boulton, fut condamné à mort pour complot mais il fut aussitôt gracié par Riel. Thomas Scott fut jugé à son tour, et également condamné à mort pour refus d’obéissance. Riel, contrairement à sa décision pour l’autre condamné, refusa de gracier celui-ci. Scott fut alors fusillé le 4 mars 1870. C’est l’acte fondateur de toute l’affaire Riel, son péché originel.
Le 15 juillet 1870 la loi sur le Manitoba admit la nouvelle province dans la Confédération, mais parallèlement, en août, le Premier ministre Macdonald envoya une expédition militaire dans la colonie de la rivière Rouge, au prétexte d’empêcher une intrusion américaine, plus probablement dans le seul but de mater les rebelles. Accablé de soucis matériels et malade, angoissé, Riel se laisse convaincre de séjourner dans un asile à Montréal. Deux ans plus tard, en 1879, il retourne près de Manitoba où il constate la dégradation de la condition des Métis.
A la suite de l'accord de 1870, ceux-ci avaient reçu des titres de propriété mais, ignorant la valeur des terres, ils les vendent pour une bouchée de pain. La variole et le whisky frelaté déciment les Indiens. Les Blancs abattent tout le bétail sans distinction, saupoudrent les carcasses de strychnine, empoisonnant gibier et chiens des Indiens. La famine pousse ces derniers à mendier aux portes des forts. Responsables du Dominion et colons se réjouissent des calamités qui accablent Indiens et Métis.
Un nouveau gouvernement provisoire.
À la suite des événements de 1869-1870 et de l'immigration massive de colons d'origine anglo-saxonne, de nombreux Métis avaient choisi d'émigrer plus à l'ouest, suivant ainsi les troupeaux de bisons. Ils établissent des communautés, dont la plus célèbre est celle de Batoche, qui est située sur la rive est de la rivière Saskatchewan. Mais, au début de la décennie de 1880, le « progrès » les a rejoints. La venue de colons blancs et la construction du chemin de fer les incitent à tenter, sans grand succès, d'obtenir des titres de propriété pour leurs terres. Ils font parvenir des pétitions au gouvernement fédéral, qui tarde à réagir. En 1884, les Métis décident d'agir. Ils envoient au Montana trois délégués, dont le grand chasseur de bisons Gabriel Dumont, pour convaincre Riel de les aider. Celui-ci se rend donc à Batoche pour organiser la résistance, s'appuyant sur l'expérience de la Rivière-Rouge, quinze ans plus tôt. En mars 1885, il crée un gouvernement provisoire de quinze membres, l'Exovidat, « les élus du troupeau ».
Riel attend un geste du gouvernement pour calmer l'ardeur des militants armés qui se rallient à sa cause. En mars, ces derniers pillent des magasins. Dumont, le second de Riel, tente sans succès un raid sur Fort Carlton ; au retour, il tombe sur la Police montée ; l'affrontement fait douze tués et une dizaine de blessés dans la force fédérale. A Ottawa, les nouvelles de la « révolte des Métis » et des « massacres des Indiens » traumatisent l'opinion publique.
Mais, la voie ferrée « Canadien Pacifique » avait changé la donne, il permit en effet aux troupes du gouvernement fédéral d’arriver rapidement (deux semaines au lieu de trois mois).
Le 9 mai 1885, les 800 hommes du général Middleton encerclent une centaine de Métis dans Batoche. « Les Tuniques écarlates font merveille » : artillerie et mitrailleuses contre des Métis à court de munitions qui chargent leurs fusils de clous et de cailloux. La chute de Batoche sonne le glas de la résistance : les membres du Conseil sont condamnés à la prison, huit Indiens sont pendus et les deux chefs, Poundmaker et Big Bear, emprisonnés. Dumont et Riel ont réussi à s'enfuir mais, quelques jours plus tard, Riel se rend à la Police montée.
Un procès inique.
Le dernier acte de la tragédie Riel est son procès. Le lieu où il devait se tenir est en lui-même important car la légalité du choix est, encore de nos jours, contestée. Riel aurait dû être jugé à Winnipeg, mais de peur que le jury lui soit favorable, le Premier ministre Macdonald décida que le procès serait tenu à Regina, capitale des Territoires du Nord-Ouest, où les conditions respectaient moins le droit des accusés : pas de jurés bilingues, jury réduit, pas de juge indépendant mais un fonctionnaire fédéral, etc. Riel arriva à Regina le 23 mai 1885 et resta au cachot pendant deux mois. Il était accusé de trahison. Les six jurés étaient des protestants anglais et écossais. Riel fut inculpé pour six actes de trahison le 20 juillet, à la fois en tant que sujet de la reine et en tant que sujet étranger (il avait pris la nationalité américaine). Le procès débuta le 28 juillet. Ses avocats plaidèrent la démence mais Riel refusa de jouer le jeu, si l’on peut dire, et au contraire prononça un long réquisitoire très sensé sur les droits des Métis. Le jury le reconnut coupable le 31 juillet mais demanda la clémence. Le juge Richardson le condamna à mort. Macdonald refusa que sa condamnation soit commuée.
Les Québécois envoyèrent des lettres dénonçant la condamnation d’un francophone par des anglophones protestants. Le Premier ministre ne voulant pas s’aliéner tous ceux qui voulaient que Riel paie pour la mort de Scott, l’appel de Riel fut rejeté et il fut pendu le 16 novembre 1885. Il était clair que sa pendaison ne pouvait que contribuer à persuader les Métis et les francophones qu’ils étaient à nouveau victimes des anglophones protestants.
L'échec de Riel tient avant tout à son isolement politique. La cause métisse n'intéressait pas les Québécois, pourtant francophones et catholiques ; embarrassés par la filiation indienne, ils ne voulaient pas se compromettre aux yeux des anglophones en soutenant un groupe dont on redoutait les visées autonomistes et le discours « nationaliste ».
Une fois apaisée l'effervescence, le silence est retombé sur l'Ouest. Les Métis ont quitté le tipi pour les banlieues de Winnipeg et d'Edmonton où ils sont demeurés en marge de la société canadienne. Batoche a été consacrée site national et le gouvernement canadien a financé la publication des écrits de Louis Riel, héros et martyr de la cause des Bois-Brûlés. Mais comme pour rappeler aux Canadiens que les plaies sont encore à vif, la tombe de Louis Riel a été profanée le 17 octobre 2022.
Pour en savoir plus :
H. Bowsfield, Louis Riel, le patriote rebelle, Éd. du Jour, 1971.
https://www.erudit.org/fr/revues/bhp/2016-v24-n2-bhp02355/1035065ar.pdf
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[1] Batoche est le lieu du dernier combat de Louis Riel et un symbole de la résilience et du renouveau culturel des Métis.
[2] Cette compagnie commerciale, créée en 1670 par le roi Charles II, avait pour vocation le commerce des fourrures dans le nord du Canada.
[3] La Terre de Rupert, aussi appelée la Terre du Prince Rupert (anglais : Rupert's Land ou Prince Rupert's Land), était un territoire de l'Amérique du Nord britannique qui recouvrait la région centrale et nordique de l'actuel Canada.
[4] L’équivalent de 1, 5 millions de dollars canadiens.
Jeanne Weber, « l'ogresse de la Goutte d'Or ».
Chassée de chez elle à cause de la naissance d'un énième enfant au foyer de ses parents, elle a débarqué un petit matin de 1890 à la gare Montparnasse. Se placer comme domestique est le seul moyen de survie, avec la prostitution, pour la plupart des jeunes paysannes bretonnes exilées dans la capitale, en jupon de coton, coiffe et sabots. Le mythe vivace de Bécassine vient de naître. Cependant le parallèle avec l’héroïne, créée par Joseph Pinchon pour le magazine la « Semaine de Suzette », s’arrête ici, car le chemin de Jeanne Weber, née Moulinet va être jonché de cadavres d’enfants dont on la tient en grande partie responsable.
Une domestique docile.
Jeanne Moulinet arrive à Paris avec vingt-cinq francs en poche. Bien que ne sachant ni lire ni écrire, Jeanne trouve très vite une place. Elle entre comme bonne d'enfant chez un architecte de l'avenue de Clichy dont la femme traîne sa vie sur une méridienne à préparer ses grossesses annuelles.
Trois ans passent ainsi qui font de Jeanne une jeune fille pas très jolie, certes, mais dotée tout de même d'un certain charme. Tel est, semble-t-il, le sentiment de l'architecte qui, un soir de solitude en fait sa maîtresse. Puis ce qui doit arriver arrive : un beau jour Jeanne « tombe enceinte », comme on dit dans son pays. C’est un homme qui a des relations et qui n’a aucun mal à lui trouver une faiseuse d’anges. Libérée, Jeanne pense retrouver les bras de son amant. Oui, mais voilà, lui est passé à autre chose. Comme cadeau de rupture, il lui offre un petit viatique et un bon certificat qui doit permettre à la jeune fille de se replacer. La voici sur la route à nouveau avec sa valise en carton et les maigres économies qu'elle a pu mettre de côté durant ces trois ans. Son prochain employeur est un rentier demeurant boulevard Malesherbes. Il l'engage comme bonne à tout faire et voilà Jeanne en train de récurer la journée les planchers de la maison. Elle passe son seul jour de congé à rêver toujours et encore des bras de Monsieur Robert et s'imagine pouvoir le retrouver. C'est durant l'un de ses jours de congé, qu'un homme, Jean Weber la rencontre et lui parle, lui contant fleurette. Comme elle, il est breton. C'est la seule chose qui les réunit. Jeanne finit par accepter le mariage et devient madame Weber, elle a dix-neuf ans.
L’hécatombe de la Goutte d’or.
Le jeune couple s'installe au 38 de la rue Pujol dans la routine matrimoniale des petites gens sans curiosité ni moyen d'aucune sorte. Jean Weber s'est assez rapidement consolé dans le vin rouge du peu d'empressement amoureux de sa femme. Un premier enfant meurt à trois mois. Puis, est-ce la fatalité ou à cause des coups de pied dans le ventre que lui donne son mari, Jeanne met au monde une fille mort-née. Pourtant elle ne se décourage pas et, en 1898, elle a enfin un autre enfant. Marcel est un garçon fragile, certes, mais qui vit. Jeanne, qui a eu des couches difficiles et des relevailles pénibles, se fait aider par sa belle-sœur, Blanche, pour élever son bébé. Très vite, les deux jeunes femmes deviennent plus que des amies. Deux autres frères Weber se marient à leur tour et chose curieuse, les belles-sœurs s'entendent aussi bien que les frères.
Ainsi, pour se rapprocher de Blanche et Charles qui habitent rue du Pré-Maudit, Jeanne et Jean déménagent et s'installent impasse de la Goutte d'Or. Le 31 décembre 1902, elle propose de s'occuper de la petite Lucie, la fille d'Alphonse Alexandre, un veuf voisin de la famille. Quand il rentre chez lui, il retrouve sa petite fille au plus mal. A 16 heures, la petite décède d'une « pneumonie aiguë ». Durant deux ans, il n'y aura plus de morts dans l'entourage de Jeanne qui se tourne vers l'intérieur de sa maison, fort bien tenue aux dires de chacun. Puis vient l'hiver 1905 où tout bascule à nouveau. Les familles Weber se sont agrandies : Charles et Blanche ont eu deux filles, Suzanne, qui a trois ans, et Georgette, dix-huit mois ; Pierre et Marie ont un garçon, Maurice, âgé de deux ans ; Léon et Charlotte ont une fille, Germaine. A sept mois, elle est la préférée de Jeanne qui n'a pas eu, d’autre enfant après Marcel.
Le 2 mars, Jeanne se rend chez Blanche. Là, pour permettre à sa belle-sœur d'aller au lavoir municipal faire sa lessive, elle propose de garder les enfants. Pendant que Suzanne joue dans un coin avec sa poupée, sa petite sœur dort. Soudain Jeanne sursaute. La respiration de l'enfant est devenue sifflante. Elle se précipite jusqu'au berceau, Georgette a le visage violacé. Jeanne alerte les voisins et prend la petite dans ses bras ne sachant trop quoi faire d'autre. La serre-t-elle trop fort comme le lui fait remarquer une voisine ? Toujours est-il que cette dernière s'inquiète et propose d'aller chercher un médecin. Lorsque celui-ci arrive, il est trop tard : Georgette est morte.
Blanche qui rentre précipitamment du lavoir a le visage en larmes. Jeanne, qui a senti dans ses bras les derniers sursauts de la petite, est décomposée .
« Votre enfant a été victime d'une pleurésie, conclut le médecin après avoir examiné le cadavre. Il y en a beaucoup en ce moment... »
Toutes ses heures de liberté, Jeanne les passe maintenant auprès de sa belle-sœur, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour la soulager. Ainsi se trouve-t-elle de nouveau chez elle le 11 mars, soit neuf jours après la mort de Georgette, à surveiller Suzanne en l'absence de sa mère.
Subitement, Jeanne se précipite dehors et appelle au secours.
- Allez prévenir ma belle-sœur, sa fille étouffe !
Lorsque Blanche arrive tout essoufflée, Suzanne est violacée, au bord de l'asphyxie.
Pierre, qui, ce jour-là, travaille à côté, a été prévenu :
- Ça doit être le sirop d'éther qu'elle a bu par accident ce matin qui lui fait ça, dit-il.
De fait, après que l'ait fait vomir Suzanne, ses couleurs reviennent et sa respiration reprend un rythme normal.
L'alerte est passée. Rassurés, ses parents retournent à leur travail. Quant à Jeanne, elle reprend sa garde vigilante. Cependant, lorsque le soir venu, Pierre Weber rentre chez lui, il trouve sa fille en train de rendre son dernier soupir. Suzanne a succombé si vite que cette fois Jeanne n'a même pas eu le temps d'appeler au secours. Quelque peu troublé par cette nouvelle mort subite, le médecin du quartier que l'on a fait venir refuse le permis d'inhumer. Il demande une enquête. Elle conclut au décès naturel, causé d'après l'expert par une crise de convulsions. Pourtant ses belles-sœurs continuent de faire confiance à Jeanne. La preuve en est que Blanche et Marie, qui a amené son fils Maurice avec elle, sont venues passer la journée du 5 avril à la Goutte d'Or. L'après-midi, pendant que Maurice fait la sieste sous la garde de sa tante Jeanne, Marie est allée acheter une voilette pour Jeanne. Blanche s'est rendue dans une pharmacie. A leur retour, elles ont trouvé Jeanne, aidée par un voisin qu'elle a appelé au secours, en train de ranimer Maurice qui suffoque. Quand enfin le docteur Moock, que Blanche est allée chercher, arrive, l'enfant va mieux. Mais le médecin ordonne tout de même de le placer en observation à l'hôpital Bretonneau. Le diagnostic de l'interne, lorsqu'il reçoit l'enfant dans son service, atterre Blanche et Marie :
- A mon avis, on a tenté de l'étrangler.
Un étrange acquittement.
Dès le lendemain, l’interne fait part de ses observations au docteur Sevestre, directeur de la crèche de l'hôpital Bretonneau (nous dirions aujourd'hui du service de pédiatrie). Tous deux examinèrent l'enfant, dont le cou présentait maintenant une cicatrice violacée. Puis, ils interrogèrent la mère. Ce qu'ils entendirent alors les glaça d'horreur. Aussitôt avisé, le commissaire de police de la Goutte d’Or procéda à l'arrestation de Jeanne Weber. Pas moins de six enfants étaient décédés, alors qu’ils étaient sous la garde de Jeanne. Mais contre elle, il n’existait aucune preuve ! L'hygiène avait déserté ce quartier populeux de la Goutte d'Or où tout un peuple de petites gens gorgées d'alcool s'entassait dans de sordides masures. La mortalité infantile s'inscrivait de façon sinistre dans le quotidien. 30 à 40% des enfants y mouraient de diarrhée, de convulsions ou de diphtérie. Il fallait donc autre chose qu'une cascade de décès suspects pour transmettre un dossier à la chambre d'accusation, et c'est pourquoi le juge d'instruction Leydet demanda au professeur Thoinot d'examiner Maurice Weber et de procéder à l'autopsie de Georgette, Suzanne, Germaine et Marcel Weber. Léon Thoinot était alors un « prince de la médecine », l'une des plus hautes sommités de l'école médico-légale parisienne. Lorsque les expertises commencèrent par l'examen de Maurice Weber, le 10 avril, il ne faisait aucun doute que leurs conclusions seraient accablantes pour celle qu'on avait déjà surnommée dans son quartier « l'ogresse de la Goutte d'Or ». Mais la cicatrice au cou avait disparu et Thoinot, qui avait accueilli les remarques de l'interne Saillant avec mépris, déclara que rien ne prouvait la strangulation. Tout aussi négatifs furent les résultats des autopsies. Ces points sanguinolents au niveau de la plèvre et au cœur, connus sous le nom de « taches de Tardieu », et qui trahissent la strangulation, étaient absents. Les os hyoïdes et le larynx étaient intacts. En fait, les savants démontreront quelques années plus tard que la strangulation ne laisse aucune trace de fracture dans le cartilage encore souple des enfants.
Cinq aliénistes furent ensuite chargés d'examiner Jeanne Weber. Ils en conclurent à la plénitude de ses facultés mentales. Elle ne souffrait d'aucune perversion instinctive, d'aucune affection névropathique. Elle ne pouvait avoir fait l'objet d'aucune crise de délire transitoire ou d'inconscience passagère au moment des faits visés par l'inculpation. Le procès de Jeanne Weber s'ouvrit le 29 janvier 1906 dans une atmosphère dominée par la haine du public qui exigeait la tête de l'ogresse. La cour, présidée par le juge Bertolus, était convaincue de la culpabilité de l'accusée. Mais Henri Robert, l'un des maîtres du barreau que son talent conduira plus tard à l'Académie française, n'avait pas dédaigné assumer la défense d'une cause dont la noblesse rehausserait son prestige. Avec une virtuosité théâtrale, il réduisit le témoignage des voisines à de simples commérages.
L'audience du 30 janvier fut consacrée à l'audition des médecins légistes. Thoinot démontra sans aucune hésitation l'innocence de Jeanne et ses propos reçurent la caution du grand Brouardel qui n'avait même pas participé à l'autopsie. Mais la parole des pontifes était sacrée. Au terme de la sentence médico-légale, l'avocat général Seligman, qui avait pourtant plaidé la culpabilité avec une conviction enflammée, se leva et déclara, la mort dans l'âme : « Je renonce sans réserve. On ne peut sortir de la cour d'assises qu'acquitté ou condamné. Quand vous aurez répondu "non" à toutes les questions, Jeanne Weber devra par tout le monde être tenue pour innocente. »
L'ogresse fut acquittée sous les applaudissements de ceux-là mêmes qui, la veille encore, l'avaient vouée aux gémonies.
Un deuxième cycle infernal.
Rejetée par son mari et la famille de celui-ci, honnie par les habitants du quartier de la Goutte d'Or, Jeanne Weber fait une tentative de suicide, mais en réchappe. Elle décide alors de quitter la capitale pour la province. Elle s'arrête à Jouy, puis à Villedieu le 13 mars 1907, elle rencontre un certain Sylvain Bavouzet. L'homme est un riche agriculteur, père de trois enfants. Persuadé de l'innocence de Jeanne, il l'accueille chez lui, lui conseille de prendre un autre nom et la fait passer pour la cousine de son épouse défunte, Mme Glaize.
Les deux plus jeunes enfants de Bavouzet trouvent cette « cousine » charmante, jusqu'au 16 avril, ou Jeanne Weber se retrouve seule avec le jeune Auguste. Celui-ci est pris de convulsions. Le lendemain, il ne respire plus. Le médecin trouve cette mort suspecte et refuse de signer le certificat de décès. Le maire alerte alors le procureur de la République de Châteauroux. Une autopsie est demandée, elle se révèle non concluante. Jeanne Weber s'en tire. Seulement, la fille aînée de Bavouzet, Germaine, 16 ans la soupçonne d'avoir tué son frère. Elle retrouve les vieux journaux qu'elle collectionne et tombe sur les articles qui parlent des morts de la Goutte d'Or. Sans plus attendre, elle se rend chez les gendarmes et leur dit que la « cousine » de sa mère n'est autre que Jeanne Weber. L'affaire est rouverte, le parquet de Châteauroux demande le dossier de l'affaire de la Goutte d'Or à Paris (500 pages), une seconde autopsie est demandée pour le corps du petit Auguste, 9 ans. Les résultats tombent : « Nous n’affirmons pas que la mort est la conséquence des violences, mais c’est probable ». Mais la riposte parisienne allait être foudroyante. Dès le lendemain, maître Henri Robert demandait que les rapports d'autopsie fussent soumis à l'appréciation du professeur Thoinot. Comme on pouvait s'y attendre, ses conclusions furent accablantes pour « ces deux médecins de province » dont la prose n'était, disait-il, qu'un tissu d'inepties.
Une nouvelle autopsie fut confiée au professeur Thoinot et au docteur Socquet. Elle se déroula en présence des docteurs Audiat, Bruneau et Papazoglou. Mais le décès remontait à trois mois et la putréfaction avait décomposé les chairs, effaçant les traces d'une éventuelle strangulation. Au mépris de toute logique, Thoinot et Socquet en conclurent à la mort naturelle. Les docteurs Audiat et Bruneau firent alors preuve d'une inconcevable audace. Ils se désolidarisèrent du grand Thoinot et rédigèrent un rapport séparé aux conclusions diamétralement opposées. S’appuyant sur ce désaccord, le juge Belleau ordonna le renvoi de l'accusée devant la Cour d'assises. Ce fut alors une indicible levée de boucliers. La presse se déchaîna. De toutes parts il ne fut question que de « Belleau le bourreau », « Belleau le tortionnaire ». Des pétitions furent adressées au garde des Sceaux, la Faculté et la Ligue des droits de l'homme protestèrent. Saisie du dossier au cœur du tumulte, la Chambre d'accusation recula devant la marée montante des mécontentements. Elle conclut au non-lieu dans la journée du 6 janvier 1908. Le soir même, l'ogresse était libre.
L’aliénée Jeanne Weber.
Le 1er mai 1908, le professeur Lacassagne, directeur des Archives d'Anthropologie criminelle, faisait publier dans sa revue les pièces de l'affaire Jeanne Weber et quelques commentaires fleuris à la gloire du grand Thoinot. Mauvaise idée, car, quelques jours plus tard, la presse annonçait à grand son de trompes que l'ogresse de la Goutte-d'Or venait d'étrangler un nouvel enfant et que cette fois, elle avait été prise en flagrant délit. Après sa longue incarcération à la prison de Châteauroux, Jeanne se retrouve sur le pavé, contrainte par la force des choses d'accepter l'invitation d'un vigneron à venir vivre auprès de lui comme dame de compagnie. Averti du dénuement dans lequel elle se trouve, ce monsieur, Joseph Jolly, pousse même la générosité jusqu'à envoyer à Jeanne les vingt francs que coûte le voyage de Paris jusqu'à Lay-Saint-Rémy, près de Commercy. Trois jours après son arrivée chez Joseph Jolly avec lequel elle est dans les meilleurs termes, Jeanne Weber se remet à boire. A l'occasion d'une soirée de beuverie, elle fait la connaissance d'un ouvrier de Sorcy, Bouchery, dont elle devient la maîtresse. Alors elle va quitter le domicile de Joseph Jolly pour s'installer avec lui à Commercy, dans un café-hôtel tenu par M. et Mme Poirot. Les Poirot ont un fils, auquel Jeanne a quelque raison de s'intéresser : il se nomme Marcel, comme son fils mort il y a tout juste trois ans. Le soir du 10 mai, Jeanne sait qu'elle va dormir seule. Bouchery l'a prévenue qu'il ne rentrera pas coucher. Aussi demande-t-elle à sa logeuse de lui confier le jeune Marcel pour lui tenir compagnie, car elle supporte mal la solitude... A dix heures du soir, des bruits insolites venant de la chambre de Jeanne alertent une voisine qui prévient Mme Poirot. Lorsque celle-ci pénètre dans la chambre, elle découvre Jeanne debout près du lit. Si elle veille Marcel, c'est parce qu'il est mort. Jeanne lui a fait sa dernière toilette. Des linges ensanglantés traînent au sol. Le docteur Guichard qu'on a fait venir en hâte ne peut que constater le décès de l'enfant auquel un énorme morceau de langue manque... Cette fois tous les experts sont d'accord, Marcel Poirot a bien été étranglé et « aucun de ses organes ne présente de symptôme de maladie, ni de tare originelle susceptible d'avoir entraîné une mort subite ».
Qui pourra le dire ?
Une photo de Jeanne Weber est transmise au célèbre phrénologue Lumbroso[1]. Il fait autorité en matière de criminologie. Son rapport est accablant pour Jeanne : « Il s'agit d'une hystérique, éliptoïde et cérinoïde... Il est possible qu'elle ait commis ses crimes lors d'accès d'épilepsie ou d'hystérie... Agissant sous l'empire de l'alcool, elle est une pervertie qui éprouve une jouissance érotique extraordinaire en étranglant des enfants... Pour conclure, Jeanne Weber est un être immoral, une criminaloïde épileptique de l'espèce la plus dangereuse qu'il faut absolument mettre hors d'état de nuire... »
Jeanne Weber est effectivement mise hors d'état de nuire. Par arrêté du 23 décembre 1908, il est décidé que « l'aliénée Moulinet » sera séquestrée à l'asile départemental de Fains pour y recevoir les soins que sa position réclame. C'est là qu'elle meurt le 5 juillet 1918 d'une crise de néphrite, à quarante-trois ans.
Jeanne Weber n'a avoué aucun de ses crimes. Même pas le dernier, pour lequel sa culpabilité était évidente. Mais ceux pour lesquels elle a été acquittée, les a-t-elle commis ? On peut se le demander, même si pour l'histoire judiciaire sa culpabilité ne fait aucun doute.
Selon certains psychologues, Jeanne Weber a certainement été une criminelle, mais elle n'en est sans doute devenue une qu'après son non-lieu. Ce sont les autres qui l'ont rendue criminelle. Ses nièces et son fils sont certainement morts de mort naturelle, Auguste Bavouzet aussi. D'autres auteurs pensent qu'à l'exception de son fils, Jeanne Weber a dû tuer une dizaine d'enfants en appuyant fortement sur leur poitrine pour bloquer leur respiration, ce qui ne laisse pas trace de violences.
Qui pourra jamais le dire avec certitude ?
Pour en savoir plus :
Solange Fasquelle, L'Ogresse de la Goutte-d'Or, Paris, Presses de la Cité, coll. « N'avouez jamais », 1974, 188 p.
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[1] Partisan de la phrénologie, théorie selon laquelle les protubérances du crâne auraient été l’indice de dispositions morales ou intellectuelles déterminées.
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L’affaire Joseph Vacher : l’exécution d’un aliéné ?
Du 26 au 28 octobre 1898, par un hasard du calendrier, Bourg-en-Bresse partage les honneurs de la chronique judiciaire avec la Cour de cassation : tandis que les hauts magistrats se penchent sur la demande en révision du procès Dreyfus, la cour d’assises de l’Ain juge Joseph Vacher, surnommé « le Jack l’éventreur du Sud-Est ».
Joseph Vacher comparaît officiellement pour un seul meurtre, celui d’un jeune berger, Victor Portalier, sauvagement tué et mutilé. L’accusé a cependant reconnu dix autres crimes, aggravés de sévices et de mutilations effroyables, et bien d’autres forfaits analogues lui sont attribués. Cet ancêtre de nos « tueurs en série », doublé d’un pervers sexuel, était-il réellement responsable de ses actes ? La justice de 1898 l’a affirmé et Vacher a été guillotiné. Plus d’un siècle après, le « tueur de bergers » continue pourtant de susciter recherches et débats.
Un marginal exalté.
Joseph Vacher a 29 ans lors de son procès. Il est le 14ème enfant d’une famille paysanne de l’Isère et a perdu son frère jumeau, mort à l’âge d’un mois. Mal soigné après un contact avec un chien enragé, victime de la fièvre typhoïde, Joseph connaît une enfance tourmentée où il se signale par sa violence et des accès de fureur incontrôlés. Il est également très marqué par la religion, d’abord au contact de sa mère, sujette à des crises de mysticisme, puis des frères maristes. Il les quitte en 1887 et mène alors une existence chaotique, en raison d’un caractère instable qui l’empêche d’exercer durablement une activité sédentaire. Séduit en outre par l’anarchisme, Vacher tient souvent des discours agressifs qui contribuent encore à le marginaliser. Il est soupçonné d’avoir déjà commis des crimes à cette période, mais cette probabilité demeure à l’état d’hypothèse, faute de preuves et d’aveux.
De 1890 à 1893, Vacher accomplit son service militaire. Il connaît humiliations et brimades, mais parvient à décrocher ses galons de caporal puis de sergent. L’armée s’interroge cependant sur l’état mental de ce sous-officier, sujet à des crises de violences contre ses camarades et auteur de tentatives de suicide. En 1893, une jeune femme qui lui avait promis le mariage préfère rompre. Vacher tente vainement de la tuer puis de se suicider. Il garde deux balles dans la tête de cet épisode. Hospitalisé puis mis à l’asile, il est déclaré atteint d’aliénation mentale et bénéficie d’un non-lieu dans l’information ouverte contre lui pour tentative d’assassinat. Transféré dans un nouvel asile, il se comporte alors de façon exemplaire au point d’être bientôt considéré comme guéri… et libéré en conséquence. Un mois plus tard, en mai 1894, il commet le premier des onze crimes qu’il reconnaîtra par la suite.
L’errance d’un tueur de bergers
Onze assassinats le plus souvent accompagnés de viols ante ou post-mortem et d’actes de mutilation sont imputés à Joseph Vacher qui les reconnaît tous. Une quarantaine d’autres sont évoqués durant l’instruction mais n’ont pu lui être formellement reprochés. Cette série criminelle se déroule entre mai 1894 et juin 1897 dans dix départements différents allant du Var, le plus au sud, à la Côte d’Or, le plus septentrional. Les crimes sont commis dans des villages au préjudice de jeunes bergers et de jeunes bergères. Une femme d’un certain âge, tuée chez elle, fait exception. Les victimes sont des deux sexes : sept filles et quatre garçons. En majorité, elles sont adolescentes. Quelques objets sont dérobés mais le mobile des meurtres reste clairement sexuel. La façon d’opérer est toujours identique : les victimes sont surprises alors qu’elles se trouvent isolées dans un champ. Elles sont violemment agressées puis étranglées, égorgées, éventrées, mutilées sexuellement et violées. Leurs corps sont dissimulés derrière des buissons. Si certaines des victimes féminines de Vacher n’ont pas été violées, les quatre garçons assassinés ont tous subi des pénétrations anales. La plus grande fréquence annuelle est de cinq meurtres (1895) et les crimes sont souvent commis entre mai et octobre, période d’intense activité agricole. Le nombre de victimes de Vacher fait toujours débat. 11 crimes ont été avoués sur la période comprise entre 1894 et 1897, alors qu’il avait entre 25 et 28 ans. Il est vraisemblable que d’autres homicides ont été perpétrés de sa main. Le juge Fourquet a examiné un total de 86 procédures. Selon certains auteurs qui présentent Vacher comme le recordman français du crime en série moderne, plus de 50 meurtres et autant de tentatives d’assassinats lui seraient imputables. L’un d’eux fera remonter le premier crime à 1884 alors que Vacher n’avait que 15 ans. Le paradoxe est que Joseph Vacher n’a été formellement jugé et condamné que pour un seul meurtre.
Le crime de trop ?
À Étaules (Côte-d’Or), le 12 mai 1895, il égorge Augustine Mortureux, âgée de 17 ans puis, la même année, le 24 août, il égorge et viole une femme âgée de 58 ans, à Saint-Ours (Savoie). Une semaine plus tard, il commet un nouveau forfait dans l’Isère. Voici la description du crime de Bénonces, extraite de l’acte d’accusation, homicide pour lequel Vacher a été renvoyé devant la cour d’assises de l’Ain :
« Le 31 août 1895, fut découvert à Bénonces au lieu dit « le Grand-Pré », situé commune de Bénonces (Ain), le cadavre affreusement mutilé d’un jeune berger, âgé de seize ans, Victor Portalier. Vers une heure de l’après-midi, il avait quitté le domicile de son maître, le sieur Berger, cultivateur au hameau d’Anglas, pour conduire le bétail au pâturage. À trois heures environ, un autre berger, Jean-Marie Robin, âgé de douze ans, aperçut le troupeau de Portalier dans un champ de trèfle. Il appela en vain son camarade et s’efforçait de ramener le bétail quand il remarqua sur la terre des traces de sang. Effrayé, il héla d’autres pâtres qui lui signalèrent la présence du garde champêtre. Celui-ci se rendit sur les lieux et, suivant les traces de sang, se trouva bientôt en présence du cadavre de Portalier, caché sous des genévriers, presque nu et couvert de blessures. Une énorme plaie s’étendant de l’extrémité inférieure du sternum au pubis ouvrait entièrement le ventre ; les intestins s’en échappaient et se répandaient sur l’abdomen et sur une cuisse. »
La sanglante errance prend fin sur la commune de Champis, en Ardèche. Il est surpris en flagrant délit alors qu’il s’attaquait à une femme de 27 ans. Après cette ultime agression, le rapprochement est fait entre le signalement de Vacher et celui du vagabond recherché dans le crime de Bénonces. Condamné à trois mois de prison pour tentative de viol, Vacher est transféré de la maison d’arrêt de Tournon à celle de Belley, dans l’Ain, où le juge Émile Fourquet, qui a obtenu la réouverture de l’instruction de l’affaire Portalier, espère avoir enfin arrêté celui que la presse surnomme bientôt « Jack l’éventreur du Sud-Est ». Lors du transfert, Vacher tente de s’évader en sautant du train en marche. Le premier interrogatoire de Vacher a lieu le 10 septembre 1897. Il nie d’abord toute présence à Bénonces au moment des faits qui lui sont reprochés, ainsi que toute relation avec les autres crimes évoqués par Fourquet. Le 19 septembre 1897, le docteur Bozonnet, médecin de la maison d’arrêt de Belley rédige à la demande du juge un bref rapport d’expertise. Ni les circonstances des actes commis ni la sexualité de Vacher ne sont abordés. Ce rapport, laconique, peut être cité complètement :
« Le nommé Vacher, détenu, vingt-huit ans, est atteint de débilité mentale, d’idées fixes voisines des idées de persécutions, de dégoût profond pour la vie régulière. Il présente une otite suppurée et une paralysie faciale, consécutives à un coup de feu. Il affirme aussi avoir deux balles dans la tête. La responsabilité de Vacher est très notablement diminuée. »
Le juge, l’assassin et les médecins.
Le 10 octobre 1897, Vacher passe aux aveux d'abord pour huit meurtres. Le 16 paraît dans Le Petit Journal, une « lettre de Vacher », dont celui-ci a négocié la publication en échange de sa confession. Certains soupçonnent Vacher de se vanter d'avoir commis des crimes dont il a seulement entendu parler. Cependant, c'est suivant les indications de Vacher lui-même que des ossements seront retrouvés dans un puits, le 25 octobre, à Tassin-la-Demi-Lune dans le Rhône. Selon le médecin légiste chargé d'étudier les restes – un dénommé Jean Boyer –, ceux-ci appartiendraient à une personne d'un sexe indéterminé, âgée d'une quinzaine d'années et morte depuis au moins trois mois sans qu'il ne soit possible d'indiquer une période précise. On croit d'abord qu'il s'agit des restes de François Bully, un manœuvre de dix-sept ans, mais celui-ci se manifeste et, plus tard, grâce aux vêtements et à la denture, les parents de Claudius Beaupied, un jeune chemineau (vagabond) de quatorze ans, croiront reconnaître la dépouille de leur fils.
Si Vacher ne reconnaît pas tous les meurtres qu’énonce le juge, il en confesse d’autres spontanément… le magistrat n’oublie pas pour autant que son travail d’investigation peut ne pas connaître de suite judiciaire si la démence du criminel est médicalement constatée. Le docteur Bozonnet, médecin de la prison, estime que l’homme est atteint de débilité mentale et que sa responsabilité est « très notablement diminuée ». Fourquet prend soin de commettre pour l’expertise mentale du criminel des médecins qui partagent ses conceptions : dans un rapport de juillet 1898, le docteur Lacassagne, célèbre criminologue, affirme avec ses collègues que le tueur « se croyait assuré de l’impunité grâce au non-lieu dont il avait bénéficié et à sa situation de fou libéré. Actuellement Vacher n’est pas un aliéné : il simule la folie. Vacher est donc un criminel ; il doit être considéré comme responsable, cette responsabilité étant à peine atténuée par les troubles psychiques antérieurs. »
Soucieux de contrôler totalement son prisonnier, Fourquet ne lui notifie qu’avec retard le droit qui est désormais le sien, en vertu de la loi du 8 décembre 1897, de bénéficier du concours d’un avocat au cours de l’instruction. Il en résulte une annulation de la procédure, mais le juge reprend son instruction et finit par obtenir le renvoi de Vacher devant la Cour d’assises de l’Ain. Le magistrat est fort du soutien de l’opinion, soulagée de voir identifié et neutralisé le tueur de bergers qui avait terrifié les campagnes. Fourquet bénéficie aussi de l’appui de journalistes et de personnalités politiques, comme le député Alexandre Bérard. Lors du procès, il connaît son heure de gloire. C’est en vain que le défenseur de Vacher, Me Charbonnier, demande une contre-expertise sur l’état mental de l’accusé et tente, avec l’appui des docteurs Bozonnet et Madeuf, de convaincre les jurés de la déficience mentale de son client. À l’unanimité, Vacher est reconnu coupable, sans circonstances atténuantes. Il est condamné à mort.
Après le verdict, Me Charbonnier tente de prolonger le débat dans l’opinion ; mais le président Félix Faure refuse de gracier Vacher, publiquement exécuté à Bourg-en-Bresse le 31 décembre 1898. Le pouvoir politique met ainsi un terme à une affaire synonyme à ses yeux de trouble à l’ordre public. Les initiatives contestables qu’a prises le juge Fourquet au cours de son instruction ne sont pas approuvées pour autant : le magistrat n’obtiendra jamais la reconnaissance qu’il espérait. Déçu de ne pas connaître de promotion significative dans sa carrière, il finit par démissionner de la magistrature en 1912 et publie en 1931 un auto-plaidoyer sur ce qui demeure l’affaire de sa vie. Son ouvrage n’est aujourd’hui qu’un élément parmi d’autres de l’abondante bibliographie consacrée à Vacher.
Que reste-t-il de l’affaire Vacher ?
Le rapport final des docteurs Lacassagne, Pierret et Rebatel illustre en effet l’amorce d’une évolution majeure mais alors encore peu visible de la pratique de l’expertise de cette fin de siècle. Alors que Vacher aurait probablement été, dans le premier tiers du XIXe siècle, considéré par les médecins aliénistes comme un irresponsable au seul titre, selon l’expression même de Vacher de « l’abominalité de ses actes », les experts de 1897 ont concilié dans leur appréciation le diagnostic d’une anormalité psychique avec un constat de responsabilité pénale. Ce rapport d’expertise ne fut certes pas le premier à adopter une position permettant de rendre une justice opérationnelle mais l’affaire Vacher occupe une place de choix – par son retentissement public et une mémoire entretenue jusqu’à nos jours – dans une lignée de causes célèbres de crimes de sexes et crimes de sang dont les auteurs furent reconnus responsables pénalement. Considéré sous cet angle, le traitement judiciaire du cas Vacher marque une étape dans un processus de responsabilisation des « anormaux » mentaux qui ne sera constaté et mis en débat… qu’un siècle plus tard.
Pour en savoir plus :
Il y a des montagnes de livres, d’articles ! Mais on peut surtout voir ou revoir le fim de Bertrand Tavernier : Le juge et l’assassin avec Philippe Noiret et Michel Galabru.
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