La rumeur de Paris : rapts d’enfants en 1750.
Dès le XVIIe siècle, les premières rumeurs d’enlèvements d’hommes et de femmes par la police circulent dans Paris. Aux sources de ces rumeurs, il y a une réalité sociale : celle des arrestations arbitraires, menées par le guet et les archers des hôpitaux. Des prostituées et des mendiants, en général enfermés à l’hôpital de Bicêtre ou à la Salpetrière furent effectivement envoyés de force dans les colonies américaines (Canada et Louisiane) : on parle d’ailleurs à l’époque de « peur panique de l’Amérique », pour qualifier les troubles relatifs à ces enlèvements et aux craintes qu’ils suscitaient. C’est en effet sur ordre du ministre Colbert, à la fin des années 1660, puis surtout de la Compagnie du Mississippi, pendant la période de la Régence (1718-1723), que des mouvements de « déportation » de marginaux sont impulsés à travers tout le royaume dans l’objectif de “purger” le continent de ses éléments les plus nuisibles et peupler les lointaines colonies.
Des rumeurs non dénuées de fondement.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on racontait assez fréquemment à Paris que de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches des parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver leurs traces. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin[1] et des messes noires de l’abbé Guibourg [2]; d’autres prétendaient que des princes du plus haut rang demandaient à des bains de sang humain la guérison de maladies honteuses ou une vigueur nouvelle ; d’autres enfin expliquaient plus simplement ces disparitions d’enfants par leur envoi au Mississippi et en Louisiane où ils devaient faire souche de colons français. Au début de septembre 1675 : des femmes et des servantes qui tenaient des enfants par la main ou les portaient dans leurs bras « avaient été insultées et maltraitées avec la dernière cruauté », ce qui avait donné naissance aux faux bruits que, « comme autrefois, on y enlevait des enfants, sans qu’il soit rien arrivé qui ait pu donner lieu à une opinion si extravagante et même sans aucune apparence qui ait pu lui servir de fondement », aucune plainte d’enlèvement d’enfant n’ayant été déposée. Une information fut ouverte contre « les auteurs des faux bruits et contre ceux qui ont commis les violences qui les ont suivis » (ordonnance du lieutenant général de police du 3 septembre 1675). Pourtant il y avait eu des enfants enlevés au XVIIe siècle et des enfants disparurent encore mystérieusement au XVIIIe. En 1720, on racontait à nouveau dans toutes les classes de la population parisienne que des enfants étaient enlevés. C’était l’époque où la colonisation du Mississippi attirait l’attention des ministres. On vantait les délices de ce nouvel Eldorado, véritable paradis terrestre, s’il fallait en croire les auteurs du temps. « Il semble que l’on veuille faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là. On ne s’y prend pas mal pour faire de la France un pays sauvage et en dégoûter les Français ! », pouvons-nous lire dans Journal et mémoires de Mathieu Marais. Pour mettre en valeur ces régions que les contemporains prétendaient être si riches et si fertiles, on traquait dans tout le royaume et particulièrement à Paris, où ils étaient très nombreux, les pauvres hères sans domicile fixe. L’ordonnance royale du 10 mars 1720 prescrivait d’arrêter, passé un délai de huit jours, tous les vagabonds et gens sans aveux qui seraient trouvés dans la capitale ; ceux qui étaient reconnus valides et d’âge convenable devaient être conduits aux colonies, « en exécution des édits et déclarations royales déjà promulgués à ce sujet et en particulier de celles des 8 janvier et 12 mars 1719 ». En 1720, une première émeute eut lieu. La faillite de la banque Law avait fait déserter aux marchands leurs boutiques, aux artisans leurs ateliers, aux laquais les antichambres de leurs maîtres. La plupart vite ruinés, n’ayant plus le goût du travail, allaient grossir les rangs des vagabonds. Cette situation conduit le lieutenant de police à multiplier les rafles. Le peuple de Paris est excédé. Le lundi 29 avril, le conflit éclata en plusieurs points de la ville ; le peuple attaqua les archers et les exempts[3]. Les émeutes, des plus violentes, durèrent tout le jour et recommencèrent le lendemain. Une ordonnance royale du 3 mai 1720, prévoyant la protection des mendiants et vagabonds arrêtés calma le mouvement. Ce mouvement calmé, des ordres sévères ayant été vraisemblablement donnés aux archers et exempts, il continua pourtant à subsister, dans la population parisienne, la ferme croyance que des enfants étaient enlevés à leurs parents dans un dessein ignoré. L’avocat Barbier, dans son Journal, mentionne qu’en mars 1734 on envoya « à la Morgue du Châtelet quinze ou seize petites enfants, parmi lesquels il y en avait un âgé de trois ans et tous les autres plus jeunes ou nouveau-nés. Ce spectacle a attiré un grand concours de monde et a effrayé le peuple ». Ces petits cadavres avaient été réunis par un médecin pour des études d’anatomie et avaient été transportés à la Morgue à la suite d’une plainte des voisins. Mais il est certain que la grande majorité du peuple se refusa à croire à cette explication et resta persuadée qu’il y avait eu là rapt d’enfants.
Les émeutes de 1750.
Depuis les débuts de l'hiver 1749-1750, la tension allait croissant. On « en » parlait partout : des policiers, déguisés en bourgeois, raflaient les gamins de Paris. Précédés de mouchards, ils tombaient de préférence sur ces groupes d'enfants joueurs occupés à battre les cartes dans les coins, lancer leurs balles et leurs palets au bout du Pont-Neuf, ou à se poursuivre à la course sous les préaux de la foire Saint-Germain, dans les marchés et sur les quais. Un geste des exempts, et les archers qui les suivaient attrapaient les petits, leur passaient les menottes et les embarquaient dans des voitures aux fenêtres de bois, qui prenaient aussitôt la direction des prisons du Grand Châtelet ou du Fort l'Évêque.
Barbier décrit les arrestations en ces termes :
« Depuis huit jours, on dit que des exempts de la police déguisés rôdent dans différents quartiers de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis 5 ou 6 ans jusqu'à 10 ans et plus, et les mettent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts. Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu'ils tournent dans différents quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit.»
Au sein de la population, les réticences à l’égard des méthodes brutales et répressives de la police du Châtelet sont indéniables, et peuvent être palpables lors des vastes campagnes d’arrestation des mendiants. Si le vendredi 22 mai les débordements sont tels que de malheureux passants sont accusés d’être des voleurs d’enfants dans les quartiers de Saint-Denis et Poissonnière, le lendemain, ils visent directement des agents du Lieutenant général de police, des archers et des cavaliers du guet. Un exempt de la police du nom de Labbé cherche à arrêter un enfant sur le Pont-Marie si bien que, très rapidement, la population s’attroupe et prend à partie le responsable de l’arrestation. Ce dernier finit par se réfugier dans une maison, mais les émeutiers échaudés le retrouvent et le frappent à coups de pierre ou avec des barreaux arrachés à la devanture du cabaret ! Labbé succombe à ses blessures et, dans un geste expiateur, la foule traîne son cadavre jusqu’à la maison du Lieutenant général de police, Berryer. Au printemps, les émeutes se propagent dans tout le royaume, et frappent des villes comme Vincennes, Tours ou encore Toulouse. Le soulèvement de la population parisienne ne traduit pas seulement son désarroi, suite aux frustrations économiques de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et son hostilité croissante aux enlèvements arbitraires, il est également contemporain de rumeurs encore plus glaçantes…En effet, un bruit se répand progressivement : et si l’instigateur de ces enlèvements d’enfants n’était pas finalement le roi lui-même ? Les fausses rumeurs et les mauvais discours sur Louis XV, en particulier sur sa sexualité débauchée, sont monnaie courante. Pourtant, un cran est bel et bien franchi en 1750. Le monarque serait responsable des enlèvements d’enfants car, à l’image de l’ancien roi de Judée, Hérode, il prendrait des bains dans le sang des jeunes victimes pour se soigner de la lèpre. L’imaginaire médiéval des bains de sang bénéfiques pour la santé avait donc largement prospéré jusqu’au mitan du XVIIIe siècle. Ces bruits ravivaient des terreurs enracinées dans la nuit des temps : la crainte sans âge de l'ogre des légendes hantait à nouveau les esprits. Des faits précis remontaient en mémoire, simples incidents dramatisés par les récits au gré des rencontres de cabaret, de fontaine ou de marché. L’enlèvement d’enfants revêt pour les Parisiens un crime insupportable et diabolique. Les échauffourées dans Paris dégénèrent, les 22 et 23 mai, et débouchèrent sur une véritable sédition ! La mort de l’exempt Labbé est point d’acmé de la contestation, ce meurtre incarne le divorce entre la police parisienne et les Parisiens. L’armée est même appelée en renfort pour calmer les échauffourées qui enflamment la capitale…
On peut s'étonner de la vivacité des réactions populaires dans un monde par ailleurs si dur à l'enfance. On connaît, pour cette époque, le taux élevé de la mortalité néo-natale, pour ne parler ni de l'avortement ni de l'infanticide. On sait aussi l'hécatombe effrayante des abandons et l'ampleur du phénomène d'errance juvénile. Naissances illégitimes, lointaines mises en nourrice, couples dissociés, familles « en miettes », dénuement matériel et moral : l'enfant apparaît trop souvent comme un fardeau dont il faut se débarrasser. C'est que la misère et son cortège sont vécus comme une fatalité qui n'appelle que la résignation, sans place pour l'éclat de révolte ou la sentimentalité. Perdre ses enfants, c'est encore la loi naturelle. Mais que d'autres, par force, richesse ou diablerie, viennent vous les enlever, vous priver de leur présence, de leur capacité de travail, et le refus déferle dans la rue. La violence populaire prend alors sa revanche du massacre des innocents.
La suite des émeutes :
Dès le 25 mai, la machine répressive se met en branle sur l'ordre exprès du roi. L'enquête rassemble une masse énorme de témoignages - deux cent trente-quatre -, et l'on finit par désigner dans la confusion quelques boucs émissaires. La sentence du 1er août 1750 expédie trois d'entre eux au gibet : le petit brocanteur du pont Saint-Michel (Charles-François Urbain) et deux jeunes gens du quartier Saint-Paul, l'un et l'autre âgés de vingt-quatre ans, le Savoyard (Jean-Baptiste Charvaz), portefaix[4], et le charbonnier Jean-Baptiste Lebeau. Ils sont exécutés le 3 août. Des cris partent de la foule quand le premier condamné grimpe à l'échelle : « Grâce, grâce ! ». Le bourreau hésite, mais la troupe pointe ses baïonnettes et repousse l'assistance en provoquant une énorme bousculade. Cette sinistre cérémonie laisse les craintes intactes. Le populaire demeure convaincu de la permanence du danger et du mauvais vouloir des autorités accusées de piétiner le droit des gens et de violer l'innocence. Tout confirme que l'ordre monarchique lui-même provoque des réactions d'allergie et un irrémédiable rejet. Dans son journal, le marquis d’Argenson en tire la leçon politique : « Tout s'écroulera dans le royaume... Tout cela fondra un beau matin... On voit s'élever une antipathie extraordinaire entre le roi et son peuple, surtout le peuple de Paris... Le peuple révolté vomit à foison des propos exécrables contre le roi. »
Au total, selon Barbier, quinze à vingt personnes tuées, tant du côté du guet que des émeutiers, et de nombreux blessés. Et puis les trois suppliciés... Le choc est très long à s'amortir. Pendant des années les fêtes monarchiques, cortèges et célébrations de circonstance se dérouleront dans un Paris morne et glacé. Louis XV éprouve maintenant un véritable sentiment de répugnance à l'encontre d'une capitale dont les éclats de violence ont entamé le pacte implicite qui le liait à ses sujets. Pour ne plus avoir à traverser la ville ingrate en se rendant de Versailles à Compiègne, il ordonne dès le mois de juin 1750 la construction d'une nouvelle route pavée qui coupera vers le nord-est, en lisière des faubourgs, entre la porte Maillot et Saint-Denis. «Eh quoi, aurait-il déclaré, je me montrerais à ce vilain peuple qui dit que je suis un Hérode!»
Désormais, pour les chasses et les voyages de divertissement, la cavalerie et les carrosses de la cour emprunteront directement cette voie que le public parisien baptise aussitôt d'un nom vite devenu d'usage courant, et qu'elle gardera plus d'un siècle : le Chemin de la Révolte... ?
Pour en savoir plus :
Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette, 1988.
Arlette Farge étudia la rumeur circulant au sujet des mœurs du roi, qu’on soupçonnait de crimes contre les enfants.
Auguste-Philippe Herlaut, « Les Enlèvements d’enfants à Paris en 1720 et en 1750 », Revue historique, t. 139, 1922.
Son étude, basée sur des archives du Parlement et du Châtelet, mit en évidence les exactions policières.
Jean Nicolas (historien), La Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, UH Seuil.
Christian Romon, « L’Affaire des enlèvements d’enfants dans les archives du Châtelet » Revue historique, 3/1983
Cliquez ici pour télécharger le fichier
[1] Catherine Deshayes, dite la Voisin, née vers 1640 à Paris et morte sur le bûcher le 22 février 1680 à Paris, est une sage-femme, empoisonneuse et prétendue sorcière française, mêlée à l'affaire des poisons.
[2] Etienne Guibourg, né vers 1610 et mort en janvier 1686, est un prêtre catholique et occultiste français, connu pour avoir célébré de nombreux rituels satanistes et pour son implication dans l'affaire des poisons, lors de laquelle il aurait célébré une série de messes noires à la demande de Catherine Deshayes dite la Voisin.
[3] Officiers de police
[4] Porteur
Crimes en tout genre
Crimes en tout genre
Sunday Bloody Sunday
Le Dr Mahaffy, ami d'Oscar Wilde, disait au début du siècle (XXème), à propos de l’Irlande : « L'inévitable n'y arrive jamais mais l'impossible s'y produit toujours. ». Bien des années plus tard, la première phrase de la chanson de U2 – je ne peux pas croire les nouvelles d’aujourd’hui – semble lui faire écho. Il s’agit bien entendu de « Sunday Bloody Sunday ». La chanson est une condamnation des atrocités commises à l’issue d’une marche réclamant le respect des droits civiques en Irlande du Nord et la paix entre la majorité protestante et la minorité catholique. Quatorze catholiques nord-irlandais ont été tués par l'armée britannique lors du Bloody Sunday. Aucun des manifestants ne portait d’arme. Aucun soldat n’a été jugé. Le mystère reste entier autour des causes du déclenchement de la tuerie du 30 janvier 1972.
Un massacre aux causes lointaines.
Depuis 1969, les médias français traitent la question de l’Irlande du Nord sous la forme simplifiée d’une guerre de religion opposant catholiques et protestants. La réalité est plus complexe et la religion ne joue qu’un rôle secondaire dans un conflit de nature coloniale et politique, opposant les partisans du rattachement au Royaume Uni (les unionistes), les partisans de la république contre la royauté (Républicains), les Nationalistes (partisans de l’indépendance). Tous les Protestants ne sont pas unionistes et tous les catholiques ne sont pas républicains. Le conflit remonte en réalité à la partition de l’ile en 1921. La séparation de l’île (Partition,) proposée par Londres, afin d’éviter une guerre civile entre le nord et le sud de l’île, la neutralité de l’Éire pendant la Seconde Guerre mondiale et sa déclaration unilatérale d’une république en 1949 aboutirent à un développement politique, culturel et religieux séparé dans les deux parties de l’île. Pendant plus d’un demi-siècle, des éléments nationalistes/républicains voulurent déloger cette Assemblée de Belfast (Stormont) qui s’était déclarée « un parlement protestant pour les protestants ». Ils renforcèrent la suspicion naturelle des protestants envers la minorité catholique qui avait choisi de rester vivre en Irlande du Nord après 1921. Pour beaucoup de ces unionistes/protestants, les nationalistes/catholiques représentaient une cinquième colonne prête à frapper et à prendre le pouvoir pour parfaire l’indépendance de l’Irlande, qui n’attendait qu’une réunification physique. La frontière entre Nord et Sud avait été tracée de manière à garantir une majorité durable aux protestants : ils représentaient les deux tiers de la population du nouveau territoire constitué de six comtés d'Ulster. Celui-ci fut doté d'un Parlement en 1921 où le Parti unioniste demeura au pouvoir pendant cinquante ans sans interruption. Bien souvent ce monopole fut utilisé contre la minorité catholique, suspecte d'irrédentisme. Des mesures discriminatoires furent prises contre elle, notamment en matière d'emploi et de logement. La carte électorale fut soigneusement redessinée afin de protéger la majorité unioniste : à Derry (Londonderry de son nom officiel préféré par les unionistes), où les catholiques représentaient les deux tiers de la population, le conseil municipal demeura pourtant sous le contrôle d'une majorité unioniste. Quant aux lois d'exception adoptées en 1922, elles furent maintenues jusque dans les années 1960, alors même que la violence politique avait disparu. La police pouvait ainsi décréter des couvre-feux, interdire des manifestations, censurer des publications, perquisitionner sans mandat et emprisonner des suspects sans l'autorisation d'un magistrat.
Au cours des années 1960, de plus en plus de Nord-Irlandais, et pas seulement des catholiques, contestèrent ces pratiques archaïques. La discrimination contre la minorité catholique (délimitation des circonscriptions électorales favorisant le vote protestant, attribution des logements publics) conduit des organisations telles que l'Association nord-irlandaise pour les droits civiques (NICRA) à mettre en place une campagne non-violente pour promouvoir l'égalité de droits entre catholiques et protestants. Cependant, à la suite d'attaques sur les droits civils des manifestants par les loyalistes protestants, ainsi que par les membres de la Police royale de l'Ulster (RUC), la colère et la violence s'amplifient.
Guerre Civile au Nord (1968-1998).
La bataille du Bogside[1].
La bataille du Bogside est une émeute de trois jours qui a eu lieu du 12 au 14 août 1969 à Derry. Des milliers de résidents nationalistes catholiques / irlandais du district de Bogside, organisés sous l'Association de défense des citoyens de Derry, se sont affrontés avec la Royal Ulster Constabulary (RUC) et les loyalistes. Ce conflit a déclenché une violence généralisée ailleurs en Irlande du Nord, a conduit au déploiement de troupes britanniques et est souvent considéré comme le début du conflit de trente ans, connu sous le nom de « Troubles ».
La violence a éclaté lorsque les apprentis loyalistes protestants ont défilé devant le Bogside catholique. La RUC a repoussé la foule catholique et a pénétré dans le Bogside, suivie par des loyalistes qui ont attaqué des maisons catholiques. Des milliers d'habitants de Bogside ont repoussé la RUC avec une pluie de pierres et de cocktails Molotov. Les habitants assiégés ont construit des barricades, mis en place des postes de secours et des ateliers de bombes à essence, et un émetteur radio a diffusé des messages appelant à la résistance. La RUC a tiré du gaz lacrymogène dans le Bogside. C’est la première fois qu'il avait été utilisé par la police britannique. Les habitants craignaient que la gendarmerie spéciale d'Ulster ne soit envoyée et massacre les résidents catholiques. L'armée irlandaise a installé des hôpitaux de campagne près de la frontière et le gouvernement irlandais a appelé à l'envoi d'une force de maintien de la paix des Nations Unies à Derry. Le 14 août, l'armée britannique a été déployée et la RUC a été retirée. L'armée britannique n'a fait aucune tentative pour entrer dans le Bogside, qui est devenu une zone interdite appelée Free Derry. Deux jours plus tard, le bilan des violences apparaît : neuf morts, tous civils, majoritairement républicains, 500 maisons incendiées et 1 820 familles ayant fui leur foyer. Cette situation s'est poursuivie jusqu'en octobre 1969, date à laquelle la police militaire a été autorisée à entrer.
Le retour de l’IRA.
Pendant cette crise, l'IRA ne joue qu'un rôle extrêmement mineur. Ayant enterré ses armes en 1962, elle ne peut défendre les ghettos. En décembre 1969, lors d'une Convention générale, l’IRA se divise en deux branches : l'IRA provisoire (PIRA), partisane d’une ligne principalement militariste et les partisans d’une ligne plus politique regroupés dans l’IRA officielle (OIRA). La PIRA ne rassemble que cinq cents membres après la scission, mais l'effectif augmente rapidement, atteignant deux mille en 1970. Au début de l'année 1971, l'armée britannique parlemente avec les deux IRA pour qu'elles maintiennent l'ordre dans les zones républicaines. Véritables polices, les IRA contrôlent les différents ghettos jusqu'au mois de février. Face à ce renforcement, l'armée reprend ses opérations de quadrillage. Le 6 février, l'IRA provisoire abat un soldat britannique, le premier mort en service en Irlande depuis 1921. L'action de la PIRA se transforme au cours de l'année 1971 en une véritable guérilla, à la fois urbaine et rurale. Les paramilitaires britanniques ne sont pas en reste. En août 1971, dix civils meurent lors du massacre de Ballymurphy, quartier ouest de Belfast. En décembre 1971, ils font sauter une bombe dans un bar catholique, tuant 15 personnes. Il s'agit de l'un des attentats les plus meurtriers du conflit.
Bloody Sunday : une marche pacifiste qui va tourner au cauchemar…
30 janvier 1972 : une marche est organisée par la NICRA. Elle doit partir du Central Drive de Creggann pour traverser le quartier du Bogside en empruntant le pont qui longe le quartier pour se terminer sur Guildhall Square. Ivan Cooper, est à la tête de cette marche pacifique, et prône l’égalité des droits entre catholiques et protestants. Malgré son dialogue avec les autorités unionistes et ses tentatives de négociation avec les forces de l’ordre britanniques, la manifestation est déclarée illégale par les autorités anglaises. Cette manifestation sera donc sous haute surveillance. A l’embouchure de la William Street sont postés une centaine d’hommes de la RUC, et, chose inhabituelle des parachutistes de l’armée britannique sont venus avec leurs blindés leur prêter main forte. Du coté des manifestants, vers 14h00 face à ce déploiement de force, des rumeurs circulent sur un éventuel changement de trajet de la marche. A 14 h20 la foule prend de l’ampleur, chacun invitant amis, parents et voisins à se rallier au mouvement. C’est sous les acclamations que le cortège descend vers 14h40 le quartier Brandywell. Les manifestants avaient prévu de marcher vers le Guildhall, mais en raison de barricades de l'armée conçues pour modifier le parcours, ils furent redirigés vers Free Derry Corner. Un groupe d'adolescents se sépara du défilé et tenta de franchir la barricade pour marcher vers le Guildhall. Ils attaquèrent la barricade de l'armée britannique avec des pierres. À ce stade, un canon à eau, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc sont utilisés pour disperser les émeutiers. Ces affrontements entre les soldats et les jeunes étaient alors courants, même si des observateurs ont rapporté que les émeutes étaient peu intenses. Sur la William Street, deux civils, Damien Donaghy et John Johnston, sont blessés par balle par des soldats qui affirmeront que ce dernier portait un objet noir cylindrique. À 16 h 07, la brigade autorise le régiment parachutiste britannique à entrer dans le Bogside. L'ordre de tirer à balles réelles est donné et un jeune homme est abattu alors qu'il descendait la Chamberlain Street, loin de la progression des troupes. Cette première victime, Jackie Duddy, était parmi la foule qui s'enfuyait. Il courait aux côtés d'un prêtre, le futur évêque Edward Daly, lorsqu'il fut abattu dans le dos. La poursuite des violences par les troupes britanniques s'intensifie et finalement l'ordre est donné de mobiliser les troupes dans une opération d'arrestation, à la poursuite de la queue du groupe principal des manifestants dans Free Derry Corner. Malgré un ordre de cessez-le-feu du quartier général de l'armée, plus d'une centaine de cartouches furent tirées directement dans la foule par les troupes sous le commandement du Major Ted Loden. Douze autres personnes furent tuées, beaucoup d'entre elles tentaient d'aider celles déjà tombées sous les balles. Quatorze autres furent blessées, douze par des tirs de soldats et deux renversées par des véhicules blindés.
Trente-huit années de combat pour la vérité.
Une enquête menée rapidement par une commission blanchit l’armée britannique en concluant qu’elle répondait aux tirs de l’IRA. Cependant, aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux pas plus que de traces d’explosif sur les victimes. De plus toutes les victimes se comptent parmi les manifestants : aucun soldat n’a été tué ou blessé ce jour-là. Aussi un doute a longtemps pesé sur cette version des faits.
Cette journée, désormais inscrite dans l’Histoire sous le nom de Bloody Sunday, marque une nouvelle étape dans le conflit nord-irlandais. Les rangs de l’IRA se gonflèrent après ce massacre. L’armée britannique perdit de sa crédibilité dans l’esprit des républicains qui ne virent plus en elle une force d’interposition mais une force de répression au même titre que la Royal Ulster Constabulary ou (RUC).
Le 16 mai 1997, Channel 4 diffuse un documentaire des journalistes Lena Ferguson et Alex Thomson dans lequel quatre soldats révèlent anonymement que les parachutistes avaient tiré l’arme à la hanche dans la foule, contredisant la thèse officielle qui prétendait que les tirs avaient visé des cibles précises et hostiles.
Du fait des critiques adressées à la version britannique de cet événement, le ministre Tony Blair fit rouvrir l’enquête sur ces événements en 1998. L’enquête a été confiée au juge Mark Saville, assisté de magistrats canadien et australien. Entre 1998 et novembre 2004, 921 témoins furent audités et 1555 témoignages écrits furent examinés. Plusieurs soldats avoueront avoir menti lors de leurs dépositions précédentes et reconnaîtront que les victimes étaient désarmées. Attendu pour 2007, le rapport final est publié le 15 juin 2010 à Derry. Les familles des victimes organisent pour l'occasion une marche silencieuse. À la suite de sa publication, le gouvernement britannique, par une intervention de David Cameron à la Chambre des communes, reconnaît la responsabilité des parachutistes et présente ses excuses. Si leurs actes n'étaient pas prémédités, l'enquête précise que :
- Tandis qu'aucun militaire ne se trouvait en état de légitime défense, ils tirèrent sur des innocents, sans sommation ni avertissements, alors qu'il leur était parfaitement visible que les civils étaient désarmés et cherchaient à prendre soin des blessés ;
- Ils ont par la suite menti sur les circonstances exactes de l'incident.
Si le rapport Saville a été plutôt bien reçu par les familles des victimes, il n'en a pas moins essuyé des critiques venant des deux camps. Pour certains activistes républicains, la publication de ce rapport est avant tout une opération de communication au service du gouvernement britannique. Les réponses apportées par ce rapport ne font pas non plus l'unanimité au sein des proches des victimes, notamment en ce qui concerne le cas de Gerald Donaghy, qui a été accusé de transporter des bombes à clous lors de sa mort. Enfin, le fait que les témoins de l'enquête, notamment les soldats ayant ouvert le feu sur la foule, aient reçu l'assurance qu'ils ne seraient pas poursuivis pour les faits révélés dans le rapport, suscite une certaine frustration au sein de la communauté catholique. De l'autre côté, le rapport a été perçu par certains unionistes comme un cadeau injustement offert aux républicains.
Le bloody Sunday fut loin de mettre fin au conflit, qui allait se poursuivre de manière non moins violente, jusqu’aux accords de paix de 1998.
La mémoire du bloody Sunday.
- Les fresques de Derry.
Les rues de Derry continuent à porter les stigmates des Troubles et du Bloody Sunday.
Dans le Bogside, quartier républicain, les fameuses peintures murales de Derry racontent de nombreux affrontements, grèves de la faim, soulèvements en prison, etc., et érigent au rang de martyrs des militants, activistes et simples particuliers (parfois des enfants) qui ont péri sous les balles de l’armée britannique.
Pour les découvrir, je vous conseille de consulter le site suivant.
https://www.florian-pennec.net/photos/irlande-du-nord-derry-the-bogside
Chansons et film
- Sunday Bloody Sunday, John Lennon 1972 ;
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=65CnKe0iQbc
Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/245697.html
- Sunday Bloody Sunday, U2, 1983;
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=EM4vblG6BVQ
Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/242909-u2-sunday-bloody-sunday.html
- Zombie de The Cranberries en 1994 :
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=6Ejga4kJUts
Pour découvrir les paroles : https://paroles2chansons.lemonde.fr/paroles-the-cranberries/paroles-zombie.html
- Le film Bloody Sunday de 2002, réalisé par Paul Greengrass relate également ces événements.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-79.htm
https://journals.openedition.org/etudesirlandaises/2154
Cliquez ici pour télécharger l'article.
[1] Le Bogside (irlandais : Taobh an bhogaigh) est une banlieue de Derry en Irlande du Nord. Bastion catholique républicain, fief de l'IRA, il s'agit d'un lieu important du conflit nord-irlandais. Elle a été le lieu de la Bataille du Bogside en 1969, le quartier s'organisant en enclave autonome sous le nom de Free Derry.
La mort de la mystérieuse dame à l’ombrelle.
Le procès, aux assises de Melun, à la mi-août, fait grand bruit et s’achève par la condamnation aux travaux forcés à perpétuité de cette femme érudite, mariée à un négociant failli et mère de deux enfants. Plusieurs journalistes prédisent que le crime commis par cette inculpée énigmatique, défendue par le célèbre avocat Charles Lachaud, deviendra l’une des « causes célèbres » du siècle. Mais, contre toute attente, aux lendemains du verdict, cet évènement judiciaire exceptionnel n’occupe plus que de minces filets dans la presse locale et départementale.
Pour quelles raisons cette affaire, suivie par les plus grands tribunaliers[1] français et étrangers, n’a-t-elle pas pris place dans la mémoire collective ? Pourquoi, après un mois de vive lumière induite par le meurtre, cette Normande au comportement insolite, venue chercher fortune à Paris, pratiquant l’hypnose et le magnétisme animal alors en vogue, n’a-t-elle plus intéressé personne – ou presque ?
Macabre découverte à Fontainebleau.
Le dimanche 12 mai 1867, le cocher Onésime-Auguste Noël revenait avec sa voiture du Bouquet du Roi, célèbre chêne de la forêt, par la route du Mont-Fessas, quand il remarqua à quelques pas du chemin, une femme étendue au milieu d'une petite clairière. Elle portait une belle robe de dentelle à crinoline rouge, une ombrelle cachant son visage. La femme semblait dormir paisiblement, se reposant peut-être d'une longue promenade par ce chaud après-midi de printemps.
Le lendemain, un peu après quatre heures du soir, le même cocher qui promenait un groupe de touristes, aperçut la même femme allongée, à la même place et dans la même position. Inquiet, il descendit de sa voiture et se dirigea vers l'étrange endormie. Le cocher écarta l'ombrelle et découvrit un grouillement de vers et de larves qui couvrait le visage d'une morte. Noël retourna à Fontainebleau à vive allure, directement chez le commissaire de police.
Une affaire rondement menée.
L’enquête progresse vite car le nom de la morte, Mertens-Dusart, est gravé à l’intérieur de son alliance. Le commissaire Trocherie et ses hommes apprennent que la victime est arrivée de Paris le 7 mai avec une amie et que toutes deux ont dormi à l’Hôtel de France et d’Angleterre, dans deux chambres communicantes. Il découvre également que, le lendemain soir, la femme inscrite sous le nom de Lebouis est revenue seule dans l’établissement, affirmant avoir perdu sa compagne à proximité de l’auberge de Franchard, où elles avaient déjeuné.
Dès le 15 mai, l’affaire est confiée au juge bellifontain Hippolyte Bouilly. Ce dernier enjoint le chef de la Sûreté de la préfecture de police parisienne, Antoine Claude, de faire rechercher Mathilde Frigard-Lebouis, dont le comportement et les propos ont paru étranges aux différents témoins. Cette dernière est rapidement appréhendée dans sa boutique de comestibles nouvellement acquise, 34 rue Montholon.
Quelques heures plus tard elle est en état d’arrestation car les policiers ont découvert dans la chambre de bonne qu’elle occupe, à proximité de l’épicerie, des valeurs appartenant à la victime, un revolver chargé et des manuels de toxicologie.
Dès que la suspecte est déférée à la Conciergerie, le 17 mai, les informations délivrées à la presse, déjà rares, cessent totalement jusqu’à la fin de l’instruction, le 25 juillet.
Une instruction au pas de charge sous un silence de plomb.
Le magistrat instructeur et le commissaire de police font preuve de célérité. La victime, jeune veuve, et sa mère ont connu une vie itinérante, d’un hôtel à l’autre. Et puis, subjuguée semble-t-il, elle rencontre Mathilde Frigard. Le chef de la sûreté, Antoine Claude, que les mémoires apocryphes rendront célèbre, la soumet en deux mois à dix-neuf interrogatoires. La victime a été son amante, et Mathilde Frigard s’était livrée à la fois à des activités de proxénète de spirite, hypnotisant ou envoutant son entourage. Elle possède aussi une culture scientifique, qui lui vient en partie de son père, d’abord officier de santé puis docteur en médecine, comme l’attestent plusieurs ouvrages trouvés lors de la perquisition, notamment un traité de toxicologie de Mathieu Orfila. Le silence de plomb, qui s’abat sur l’affaire, s’explique de plusieurs manières. Charles-Emile Duret, commissaire chargé de l’enquête est un quasi familier de la suspecte puisqu’il demeure rue Montholon au-dessus de l’épicerie détenue par Mathilde. Comme il le mentionne au bas de son premier rapport, depuis le 10 mai, il a déjà reçu à deux reprises dans son bureau un certain Henri Burdet, 27 ans, qui s’inquiétait de la disparition de sa colocataire et ex-maîtresse, Sidonie Mertens. Or, comme le rappellera Monsieur Claude dans ses Mémoires, Duret, surnommé par la brigade des mœurs Le Requin, pour avoir « passé une partie de sa vie avec les dames », a pour indicateur le proxénète Burdet, alias Le Dos-Vert. Ce jeune homme, viveur et endetté, placé sous curatelle par ses parents restés en Savoie, donne régulièrement des renseignements à la Préfecture en échange de son impunité. Le juge d’instruction a aussi intérêt à la discrétion. Il fait preuve d’un sérieux manque de curiosité. Il n’interroge jamais l’accusée sur les activités qu’elle a exercées à son arrivée à Paris et ne se préoccupe pas de savoir comment une mère de famille à « l’allure provinciale » a pu basculer dans l’homosexualité et le « gai Paris ». Magistrat en disgrâce pour cause d’opinion républicaine, il espère, en résolvant avec succès, cette affaire délicate, retrouver les grâces de pouvoir et enfin quitter Fontainebleau, ville qu’il déteste.
Le retour de Mathilde.
Mais dès que le rapport est transmis au parquet, les journalistes, jusqu’alors tenus à l’écart, se passionnent pour cette ténébreuse histoire dont ils ignorent presque tout. La vie romanesque des deux amies, que l’instruction dévoile en partie, les captive. Le procès se déroule à Melun, du 9 août au 15 août 1867, et attire un public nombreux mais essentiellement local, curieux de voir une femme « ayant des habitudes qui ne sont pas naturelles à son sexe » : proxénétisme, maniement des armes, savoirs médicaux, magnétisme…Voici ce que rapporte la presse locale : « « La foule était très-grande au palais de justice. L'accusée a excité, un grand mouvement de curiosité. Son œil est expressif ; elle est entrée sans témoigner le moindre trouble, et a jeté les yeux sur le plan de la forêt de Fontainebleau, que tenait son défenseur. L'accusée a écouté la lecture de l'acte d'accusation en baissant la tête et en rougissant. Sa mise est fort simple : gantelet en soie noire, chapeau orné de lierre. La femme Frigard répond d'une voix douce et nie toutes les charges. ». Au long du procès, le président, comme l’avocat général Onfroy de Breville, mettent tout en œuvre pour discréditer une femme dont ils réprouvent le comportement. Dès le début de l’interrogatoire, le Président Dubarle, catholique fervent pour lequel il est inconcevable d’être à la fois homosexuelle, bonne épouse et excellente mère, savante et criminelle, fait la morale à Mathilde Frigard.
Contrairement aux magistrats, les tribunaliers sont séduits par la personnalité de l’accusée et font partager leur enthousiasme à leurs lecteurs. Dès qu’elle est attaquée, ils se moquent des témoins à charge.
Les journalistes dénoncent aussi l’attitude du président Dubarle qui, après avoir ordonné à l’huissier de montrer aux jurés l’album de photographies masculines saisi par la police au domicile de la victime, n’hésite pas à donner les noms et les professions de ces riches clients de Sidonie Mertens. Cette énumération choque Henri Rochefort, qui signe dès le lendemain un éditorial dans Le Figaro.
« Je donne cent mille francs et un parapluie rouge à qui me prouvera de quelle utilité pouvait être, dans l’interrogatoire de la femme Frigard, la production des photographies avec les noms et qualités y annexés, d’hommes entièrement étrangers à la mort de la victime et qui lui avaient rendu visite dans un but que la magistrature, gardienne naturelle des mœurs qui ne savent pas se garder elles-mêmes, devrait dissimuler à tous les yeux. »
Les enquêtes sur la victime et la présumée meurtrière sont bâclées ; les témoignages contribuent à la défigurer. Mathilde, à l’évidence, ne se conduit pas comme devrait se comporter une femme honnête, mariée et rangée. Sa victime n’est guère mieux traitée. Son cadavre est autopsié trois fois. Le monde que ces deux « intrigantes » fréquentent n’est pas recommandable : elles veulent acquérir un hôtel louche, sorte de lupanar « interlope » comme on disait au XIXe siècle : L’Hôtel du Liban. L’endroit, surveillé par la police et le bureau des mœurs, héberge plusieurs demi-mondaines connues pour leur tribadisme. L’incompréhensible est là : « comment une mère de famille à "l’allure provinciale" a pu basculer dans l’homosexualité et le "gai Paris" ? » Comment également Sidonie a-t-elle pu « excessivement » se lier à une « femme active et érudite, mais ruinée et laide » ? Seule une explication extravagante – Mathilde hypnotiserait et droguerait Sidonie – peut rendre compte d’un tel lien malsain et pervers dans le Paris de l’Exposition universelle de 1867. Le procès n’arrange rien et continue à estropier l’accusée, petite, qui se tient voûtée, mais fait plus jeune que son âge et parle bien.
Le verdict et l’oubli
Le jury d’assises est composé d’hommes de plus de 50 ans, majoritairement cultivateurs. Sur les 62 témoins requis, 57 sont à charge, et le président de la Cour d’Assises, en fin de carrière est un moralisateur qui commence la plupart de ses questions à Mathilde par « Comment avez-vous pu… ? » Seul l’avocat de l’accusée, un ténor du barreau, défend celle qui, autrefois, a été une épouse excellente qui a eu le malheur de perdre six de ses huit enfants en très bas âge et a connu la faillite. Mais, sans surprise, Mathilde Frigard est reconnue coupable (avec des circonstances atténuantes qui ne sont pas précisées) et condamnée aux travaux forcés à perpétuité, ainsi qu’à 100 F d’amende. La condamnée refuse de faire appel et, en dehors du prétoire, finit par avouer le crime, encore un acte incompréhensible pour ses contemporains.
Les 23 et 24 août, toute la presse publie ces révélations inattendues. Mathilde Frigard a bien tué son amie mais pas en l’étouffant, en lui faisant respirer de l’acide prussique. Elle a reproché aux médecins légistes leur incurie et aux enquêteurs d’avoir négligé la « piste de la fiole » qui avait été trouvée, cassée, à proximité de la morte. Elle a bien acheté son épicerie en faisant usage de faux, mais ceux-ci ont été rédigés par l’introuvable Williams dont la Cour niait l’existence. Elle est enceinte de cet inconnu. Si les tribunaliers avaient été conquis par cette femme atypique mais bonne épouse et bonne mère, ils ne suivent plus la détenue bisexuelle, qui humilie son conjoint, donc tous les hommes, remet en cause la médecine légale et la police scientifique encore balbutiante. Plus largement, ils n’apprécient pas d’avoir été grugés durant une semaine d’assises.
La presse nationale choisit de se taire. Les journaux locaux ne consacrent plus que quelques rares lignes à cette criminelle déconcertante. Ils en font désormais une épouse indigne, dont le mari, déshonoré, a demandé à changer de nom, et une mauvaise mère, qui a rompu tout contact avec ses deux enfants et refuse, après son accouchement, de voir son bébé qui ne survivra pas.
Cette affaire laisse entrevoir les conditions requises pour que se fabrique, ou ne se fabrique pas, une « cause célèbre ». Mais, si elle n’a pas pris place dans la mémoire collective, sans doute a-t-elle exercé une influence non négligeable sur Jean-Baptiste Troppmann, grand lecteur de La Gazette des tribunaux et du Droit, qui assassinera un an et demi plus tard, de façon comparable, sa première victime, Jean Kinck.
Pour en savoir plus :
Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle, Chêne-Bourg (Suisse), Georg Éditeur, 2021, 287 p.
https://www.retronews.fr/tags/mathilde-frigard
Cliquez ici pour télécharger :
La-mort-de-la--myste--rieuse-dame-a---l.pdf
Marthe Hanau : génie ou démon ?
Le 14 juillet 1935, Marthe Hanau avale un tube de barbituriques. Après cinq jours d’agonie, elle est officiellement déclarée morte le 19 juillet 1935 à 6 h 20 du matin par l'administration pénitentiaire. Le 29 juillet, elle est inhumée dans un caveau provisoire du cimetière Sud (Montparnasse). Le temps de construire sa sépulture au cimetière parisien de Bagneux. Son corps y est transféré le 3 janvier 1936. Trois jours après le décès de Marthe Hanau, Léon Daudet écrit en guise d’épitaphe dans L’Action française : « Cette femme entreprenante aura été, avec la grande Thérèse de l’affaire Humbert, une des viragos de la République. » Étymologiquement, le substantif féminin « virago » vient de « vir » : « l’homme », et de agere qui signifie « contrefaisant ». Il s’emploie donc pour désigner une femme aux manières d’un homme, robuste et autoritaire.
Un sens des affaires redoutable et une vie bien éloignée des convenances.
Théâtre des Variétés, 9 octobre 1928. Le Tout-Paris se presse à la première de la nouvelle pièce de Marcel Pagnol, Topaze. Le public se régale de cette comédie satirique sur l'arrivisme. Les mésaventures de l'honnête maître d'école devenu un riche homme d'affaires corrompu amusent particulièrement une femme au rire tonitruant. Dans son smoking de soie sombre, cheveux coupés à la garçonne, Marthe Hanau attire tous les regards. La plantureuse banquière de 42 ans, unique femme de son temps à réussir dans le monde de la finance, fascine aussi par la liberté de ses mœurs : homosexuelle affichée, elle dépense des sommes extravagantes dans les casinos, conduit sa Torpedo pied au plancher, se travestit pour se faufiler à la Bourse réservée aux seuls hommes… En moins de cinq ans, cette fille de modestes commerçants s'est constituée une fortune personnelle de plus de cinq millions de francs. Ce soir, son nom circule d'autant plus sur les lèvres qu'elle est, depuis quelques semaines, la cible d'une campagne de presse l'accusant d'opérations frauduleuses. Altière, cette maîtresse femme soutient les regards et s'esclaffe ostensiblement quand, au quatrième acte, Topaze professe que "l'argent peut tout, il permet tout, il donne tout". Rien ne semble pouvoir l'abattre. Pourtant, rien ne semblait la destiner pour cette vie sans égale.
Sa vie, il est vrai, n’a rien d’un long fleuve tranquille ! Né en 1886 à Clichy, fille de petits commerçants juifs originaires d’Alsace, Marthe Hanau grandit entre un père jadis grand séducteur mais que ses passades répétées ont fini par affliger d’une « maladie honteuse » et qui voue une haine tenace à la bourgeoisie, et une mère tyrannique, austère et âpre au gain que sa fille exècre. Est-ce pour cela que la future banquière multiplie les provocations ? Dès sa jeunesse, Marthe rejette en bloc les codes de la bourgeoisie, s’exhibant aux terrasses des cafés, fumant en public et refusant de porter corsets et autres voilettes. Surtout, elle affiche sans complexe ses aventures avec des jeunes femmes, allant jusqu’à séduire une vendeuse de la boutique tenue par sa mère. Marthe finit par accepter un mariage arrangé avec l'héritier d'un industriel lillois à condition qu'on ne lui impose pas d'avoir une descendance. Elle se marie en 1906 à un homme d'affaires, Lazare Bloch, originaire de Lille. Mariée, elle a une liaison durable avec la fille d'un bijoutier, liaison qui, malgré une interruption provoquée par la Première Guerre mondiale, perdurera jusqu'à la fin de la vie de Marthe.
Premières embuches.
Lazare Bloch, héritier d’une fabrique de jute à Lille, est surtout un joueur invétéré qui dilapide la dot de son épouse et ce qui lui reste d’héritage dans les salles de jeux. Toujours en quête d’argent, Lazare Bloch sera condamné en correctionnelle en 1917 pour avoir vendu à l’armée une infâme mixture censée réchauffer le poilu et baptisé « le bâton du soldat ». L'Armée française porte plainte. Ils sont tous deux condamnés par un tribunal correctionnel, Marthe bénéficiant d'un sursis. Pour ménager sa réputation dans le milieu de la finance, elle divorce de son mari, trop compromis, le 4 mai 1920.
La gazette du franc.
Avec sa coupe garçonne, ses tailleurs stricts, ses fume-cigarettes en ivoire et son inépuisable appétit de vivre, Marthe a vite compris ce que l’époque pouvait lui offrir : une liberté presque absolue et de formidables opportunités pour voler de ses propres ailes et s’enrichir. L’argent, la Bourse. Ce monde-là, qui peut tout et ouvre toutes les portes, plus que d’autres l’attire et la fascine. Créer sa propre maison de valeurs : tel est le projet que Marthe mûrit peu à peu. Le contexte est favorable. Laminés par l’inflation, les Français boursicotent à tout-va, cherchant à gagner au Palais Brongniart ce que le quotidien leur assure de plus en plus difficilement. Partout à Paris, des officines et de petites banques de crédit ont fait leur apparition. La seule rue de Provence en abrite 450 ! Dans ce monde de la finance totalement fermé aux femmes, en 1925, elle ira assister aux séances de la corbeille costumée en homme et avec une barbe postiche afin de ne pas être reconnue ! elle fait son entrée, dès 1924, par la petite porte, c’est-à-dire, en l’espèce, par ce que l’on appelle, « l’animation de valeurs », soit la diffusion de rumeurs, d’informations, d’entrefilets de journaux et de publicité rédactionnelle visant à créer un climat de confiance autour d’un titre. Grâce aux relations de Josèphe[1] et à l’entregent de Lazare Bloch, elle s’y fait d’abord nom, puis un beau portefeuille de clients. Parmi eux se trouvent Léonard Rosenthal, un homme d’affaires considérable, surnommé « le roi de la perle. » L’homme s’est entiché de Marthe et lui a confié l’animation de ses titres. Avec succès. Poussant ses pions, Marthe lui propose alors de participer à la fondation d’un hebdomadaire : « La gazette ». L'équipe éditoriale est rejointe par Georges Anquetil, auteur à succès de Satan mène le bal, directeur d'une revue à scandale, La Rumeur, laquelle collectionne les procès pour diffamation. La Gazette se vend bien, et Marthe Hanau y pratique une forme de populisme financier, qui va lui jouer des tours. Elle reprend contact avec Lazare Bloch qui fonde une série de sociétés-écrans. Il aura plusieurs fonctions : soutenir le franc, alors victime d’attaques régulières sur les marchés, mais aussi, lancer en Bourse les titres des sociétés, et prodiguer des conseils aux petits épargnants. Les trois causes, à dire vrai, sont étroitement liées. Soutenir le Franc, c’est participer au maintien de la confiance, sans laquelle il ne saurait y avoir de bons investissements, et au final attirer les petits épargnants. Raisonnement de bon sens mais qui n’est pas dépourvu d’arrière-pensées.
De la gazette à la banque.
D’existence fragile durant ses deux premières années, l’entreprise Hanau va rapidement monter en puissance : en octobre 1926, elle compte une centaine d’employés, dix agences possédant plusieurs succursales en province, et gère 1 500 comptes de clients. Avec les profits engrangés, la société achète un immeuble rue de Provence à Paris estimé à 9 millions de francs. Elle s’y installe avec La Gazette du franc, en juillet 1928. Marthe Hanau décide alors de diversifier ses activités : de nouvelles entreprises sont créées telles la Société d’exploitation foncière, spécialisée dans la promotion immobilière, qui fait l’acquisition d’un golf à Chantilly et de terrains sur la Côte d’Azur, et Interpresse, agence d’information économique et financière qui publie un bulletin quotidien et afferme la publicité financière de plusieurs journaux. Les premiers syndicats d’actionnaires formés sont dissous et remplacés par cinq sociétés émettrices de bons à participation. Dès septembre 1928, une holding, la Compagnie générale financière et foncière, supervise cet ensemble de sociétés consacrées aux opérations boursières et foncières. La publicité financière, l’action des démarcheurs du groupe et les « conférences de propagande » organisées par La Gazette du franc attirent les souscripteurs en nombre de plus en plus important : pour la seule année 1928, le montant des souscriptions est d’environ 130 millions de francs. À ce moment, l’entreprise Hanau, dont le capital s’élève à 20 millions de francs, compte désormais 500 employés, gère 7 000 comptes clients et traite 300 000 francs de titres par jour.
Parvenue de la banque, Marthe Hanau, surnommée « la présidente » ou « la patronne », a donc progressivement acquis une véritable stature de femme d’affaires.
Une chute sans fin.
Le système commence à s'écrouler à la fin de l'année 1928. L'origine du scandale provient d'abord de Georges Anquetil, entre-temps congédié par Hanau, et qui pour se venger commence à publier dans « La Rumeur » des informations compromettantes concernant La Gazette et ses montages financiers. Ces révélations vont être relayées et vont éclabousser les milieux politiques et médiatiques, en particulier cartellistes ; le journal « Le Quotidien », principal organe du cartel des gauches, qui a affermé sa page financière à Marthe Hanau, ne s'en relève pas. L'affaire prend de l'importance quand, à la suite des affirmations d'Anquetil, une série d'investigations est menée par une société rivale, l'Agence Havas, qui tente de prouver que certains titres conseillés par La Gazette du franc et L'Agence Interpresse s'appuient sur des activités fictives.
Dans un premier temps, Marthe Hanau peut faire taire les rumeurs en soudoyant certains hommes politiques. Cependant les preuves s'accumulent et la brigade financière, alertée notamment par Horace Finaly, directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas, finit par enquêter. Marthe Hanau est arrêtée pour escroquerie et abus de confiance le 4 décembre 1928. Cette première arrestation est rocambolesque. Conduite à Saint-Lazare, Marthe Hanau entame une grève de la faim, parvient à fausser compagnie à ses geôliers lors de son transfert à l’hôpital avant de se constituer prisonnière. La presse d’extrême-droite se déchaine littéralement. Juive, « garçonne », elle affiche sans complexe ses aventures féminines et banquière, elle a tous les vices ! En route vers le bureau du juge d’instruction, elle est accueillie aux cris de « mort aux Juifs, les métèques au poteaux » ! Libérée contre une caution de 800 000 francs, elle n’en verse que 200 000, promet de rembourser intégralement tous ses clients et tente de se relancer. Mais le krach boursier de 1929 lui est fatal. Ne pouvant tenir sa promesse, elle est à nouveau arrêtée et est condamnée à deux ans de prison ferme le 29 mars 1931. Saisie en appel, la Cour d’Appel de Paris alourdit, en juillet 1934, la peine prévue et la condamne à trois ans de prison. Le rideau, cette fois, est tombé…Le 8 mars 1929, la Chambre des députés vote une commission d'enquête avec laquelle Hanau refuse de collaborer. Le 23 mai, première intervention de la Ligue des droits de l'homme, Victor Basch écrit à Louis Barthou, garde des sceaux, pour prendre la défense de Marthe. Le 8 juin, elle publie « La Vérité » sur l'affaire de la Gazette du franc. Marthe Hanau est condamnée le 28 mars 1931 à deux ans de prison et 3 000 francs d’amende pour escroquerie et abus de confiance par la 11e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, à l’issue de cinquante-sept audiences et d’un procès émaillé d’incidents. Dans un jugement de 166 pages ayant nécessité trois heures de lecture, le président du tribunal Gautier fait tout d’abord ressortir les nombreuses insuffisances dans la gestion des affaires de la banquière. Aucune comptabilité n’a été tenue pendant les deux premières années d’existence de son groupe. Elle est par la suite écrite au crayon sur des feuilles volantes de toutes dimensions. Le magistrat s’attache ensuite à démontrer le caractère frauduleux du système Hanau. Il rappelle à cet égard que l’une des missions de la justice consiste à protéger l’épargne populaire des spéculateurs et à préserver la moralité du crédit.
Le rideau est tiré.
Le 17 mars 1934, elle lance son dernier périodique hebdomadaire, Écoutez-moi..., qui disparaît en février 1935, après cinquante numéros, avec des couvertures signées Jean Effel, Louis Touchagues et Moise Kisling. Dans ce périodique, elle attaque ses juges et met en garde contre Hitler.
Le 23 mai 1934, elle est condamnée, dans le cadre de l'affaire du journal Forces, à trois mois de prison et deux cents francs d'amende par la 10e chambre pour délit de recel de documents volés et insulte à magistrats. Le 21 juin, un groupe de créanciers obtient le séquestre de son journal.
Ayant fait appel, Marthe Hanau passe le 13 juillet devant la cour d'appel, qui aggrave sa peine, en la condamnant cette fois à trois ans de prison ferme et 3 000 francs d'amende.
Début février 1935, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Marthe Hanau. Le 23, elle est emprisonnée à Fresnes.
Elle se suicide le 14 juillet 1935, à l'infirmerie de la prison de Fresnes, à l'aide d'un tube de barbituriques (Véronal). Elle aurait laissé ce mot pour ses proches : « J'ai la nausée de cet argent qui m'écrasa. ».
Pourquoi tant de haine ?
Marthe n’est pas une sainte. Le système élaboré par cette femme d’affaires repose sur un journal faussement présenté comme une œuvre de crédit public. La publication de tableaux de bénéfices mensongers comme la distribution de bénéfices fictifs ont contribué aux nombreuses souscriptions vers des sociétés non moins fictives. Les titres remis par les clients en règlement de leur participation syndicataire sont parfois indûment aliénés. Lorsqu’ils exigent de retirer leurs placements, certains clients mécontents ne peuvent être remboursés que grâce aux fonds ou titres versés par les nouveaux venus. L’escroquerie vis-à-vis des souscripteurs est estimée au bout du compte à une centaine de millions de francs, et le passif ramené – après expertise des biens – à un montant inférieur à 50 millions. Au final, il n’est pas inutile de ramener cette affaire à sa juste proportion : il s’agit somme toute d’une banale escroquerie comme la France en a connue beaucoup d’autres durant cette période, portant sur des sommes quatre à cinq fois inférieures à celles engagées dans les affaires Oustric et Stavisky. En revanche, le fait que l’escroc soit une femme n’est pas étranger à la médiatisation de ce scandale. Les rapports hommes-femmes, leurs places respectives dans la société française de l’entre-deux-guerres, et la perception masculine du rôle des femmes conditionnent la conduite de ses différents protagonistes. Une grille de lecture sexuée se justifie donc totalement pour appréhender les enjeux de l’événement. Pour autant, ce serait commettre un contre-sens que de présenter la trajectoire de Marthe Hanau comme une forme de résistance à l’oppression masculine. « La présidente » n’est pas une militante féministe. À aucun moment, elle ne fait de son procès une tribune de revendications féministes.
Pour en savoir plus :
Maurice Privat, Le Scandale de la Gazette du franc, éditions Pierre Souval, 1929.
Maurice Privat, Marthe Hanau : haute finance, basse justice, Les documents secrets, 1930.
Laurent Gautier, Marthe Hanau et le secret des dieux. Essai sur le rôle de la finance internationale dans la crise économique, 1933.
Dominique Desanti, La Banquière des années folles : Marthe Hanau., Fayard, Paris, 1968.
Dominique Desanti, La femme au temps des années folles, p. 106-115, Coll. Laurence Pernoud, Stock, Paris, 1984 (ISBN 2-234-01694-0).
Filmographie :
La Banquière, un film de Francis Girod sorti en 1980 avec Romy Schneider, s'inspire de la vie de Marthe Hanau ; l'actrice y apparaît sous le nom d'Emma Eckhert.
Cliquez ici pour télécharger l'article.