Quand la Russie colonisait l’Amérique.
Le 6 juillet 1922, le président de la chambre basse du Parlement russe a menacé de reprendre l'État de l'Alaska si les États-Unis saisissaient ou gelaient leurs avoirs à l'étranger. Cela fait plusieurs années que le sujet d'une Alaska russe est abordé dans les médias, ces territoires faisaient autrefois partie de l'Empire russe. Ces provocations, brandies pour « réveiller le patriotisme [...] et exciter les velléités nationalistes » de la population russe selon Carole Grimaud Potter, professeure de géopolitique russe ont eu l'effet escompté. Aussitôt, une campagne intitulée "l'Alaska est à nous" a été conçue sur les réseaux sociaux. Des panneaux publicitaires floqués du même slogan ont même été installés dans la ville sibérienne Krasnoïarsk. La Russie est coutumière du fait. Elle fait part de son souhait de voir le drapeau russe flotter au-dessus du plus grand État américain. Depuis une dizaine d'années, le sujet est régulièrement abordé dans les médias russes. Cela fait plus de deux ans que Vladimir Poutine mène en Ukraine une guerre qui devait restaurer en partie les frontières de l’empire russe. Mais il est une frontière de ce même empire dont on parle rarement. Une frontière située sur un autre continent, en Amérique du nord, et qui s’étendait de l’Alaska aux environs de San Francisco. Si ces prétentions relèvent de l’incantation, elles ne naissent pas d’un pur fantasme propagandiste. Elles s’appuient bien sur des faits historiques reconnus et étudiés : à savoir que la Russie a tenté, au cours des XVIIIème et XIXème siècle de s’implanter en Alaska mais également tout au long de la côte pacifique d’Amérique du Nord.
Béring, le précurseur.
En 1725, Pierre le Grand charge Béring d'une mission présentant un enjeu de puissance capital pour la Russie : voir s'il est possible d'atteindre le continent américain par son versant occidental. À l’origine de cette colonisation, il y a l’expansionnisme des tsars successifs et un attrait pour les fourrures du Pacifique, en particulier celle des loutres de mer. La disparition de ces dernières et le coût du maintien de possessions si lointaines finissent par mettre fin à l’établissement russe en Amérique, suspendant une histoire à même d’inspirer de nombreuses uchronies. Les acteurs en sont principalement les trappeurs, qui vont chercher des fourrures toujours plus loin, poussés par l'extinction des proies (en premier lieu la zibeline) dans leurs zones de chasse habituelles. L'État n'est donc pas à l'origine de ce mouvement, il se contente d'être présent à titre de percepteur à partir de la fin du XVIe siècle, en réclamant un impôt sur les fourrures. Cette conquête a lieu à un rythme lent, par voie fluviale puis navale plutôt que terrestre : les trappeurs se réunissent en commandos et descendent les fleuves puis empruntent leurs affluents sur des radeaux, s'enfonçant davantage encore en Sibérie. A l'origine de l'expédition de Béring, il y a une visite de Pierre le Grand à Paris en 1717. Les géographes français lui demandent s'il y a un passage pour gagner l'Amérique par le nord. En effet, les cartes de l'époque sont très fantaisistes. Certains imaginent que les deux continents sont reliés, d'autres qu'un détroit les sépare. Pierre le Grand comprend que, s'il ne monte pas une expédition pour le vérifier, ce seront d'autres nations qui prendront l'avantage. Ses préoccupations sont donc à la fois géopolitiques, économiques et intellectuelles. En 1725 il nomme Vitus Béring, un capitaine danois recruté par la Russie, à la tête de cette entreprise. Pierre le Grand meurt quelques semaines plus tard, mais sa veuve Catherine Ier donne son accord pour poursuivre l'expédition. L’expédition, à laquelle participent 25 hommes, part en 1725 et parcourt 6 000 km pour atteindre Okhotsk, sur la côte Pacifique, au bout de deux ans. De là, ses membres passent en bateau sur la péninsule du Kamtchatka puis, en 1728, ils prennent la direction du nord. À bord du Saint-Gabriel, Béring atteint l’île Saint-Laurent, au large de l’Alaska, et traverse même le détroit qui porte son nom, mais le brouillard empêche les expéditionnaires de voir la terre du côté américain. Béring en conclut que l’Asie et l’Amérique ne sont pas reliées, étant donné qu’à ce moment, d’après ses estimations, « la terre ne s’étend pas vers le nord, et on ne peut voir aucun territoire au-delà du Tchoukot, ou de l’est ». Lorsque Béring revient à Saint-Pétersbourg, en 1730, il s'attend à être reçu avec les honneurs, mais, entre-temps, c'est une autre impératrice, Anne Ier, qui a pris le pouvoir. Autant dire que l'expédition n'est plus à l'ordre du jour !
Déçu, Béring n'a alors de cesse de vouloir repartir, bien décidé cette fois à mettre le pied en Amérique. Béring va alors proposer deux projets d'actions vers la Sibérie. Le premier est un plan de colonisation dont les objectifs principaux seraient la christianisation des Yakoutes[1] et la remise en ordre de l'administration chargée de lever le yassak, l'impôt tsariste.
La deuxième proposition est plus ambitieuse encore et c'est celle-ci qui l'intéresse. Il souhaite lancer une grande offensive exploratoire vers les limites nord et est de l'empire. Les grandes lignes de la Grande Expédition Nordique, comme elle sera appelée plus tard, consistent à cartographier les côtes de l'Alaska, le nord du Japon, les îles Kuriles et la côte arctique de la Sibérie entre l'embouchure de l'Ob et celle de la Lena.
La tsarine répond positivement à ses projets et charge Béring de mettre sur pied les différentes phases de l'exploration de la Sibérie. Contrairement à la première, elle a une importante dimension scientifique. Plusieurs jeunes savants de haut rang accompagnent Béring, notamment les Allemands Gerhard Friedrich Müller et Johann Georg Gmelin. Un autre Allemand, Georg Wilhelm Steller, se joint à l'expédition en qualité de médecin personnel de Béring. C'est un véritable fou de sciences, exalté, au caractère parfois difficile, mais remarquable scientifique : il multiplie les études exhaustives sur toutes les nouvelles espèces animales ou végétales qu'il croise sur son chemin tout en échafaudant d'audacieuses hypothèses - qui souvent se révéleront extrêmement pertinentes. Sa productivité semble ne pas avoir de limite. Deux navires sont construits dans la baie de Petropavlosk : le Saint Paul, qui sera commandé par la capitaine Tshirikov et le Saint Pierre par Béring. Les deux navires quittent le Kamtchatka début juin. Ils se dirigent vers des terres indiquées sur les cartes sous les noms de Gamaland et Compagniland. Ils n'en trouveront jamais trace. Les deux bâtiments se trouvent rapidement séparés lors d'une tempête, ils ne se retrouveront jamais.
Le 16 juillet 1741, le jour de la St Elias, le St Pierre entre dans une baie abritée : au loin des sommets enneigés dont l'actuel mont St Elias qui culmine à plus de 6000 mètres, baptisé à l'occasion et des forêts à perte de vue. Béring vient d'aborder en Alaska. Il ne donnera que quelques heures à Steller pour décrire l'Amérique du Nord. Le naturaliste récolte des plantes, décrit les paysages, découvre un campement autochtone. Après 6 heures passées à terre, l'ordre de retour est donné : 8 ans de voyage épuisant pour 6 heures d'exploration terrestre.
Le retour sera une navigation difficile dans le brouillard et les tempêtes des îles Aléoutiennes. Une rencontre avec des Aléoutes sera l'un des moments forts de ce périple. Steller décrit les embarcations, les vêtements, le comportement de ces hommes inconnus.
À bout de force, Béring ne met plus les pieds sur le pont. Le reste de l'équipage endur les douleurs liées au scorbut à l'exception de Steller qui se nourrit de plantes antiscorbutiques récoltées en Alaska.
L'équipage décimé, à bout de force, sans vivre et sans eau jette l'ancre dans une baie le 7 novembre. Les marins pensent avoir échoués sur une plage du Kamtchatka, ils viennent en faits d'atterrir sur une île inconnue, la future île Béring. Deux jours plus tard, un premier débarquement de malades a lieu. Deux semaines passent et une tempête effroyable jette définitivement le St Pierre à la côte. Le 8 décembre 1741, Ivan Béring meurt d'épuisement.
Les survivants pourront rejoindre le Kamtchatka durant l'été 1742 après un hiver à se nourrir d'otaries, loutres, renards polaires et lagopèdes. Ils ont pu reconstruire un bateau avec les restes du St Pierre. À leur retour, les informations recueillies, la cartographie et les peaux de loutres de mer, la plus belle et la plus chère fourrure au monde, donnent l'impulsion pour l'établissement des Russes en Alaska.
Les suites de l’expédition Béring.
Après plusieurs années d'expéditions « sauvages » vers le nord-est, les marchands russes vont se coaliser pour défendre leurs intérêts. L'un d'entre eux, Grigori Chelikhov, particulièrement entreprenant, demande à l'État de fonder une compagnie nationale et d'en financer les activités dans le Pacifique Nord, afin d'y mettre en place un monopole russe. Mais la tsarine Catherine II, gagnée aux idées libérales, est par principe opposée à l'idée de monopole et Chelikhov meurt avant de voir la concrétisation de ce projet. Il sera repris par sa jeune veuve Natalia, une femme d'une énergie rare, qui, aidée de son second Nikolaï Rezanov, entame une intense activité de lobbying auprès de la Cour.
La Compagnie russo-américaine (RAK) est finalement créée en 1799 par Paul Ier, le fils de Catherine II qui lui concède un privilège de vingt ans. Le tsar et des grandes familles y prennent des actions, et la RAK devient une puissante compagnie, qui développe de nombreux comptoirs sur les rives du Pacifique. Puis, rapidement, les progrès de la colonisation marquèrent le pas, en raison des rigueurs du climat, de la longueur des communications avec la métropole et de la difficulté d’entrer en contact avec les populations locales, surtout les Tlingits, particulièrement réticents à l’égard des Russes. Il est vrai que le manque de prêtres orthodoxes retarda leur christianisation, au moment où apparaissaient les premières difficultés économiques, liées à la raréfaction des animaux à peaux, castors, ours, phoques, renards polaires..., victimes d’une chasse trop intensive. La compagnie tenta une diversion en direction du sud, en implantant, en 1812, un poste sur la côte de ce qu’on appelait la Nouvelle-Albion, nom donné à la partie septentrionale de la Californie alors espagnole. La raison officielle de la création de Fort Ross était la nécessité de procurer aux colons de l’Alaska de la nourriture fraîche en viande et légumes. Des terrains cédés sans difficultés par les Indiens permirent en effet l’établissement de cultures et l’élevage du bétail. Mais ni le gouvernement espagnol ni les missions franciscaines n’avaient été consultés sur cette prise de possession. En fait, la chasse au phoque et la pêche se révélèrent plus profitables que la culture ou l’élevage, si bien que l’enclave de Fort Ross ne remplit jamais son rôle de centre nourricier, tout en demeurant une épine dans une terre réclamée par le Mexique qui s’était substitué à l’Espagne. Ayant perdu tout intérêt dans cette entreprise, talonnée par le gouvernement mexicain, la Compagnie finit par vendre Fort Ross, en 1835, à John Sutter, cet immigré suisse, devenu citoyen mexicain, qui avait reçu de larges concessions de terres au confluent du Sacramento et de l’American River, où il fonda New Helvetia. C’est là que furent découvertes treize ans plus tard les pépites d’or qui provoquèrent la ruée vers la Californie.
L’Alaska devient « américaine ».
La glace constituait le principal article d’exportation de l’Alaska dans les années cinquante : 20 500 tonnes de 1852 à 1860, représentant une valeur globale de 122 000 dollars. Cette nouvelle orientation contraignit la Russian American Company à construire à Sitke et à Kodiak des installations de stockage. En comparaison, les exportations d’autres marchandises représentaient peu de choses. L’économie de l’Alaska, fondée sur une mono-production, était devenue entièrement dépendante de la Californie. En 1856 la Russie sort vaincue de la guerre de Crimée. Elle n'a pas les moyens de se maintenir dans les deux territoires. Depuis quelques années, les Russes se sont pourtant rendu compte qu'il y avait de l'or en Alaska, mais cette découverte amène son lot d'ennuis en perspective : des orpailleurs venus du Canada s'introduisent illégalement dans l'Amérique russe et arment les Indiens. Les Russes sont conscients du fait qu'ils ne pourront pas défendre une terre si éloignée ; ils préfèrent prendre les devants et la vendre avant qu'on ne la leur prenne.
Les négociations russo-américaines furent amorcées en 1866 et elles aboutirent l’année suivante. Ratifié par le Sénat le 10 avril 1867, le traité de cession fixait le prix à 7,2 millions de dollars, soit l’équivalent de trois saisons de chasse. La presse américaine soutint majoritairement ce traité dont la négociation provoqua par ailleurs des tensions avec le Congrès, tenu à l’écart de cette affaire. Les élus américains manifestèrent leur mauvaise humeur en tardant à voter les fonds, et ce jusqu’à l’entrée en possession de l’Alaska (18 octobre 1867). Depuis l’achat de l’Alaska, longtemps territoire fédéral avant d’accéder au statut d’État fédéré (1959), les États-Unis disposent d’un poste avancé face au Nord-Est asiatique et d’une façade sur l’Arctique. Mais en 1867, le Pacifique Nord ne constituait pas un « lac américain », moins encore l’océan Pacifique (le « Grand Océan »), pris dans son ensemble. Déjà amorcée, l’expansion américaine dans le Pacifique s’accéléra à la fin du XIXe siècle, au moment de la guerre hispano-américaine de 1898 (voir notamment le rattachement de l’archipel d’Hawaï).
Quant à l’Alaska, il devint donc un État militaire de première importance, face à l’URSS, le détroit de Bering constituant une ligne de partage Est-Ouest dans le contexte de la Guerre froide (la « guerre de Cinquante Ans »).
Que reste-t-il de l’Amérique russe ?
L’ancienne capitale Novoarkhangelsk, devenue Sitka, est désormais une ville de 9 000 habitants, au bord d’un golfe pittoresque, entourée de forêts de cèdres et de pins. L’endroit préféré des touristes, c’est le lac des Cygnes, tout proche. Afin d’attirer du monde grâce au « véritable esprit russe » des lieux, les pouvoirs publics ont consacré plus de 2 millions de dollars à restaurer la maison de l’évêque russe, construite en 1842. Ce bâtiment historique est entouré de maisons contemporaines appartenant à de nouveaux riches américains. Sur les portails, on peut lire des annonces semblables à celles qui s’affichent autour de Moscou : « Datcha à louer », avec le mot « datcha » écrit soit en caractères russes, soit en lettres latines. Dans l’église, on chante en russe, en anglais, en tlingit et en inuit. Tous les fidèles sont des « Créoles »,descendant d’hommes arrivés en Alaska au temps du premier gouverneur de cette Amérique russe, Alexandre Baranov. A cette époque, beaucoup de chasseurs et de chercheurs d’or russes prenaient pour femmes des Inuits et des Aléoutes. Il fut un temps où les aventuriers russes qui vivaient ici chassaient la loutre et le ragondin, coulaient des canons, lavaient de l’or et construisaient des navires destinés à conquérir les océans. Aujourd’hui, l’Amérique russe est devenue une marchandise, et, quoi que l’on prétende au sujet de l’intérêt faiblissant du Yankee moyen envers la Russie, cette marchandise se vend très bien. Les croisiéristes en sont particulièrement friands. Il y a trente-cinq ans, plusieurs femmes décidèrent sur un coup de tête de créer, à Sitka, une compagnie de danse russe. Depuis, les Danseuses de Novoarkhangelsk donnent trois représentations par jour pour les croisiéristes. En dansant Kalinka ou la Ronde de l’Oural, ces entreprenantes Américaines gagnent aujourd’hui nettement plus que leurs maris incrédules. Lorsque la saison des croisières se termine en Alaska, elles continuent à initier les croisiéristes à la culture russe, mais sous le soleil de la Caraïbe.
Les documents de bases de cet article sont les suivants :
https://www.courrierinternational.com/article/2004/11/18/rousskaia-alaska
https://desk-russie.eu/2024/01/27/la-russie-et-l-alaska.html
https://www.lhistoire.fr/un-pied-en-amérique
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Quand-la-Russie-colonisait-l.pdf
[1] Les Iakoutes (ou Yakoutes), qui se nomment eux-mêmes Sakha, sont un peuple turcique sibérien de la fédération de Russie, majoritaire dans la république de Sakha (Iakoutie), l’une des zones habitées les plus froides du globe, au nord-est de la Sibérie.
L’affaire Soleilland et la peine de mort.
Armand Fallières est élu président de la République en 1906. Cet homme avenant et rassurant, imprégné des idéaux de la gauche républicaine, est un farouche partisan de l’abolition de la peine capitale. Il gracie systématiquement les condamnés à mort, tandis qu'un projet abolitionniste est déposé en novembre à la Chambre des députés. La route vers l’abolition semble ouverte quand survient le crime d'Albert Soleilland. Le 31 janvier 1907, ce petit bourgeois déclassé, vivant de menus larcins et errant d'un meublé à l'autre, viole et assassine la fillette de ses voisins et amis, Marthe Erbelding, onze ans. La culpabilité de Soleilland ne fait pas de doute : il est condamné à mort. Mais le caractère atroce du meurtre provoque un déchaînement des passions, surtout lorsque le coupable est gracié. La presse se déchaîne en mettant en scène une opinion antiabolitionniste, qui fausse le débat sur la peine de mort.
Une enquête rondement menée.
Tard dans la soirée du jeudi 31 janvier 1907, les époux Erbelding, demeurant rue Saint-Maur dans le 11e arrondissement de Paris, viennent signaler au commissariat du quartier de Saint Ambroise, la disparition de leur fille Marthe, âgée de onze ans. Celle-ci, emmenée à un spectacle dans l’après-midi par l’ami qui les accompagne au commissariat, un nommé Albert Soleilland, a disparu. Inquiet, Soleilland a prévenu la famille et après de vaines recherches, on s’est décidé à avertir la police.
Le lendemain matin, des inspecteurs de la sûreté procèdent aux premières investigations et recherches. Albert Soleilland est rapidement soupçonné, bien que les Erbelding lui affirment toute leur confiance. Les déclarations de l'homme comportent en effet de nombreuses invraisemblances. Ainsi, aucun employé de la salle ne se souvient d'Albert et Marthe et, alors que Soleilland déclare que l'artiste du café-concert chantait des chansons grivoises, il apparaît que, ce jour-là, cette chanteuse, malade, était absente. Le passé de Soleilland ne plaide pas non plus en sa faveur : auparavant, en 1902, il a été condamné pour abus de confiance, a par la suite fait prostituer sa femme, et tenté de violer sa belle-sœur en 1906 en la menaçant d'un poignard. Longuement interrogé sur les circonstances de la disparition sur lesquelles il ne cesse de se contredire, Albert Soleilland finit par avouer, le vendredi 8 février, avoir étranglé la fillette – un « acte de folie » – et transporté son corps, enveloppé comme un ballot de tissu, à la consigne « banlieues » de la gare de l’Est, où la police le retrouve. L’autopsie, pratiquée le dimanche 10 février, démontre que la fillette, qui portait certes des traces de strangulation, avait été poignardée et violée.
La comédie jouée pendant plusieurs jours par l'assassin, la manière dont il a trompé la confiance de ses proches qui, l'ont pourtant longtemps défendu, indignent d'autant plus qu'il apparaît que le meurtrier a prémédité son acte.
Alors que les derniers exploits des « bandits de Hazebrouck[1] », dans le Nord et le Pas-de-Calais, et les « prouesses » des apaches[2] parisiens occupent largement la une des journaux, la disparition de la petite Marthe va tenir, à son tour, tenir l'opinion en haleine.
« Jamais peut-être crime n’émut si violemment l’opinion que l’exécrable forfait de Soleilland, attirant son innocente victime dans un piège, la violentant, l’outrageant de toute façon, l’étranglant ensuite et lui traversant enfin le cœur d’un coup de couteau », écrit Le Petit Parisien du 15 février. Cette émotion populaire s’était exprimée de façon spectaculaire lors des obsèques de la petite Marthe au cimetière de Pantin, suivies par une foule estimée entre 50 000 et 100 000 personnes : du jamais vu. Six chars sont nécessaires pour porter les bouquets et couronnes de fleurs offerts par des anonymes.
Un procès entouré de passions.
En juillet, le procès ramène l'affaire à la une du Petit Parisien. Il est annoncé par un titre illustré de quatre portraits en médaillon, séparés par un dessin de couteau : « Le procès Soleilland. La malédiction des mères pèse déjà sur le misérable. [...] C'est aujourd'hui, comme on sait, que l'odieux assassin de la petite Marthe va rendre compte de son horrible crime aux jurés de la Seine ».
Les jours suivants, le quotidien achève de dépeindre dans ses colonnes le portrait d'un monstre sans remords : « Première audience d'un procès sensationnel. Soleilland devant les jurés : souriant, pommadé, moustache roulée au petit fer ; tel apparaît le monstre à ceux qui vont le juger ».
Sans surprise, le 23 juillet, la cour d’assises de la Seine le condamne à la peine capitale aux applaudissements de la propre épouse de l’accusé et d’une foule déchaînée qui crie « À mort : c’est le verdict des jurés, c’est le cri de sa femme. Pas de pitié pour Soleilland ! »
Souhaitons que Fallières
Ne trompe pas la voix
De familles entières
Réclamant à la fois
Pour venger cette enfant
Le sang de Soleilland.
Exprimé naïvement en vers de mirliton, cet espoir fut déçu. Fidèle à ses convictions, le président Fallières gracia Soleilland, le 13 septembre. Tandis qu’il était transféré discrètement à l’île de Ré pour rejoindre le bagne, une campagne d’une ampleur inusitée se déroula en faveur de la peine de mort qu’il était alors fortement question d’abolir.
Une campagne antiabolitionniste sans précédent.
La grâce présidentielle, annoncée le 13 septembre 1907, voit le journal changer de registre. A l'annonce réprobatrice : « L'assassin de Marthe échappe à l'échafaud. On en conclura que la peine de mort est désormais supprimée en France »,succède la description de l'émotion que cette décision soulève. « Contre la grâce de Soleilland. L'indignation populaire suscitée par l'assassinat de la petite Marthe a servi de prétexte hier à de bruyantes démonstrations dans la rue » (16 septembre). Dans ce climat, et alors qu'on s'apprête bientôt à présenter à la Chambre le projet de loi de suppression de la peine capitale, le journal s'engage de façon spectaculaire, originale et décisive contre l'abolition.
Dans cette effervescence, le Petit Parisien prit ses concurrents de vitesse, en annonçant, le 20 septembre, une vaste consultation assortie d’un concours : « La question de la peine de mort : grand référendum du Petit Parisien. » Prévue pour durer jusqu’au 25 octobre, son succès fut tel, que l’opération fut prolongée. Les résultats en furent proclamés le 5 novembre : « Êtes-vous partisan de la peine de mort ? Oui : 1 083 655 ; Non : 328 692. » Le journal qui n’avait pas caché ses intentions – « C’est sous la pression de l’opinion publique qu’un grand nombre de réformes bienfaisantes sont chaque jour accomplies » – put s’estimer satisfait.
Il venait d'acquérir une légitimité inattendue et le succès de sa campagne a largement influencé une représentation nationale incapable de réagir contre ce qu'on lui présente comme la vox populi : « Notre référendum - est-il besoin de le dire ? - n'a aucun caractère politique, mais nous serions néanmoins très heureux que nos législateurs [...] en fissent leur profit quand ses résultats seront connus et que le gouvernement tînt compte des indications précises qu'il fournira ».
L’émotion provoquée par le meurtre et le viol d’une fillette a pesé d’un poids inattendu sur l’histoire pénale et judiciaire française et repoussé pour trois quarts de siècle une abolition qui semblait quasi assurée en 1906. Mais les députés qui, deux ans plus tôt avaient voté la suppression des crédits au bourreau Anatole Deibler, ont changé de camp. L'affaire Albert Soleilland se retrouve au cœur de débats particulièrement virulents. « Pour ma part, je demande que l’on continue à nous débarrasser de ces dégradés, de ces dégénérés, dans les conditions légales d’aujourd’hui. Quand nous sommes en présence du criminel, nous trouvons un homme en déchéance, un homme tombé en dehors de l'humanité », vitupère Maurice Barrès, le leader du camp nationaliste.
« Je ne crois pas que les partisans les plus résolus de la peine de mort viennent prétendre que l'exécution de Soleilland aurait été de nature à empêcher dans l'avenir des crimes pareils à celui qu'il avait commis », répond le député Joseph Reinach. « Ceux qui assistent à l'exécution sont à leur tour des meurtriers et des complices du meurtre », poursuit le député Albert Willm, sans convaincre. Le projet d'Aristide Briand échoue.
Ce vote marqua un tournant répressif inauguré par le président de la République naguère abolitionniste. En un mois (10 janvier-10 février 1909), il n’y eut pas moins de sept exécutions capitales. Alors qu’il avait gracié 133 condamnés et qu’aucune exécution n’avait eu lieu les trois premières années de son mandat, Fallières céda au mouvement général. Le 10 janvier 1909, à Béthune, quatre membres de la bande Pollet, ces « bandits d’Hazebrouck » qui avaient alimenté la rubrique criminelle en même temps que le crime de Soleilland, inaugurant à leurs dépens l’échec des humanitaristes, furent exécutés. Le 22 septembre, à Valence, ce sera le tour de trois des « chauffeurs de la Drôme », une autre de ces bandes qui avaient terrorisé les campagnes. Deibler et ses aides étaient acclamés à chacun de leur retour à la capitale : on fêtait la « guillotine retrouvée ». Il faudra attendre 1981 pour que la page se tourne. La France est le dernier pays d'Europe occidentale à avoir abrogé la peine de mort.
Que reste-t-il de l’affaire Soleilland.
Présenté comme le type même du récidiviste, irrécupérable, marginal, amoral, Soleilland tient un rôle central dans ce moment. Son personnage tel qu’il fut construit par la presse, les circonstances « odieuses » et « révoltantes » de son crime, son absence de remords, se prêtaient admirablement bien à toutes les variations sur le développement de l’insécurité, la croissance continuelle et menaçante de la criminalité due à une décadence générale des valeurs morales. Cet « être cruel », qui « n’a d’humain que le nom », ce « monstre » constituait le type idéal pour lutter contre l’abolition d’une peine seule capable de débarrasser la terre de tels individus et de la dangerosité qu’ils incarnent. La grâce d’un être « égoïste », « insensible », qui joue en prison à « la manille et au piquet voleur » avec ses codétenus, permit une construction et une mise en scène de l’opinion aux conséquences essentielles.
L'affaire témoigne d'une sensibilité neuve à l'égard des enfants, quelques voix dénoncent la médiatisation d'un fait divers sordide, son instrumentalisation politique, les arguments à l'emporte-pièce et le voyeurisme d'une partie de la presse. Le meurtre d'un enfant apparaît monstrueux, il échappe bien souvent à l'analyse, car il demeure une subversion de l'ordre social et symbolique par l'horreur et donne la possibilité d'en jouer sur le théâtre émotionnel des sociétés contemporaines.
Dans un débat qui dépasse rapidement la peine de mort pour déborder sur l’affaiblissement de la morale et du respect de la norme, sur la responsabilité de la République, de son « école sans Dieu », de sa presse à scandale, de son laxisme répressif, on découvre l’archéologie d’un discours très contemporain et de peurs bien actuelles. Toute une rhétorique sécuritaire apparaît qui nous est devenue familière. Partant de l’exploitation de la statistique policière pour dénoncer la carence des instances officielles – une police sans moyens, une justice contaminée par un humanitarisme déplacé, une répression « énervée » par les lois qui protègent les assassins –, elle aboutit aux responsabilités politiques d’une gauche jugée naïvement humanitariste, incapable de répondre aux demandes de l’opinion publique par des solutions de bon sens : alourdir et aggraver les pénalités, multiplier prisons et policiers.
Sources utilisées :
- Sur Cairn Info : https://shs.cairn.info/revue-parlements-2022-2-page-145?lang=fr
- Sur persée.fr : https://www.persee.fr/doc/rhbg_0242-6838_2013_num_19_1_1163
- Sur le magazine Histoire : https://www.lhistoire.fr/1907-la-france-a-peur-laffaire-soleilland
- Jean-Marc Berlière, Le crime de Soleilland, 1907 : les journalistes et l'assassin, Paris, Tallandier, 2003,
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[1] La bande Pollet était un groupe de grands criminels qui sévit principalement dans les départements français du Nord et du Pas-de-Calais ainsi qu’en Belgique de 1898 à 1906
[2] Les apaches sont des bandes criminelles du Paris de la Belle Époque. Ce terme, qui apparaît vers 1900, résulte d'une construction médiatique basée sur un ensemble de faits divers.
Les Chansonniers stéphanois : frivoles et révolutionnaires.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, éclot la vogue des chansonniers. Il ne s’agit pas de chansonniers d’aujourd’hui tels qu’on peut les voir se produire au théâtre des Deux Anes. Non, les chansonniers de cette époque chantent. Ils donnent de la voix dans les goguettes qu’on se gardera bien de confondre avec les guinguettes qui plus tard, accueilleront les bals musette. La goguette est un café dans lequel on se réunit entre copains pour festoyer et chanter ensemble. Bien vite, dans le Saint-Etienne industriel du second empire, les goguettes vont fleurir et les chansonniers stéphanois n’ont rien à envier à leurs homologues parisiens. Les chansons grivoises y fleurissent. L’ouvrier passementier Berthet se rend célèbre en interprétant « Le bichoun de la Rosine», dont je vous laisse apprécier le premier couplet.
Un jour que je me promenais
Dans un pré le long de Momey,
Une ourdisseuse y errait,
Tenant son bichon au soleil.
Ce bichon de terre fine
Qui était entouré de sapins,
Etait grand comme une marmite
Ce qui ne montre pas famine...
Il y avait du blanc, il y avait du noir,
Vraiment j'aurai donné mon avoir
Pour le bichon de la Rosine (bis)
Bien entendu, la police surveille étroitement ces lieux de subversion républicaine. La goguette Joly faisait partie des plus appréciées et des plus surveillées. Un piano y trônait, dans un décor coquet. Et chaque chansonnier ménageait ses effets, calculait des silences entre deux crescendo. C'était tellement mieux qu'un chant à cappella. Jusqu'au moment où le commissaire central vit rouge - c'est le cas de le dire - puisqu'on y chantait des chants républicains, et il fit fermer l'accueillante maison. Avec la chute de l’empire, les luttes se déplacent sur le terrain social. Saint-Etienne devient un haut lieu de l’anarchisme. Les luttes ouvrières nourrissent la verve des « goguettiers ». Parmi eux, Rémy Doutre, limeur à la manu, compose une chanson à la mémoire des fusillés du « brulé » à la Ricamarie :
On a tué l'enfant dans les bras de sa mère,
Égorgé lâchement la femme à genoux,
Un paisible vieillard qui défrichait sa terre
On parlera longtemps soldats de ce "fait d'arme"
Soldats, quand vous frappez l'ennemi de la France
Dans un loyal combat, vous êtes des héros ;
Mais quand vous massacrez vos frères sans défense,
Vous n'êtes plus soldats, vous êtes des bourreaux.
Bien d’autres ont composé poèmes et chansons. Ils sont regroupés en 1883 au sein du « Caveau stéphanois », placé sous la présidence de Victor Hugo et Gustave Nadaud. Au sein de tous ces personnages, Jean-François Gonon occupe une place particulière, puisqu’on lui doit une « Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne depuis son origine jusqu'à notre époque », parue en 1906. En constante relation avec les anarchistes, il écrit un poème dédié à Louise Michel : « La Vierge des opprimés », ce qui lui vaut d’être exclu du « Caveau ». En 1900, il fonde « La chorale plébéienne », dont firent partie Louise Michel, Jean-Baptiste Clément (auteur « Du temps des cerises ») et Clovis Hugues. Ensuite, il fonde « Le temple de la chanson », fréquenté par des poètes-ouvriers volontiers libertaires, qui chantent la cause du peuple lors des grèves et des catastrophes minières. Bien sûr, les lieux où s’exprimaient tous ces personnages ont parfois disparu ou ont été transformés. Néanmoins, la ville porte encore leur empreinte, puisque nombre de voies portent leur nom :
- La rue Clovis Hugues qui relie la place Carnot au boulevard Albert 1er ;
- Le cours Gustave Nadaud qui relie la rue Etienne Mimard au Cours Fauriel ;
- La rue Rémy Doutre qui unit la Grand’rue au boulevard Daguerre ;
- La place Jean-Francois Gonon, dans le quartier de Tarentaize.
On peut ajouter la Place Johannes Merlat (devant l’Eglise Saint-Ennemond), photographe amateur, mais surtout poète et chanteur dont longtemps les Stéphanois chantèrent « A l’étang Momey » et « Au Panassa ». Pour la petite histoire, Johannes Merlat est né dans la même maison que Francis Garnier, à l’angle de la Place Jean-Jaurès et de la rue Francis Garnier. Parfois, les maisons aussi ont des destins.
Pour en savoir plus :
Jean-François Gonon : Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne depuis son origine jusqu'à notre époque – 1906
De l’affaire Canaby à Thérèse Desqueyroux.
« Plus qu’un quartier commerçant, plus que des façades, les Chartrons sont une civilisation[1].» C’est dans ce quartier de Bordeaux qu’une affaire d’empoisonnement défraye la chronique à la Belle Époque. Au début de mai 1905 naît une rumeur qui se propage, grandit, s’amplifie, à tel point que toute la France s’en empare, avant que la justice, à son tour, n’intervienne. Elle concerne Henriette-Blanche Canaby, née Sabourin, soupçonnée d’adultère et de tentative d’assassinat sur son mari, par empoisonnement à l’arsenic. Elle est bien vite surnommée l’« empoisonneuse des Chartrons », ce quartier bourgeois du négoce du vin bordelais. Ainsi les assises de la Gironde vont être conduites à juger, en moins d’un siècle, trois importantes affaires d’empoisonnements criminels à l’arsenic perpétrés par des femmes. Car après Henriette vient le jugement de Paule Guillou, préparatrice en pharmacie, pour les homicides par empoisonnement de son amant, pharmacien d’officine, et de la mère de celui-ci. La dernière de ces poursuites criminelles concerne Marie Besnard ( voir : https://www.pierre-mazet42.com/lamour-a-larsenic-les-destins-croises-de-marie-lafarge-et-marie-besnard ) qui, accusée d’avoir empoisonné ses proches pour hériter, a été finalement acquittée au bénéfice du doute lors de son troisième procès en 1961. Le jour de l’ouverture du procès d’Henriette, qui s’annonce spectaculaire, le président Pradet-Ballade a pris des mesures pour prévenir tout débordement. Au milieu de la foule contenue par les forces de l’ordre, s’est glissé un fils de bonne famille : François Mauriac. Ce timide étudiant en lettres de 20 ans voit cette « petite silhouette entre les deux gendarmes dans le box des accusés, cette bouche mince, cet air traqué »
Ainsi est né « Thérèse Desqueyroux », le livre publié par l’écrivain en 1927 et qui sera ensuite adapté au cinéma, en 1962 par Georges Franju, puis en 2012 par Claude Miller. « J’ai emprunté à son affaire les circonstances matérielles de l’empoisonnement mais je n’ai pris qu’une silhouette », dira l’écrivain qui s’intéresse moins au récit du crime qu’au tableau de mœurs de la société bourgeoise qu’il dépeint.
Au départ, était La rumeur.
Au cœur de l’affaire des Chartrons, il y a le couple Canaby, apprécié et respecté dans le milieu du négoce de vins. Lui, apparait comme un négociant avisé, elle comme une jolie brune bien émancipée, délurée pour l’époque.
L’image idyllique de la famille Canaby est sensiblement brouillée par l’intrusion d’un autre personnage en 1903 : il s’agit de Monsieur Rabot, un ami d’enfance d’Henriette. Son arrivée, sa présence presque constante auprès du ménage intriguent, suscitent la réprobation, puis une sorte de ressentiment puisque les anciens amis du couple ne sont plus conviés aux dîners des Canaby. Des rumeurs se répandent autour d’Henriette et de sa conduite. Début avril 1905, M. Canaby tombe malade. Il est soigné par le docteur Guérin, un jeune généraliste, qui diagnostique une grippe infectieuse. À cette époque-là, les bonnes du couple Canaby rapporte que, chez leur maître, il est consommé de hautes doses de liqueur de Fowler[2]. En raison des déclarations des bonnes, de nouvelles rumeurs se propagent . Les insinuations vont bon train. Certains osaient qu’Henriette ne serait pas fâchée de devenir veuve. On observait qu’elle percevrait une forte indemnité au titre de l’assurance vie souscrite par son mari et pourrait alors refaire sa vie avec son amant supposé.
De la rumeur à l’enquête.
Le 16 juin 1905, le docteur Gaube, exerçant à Roquefort (Landes), informe par lettre le procureur de la République de Bordeaux que des ordonnances signées de son nom et prescrivant des « quantités considérables de toxiques » avaient été présentées à des pharmaciens de la ville de Bordeaux. Il dépose plainte afin que la justice recherche dans quelles circonstances et dans quel but une personne inconnue a abusé de son nom. Une enquête judiciaire est immédiatement ouverte par le parquet.
Un rapport de police, transmis au procureur le 20 juin 1905, révèle qu’effectivement, fin avril et début mai 1905, la cuisinière de la famille Canaby s’est rendue à quatre reprises chez deux pharmaciens, munie d’ordonnances pour obtenir divers médicaments dangereux : chloroforme, aconitine, digitaline, cyanure de potassium. Les prescriptions, portant en réalité la fausse signature du docteur Gaube, étaient accompagnées d’un courrier médical semblant les justifier. En fait, seules les trois premières ordonnances contrefaites seront exécutées successivement les 27 avril, 1er et 4 mai 1905. Le second pharmacien, Monsieur Erny (remplacé par son frère), refusa de délivrer pour la troisième fois en huit jours, soit le 9 mai, une aussi grande quantité de produits dangereux (cyanure de potassium, digitaline) et avertit le docteur Guérin, médecin traitant de la famille Canaby, qui se mit en relation avec le futur plaignant, le docteur Gaube. Par le même rapport de police, le parquet est de surcroît informé que Monsieur Émile Canaby, 44 ans, alité depuis le 4 avril 1905 et traité pour une « grippe infectieuse », a été transporté le 13 mai à la maison de santé du docteur Villar, à l’initiative de ce dernier, du médecin traitant et de trois autres praticiens appelés en consultation : « Le malade présentait, paraît-il, tous les phénomènes d’une intoxication à très haute dose au point de produire un résultat contraire à celui espéré... En tout cas, M. Canaby s’est trouvé dans un état absolument grave, presque désespéré et malgré un traitement rationnel après un diagnostic des plus exacts, il n’est pas encore hors de danger » (rapport du 20 juin 1905).
Devant l’étrange coïncidence entre le caractère inhabituel de la grave affection de Monsieur Canaby et l’introduction concomitante à son domicile conjugal de fortes doses toxiques suite à l’utilisation de fausses ordonnances, l’éventualité d’un empoisonnement criminel s’impose. Le procureur désigne alors comme expert le docteur Paul-Louis Lande, médecin légiste, afin de procéder à l’examen du patient, déterminer le caractère de sa maladie et préciser s’il a été ou non victime d’une tentative d’empoisonnement. Cet éminent spécialiste se rend au chevet du malade et constate une amélioration certaine de son état. Il note « des signes de polynévrite, de myélite même, accidents observés dans le décours de nombreuses affections et en particulier d’infections ou d’intoxications graves ». Il conclut ainsi sa mission d’expertise : « Tout ce que je puis dire à l’heure actuelle, c’est que l’ensemble symptomatologique de la maladie dont a été atteint M. Canaby, sa marche, ses incidents subits, ses conséquences, présentent des caractères absolument anormaux et sont bien faits pour inspirer des suspicions sur la cause même de cette maladie et des accidents intercurrents. » L’affaire Canaby, d’un strict point de vue technique, est complexe car plusieurs substances ont été utilisées, brouillant les pistes et empêchant de poser un diagnostic précis. De la sorte, l’instruction prend assez vite une tournure singulière. Comment, en effet, prouver un empoisonnement lorsqu’il y a plusieurs poisons délivrés, dont il ne subsiste aucune trace ? Ces ordonnances, accompagnées de lettres portant le nom du docteur Gaube, ont donc permis à Madame Canaby d’entrer en possession de nombreux poisons en quantités importantes. Elle l’admet lors de son interrogatoire, mais elle se justifie en disant qu’ils étaient destinés au docteur Gaube et qu’un tiers est venu les chercher chez elle ; de la sorte, elle n’aurait été qu’une aimable intermédiaire. Le médecin lui aurait envoyé ses instructions par courrier signalant qu’il avait besoin de ces substances dangereuses pour mener à bien des expériences. Henriette Canaby donne le signalement précis du personnage qui serait venu prendre livraison des produits toxiques. Lorsque le magistrat instructeur fait perquisitionner son domicile, les enquêteurs trouvent uniquement de l’arsenic sous la forme de liqueur de Fowler, médicament couramment utilisé entre les années 1880 et la veille de la Première Guerre mondiale ; Émile Canaby en prend depuis plusieurs années.
De l’enquête au procès.
Le dossier d’instruction rassemble un faisceau d’éléments, mais, hormis la présence des ordonnances, aucune preuve tangible ne semble pouvoir être produite. Outre le milieu social dans lequel le drame s’est déroulé, l’affaire passionne et attise la curiosité publique. Dans une cour d’assises, il n’est pas fréquent que la victime soit présente et qu’elle se range du côté de celui ou de celle qui se trouve dans le box des accusés. Tous les ingrédients sont réunis pour faire du procès Canaby une grande affaire. Il n’est pas rare qu’un public nombreux se rende au palais de justice pour suivre les audiences d’affaires renommées. Aussi le président Pradet-Ballade prend-il des mesures pour prévenir les débordements possibles et La Petite Gironde (ancêtre de Sud-Ouest) se charge de les faire connaître. Le public aura bien accès, comme l’avait prévu le législateur et comme l’avait rappelé le garde des Sceaux, à l’enceinte publique de la cour d’assises, mais aucune carte de faveur ne sera distribuée. Seuls les magistrats, les avocats et les journalistes auront accès à l’enceinte réservée. Le public devra donc attendre devant les portes du tribunal. Cependant le jour de la première audience, le service d’ordre déployé s’avère impressionnant, plus important que ce qui avait été annoncé dans la presse locale. Assurément, la peur d’un mouvement de foule provoquant un scandale public a joué un rôle déterminant dans le dispositif mis en place. Plus de trois cents personnes attendent devant le tribunal sous la surveillance de soldats d’infanterie, de gardiens de la paix et d’agents de la Sûreté. De plus, quarante-six témoins sont convoqués pour les quatre jours d’audience. Alors que Madame Canaby, incarcérée au Fort du Hâ, est inculpée uniquement de faux et usage de faux, la Chambre des mises en accusation y ajoute le chef d’empoisonnement au vu des circonstances et des conclusions des diverses expertises médico-légales : polynévrite en régression et quantité importante d’arsenic dans les phanères de son conjoint (arrêt du 21 mars 1906). L’opinion publique locale, largement entretenue par la presse, se mobilise en deux camps : comme dans l’affaire Dreyfus, acquitté la même année, l’accusée possède ses partisans et ses adversaires. C’est donc dans un climat de grande effervescence, de scandale mondain, que la foule se masse aux portes du Palais de Justice de Bordeaux, le 25 mai 1906, jour d’ouverture du procès de « l’empoisonneuse du quai des Chartrons ». Jusque-là, Henriette Canaby s’était montrée fière et hautaine. Elle comparaît devant ses juges « le nez mauvais, l’œil inquiétant et la bouche aigre, tour à tour larmoyante sans sincérité ou âpre avec violence [3]». Durant quatre jours, elle tente de s’expliquer sur ses multiples déclarations contradictoires, manifestant un comportement surprenant pour une femme en principe digne et pudique : elle crie, gémit, pleure, tombe même en syncope à l’audience du matin du 27 mai, ce qui lui vaut un examen en urgence des docteurs Arnozan, Lande et Villar à la demande du président de la cour d’assises. Ces experts constatent « une fatigue physique et une dépression morale manifeste » ainsi que « une anesthésie presque complète au pincement sur toute l’étendue du corps » lors d’une seconde syncope survenue à la prison en début d’après-midi. Madame Canaby est aidée dans sa défense par la victime elle-même, qui témoigne en sa faveur. Son mari, en effet, n’hésite pas à modifier ses dépositions antérieures et à abonder dans son sens. Ils forment bloc face à l’accusation qui mettra en doute la bonne santé mentale de l’accusée en citant l’hypothèse de l’hystérie. Au terme du 28 mai 1906, le verdict tombe : coupable, avec circonstances atténuantes, d’avoir écrit les ordonnances et d’en avoir fait usage ; acquittée du crime d’empoisonnement. Elle est seulement condamnée à 100 francs d’amende et 15 mois de prison, pour faux et usage de faux, peine qu’elle n’effectue pas en totalité. Comprendre ce drame familial nécessite de pénétrer plus avant dans la vie intime des personnages et de scruter l’« intérieur uni et prospère » du ménage. Le mari est présenté comme un homme travailleur qui assume son rôle d’époux puisqu’il procure à sa femme une vie relativement aisée. Cependant il est dépourvu de fortune personnelle. Il n’est ni tout à fait un héritier ni tout à fait un des nouvelles couches de la société dont l’avènement avait été annoncé par Gambetta. Toutefois, la situation financière du couple présente quelques failles. Suite à la liquidation d’une société, Émile Canaby doit une forte somme d’argent à son ancien associé. Il a demandé à un ami proche de lui servir d’arbitre lors d’un arrangement à l’amiable. Son ancien associé s’est engagé à ne rien exiger de Monsieur Canaby tant qu’il ne lui est pas possible de le rembourser. Ces aspects ne semblent cependant guère importants pour la justice qui se contente de les constater, mais n’y voit aucune relation directe avec l’affaire elle-même. Henriette Canaby remplit parfaitement son rôle de mère et d’épouse. Le témoignage le plus important est celui de la mère de son mari, présentée comme une femme vertueuse, qui vit avec le couple depuis le début de leur mariage, soit une dizaine d’années. Elle est amenée, pour répondre aux sollicitations de la justice, à donner son sentiment sur les relations entre sa belle-fille et Monsieur Rabot et à se prononcer sur le crime. Elle fait le portrait plutôt flatteur d’une femme vertueuse et incapable de commettre une mauvaise action. Toutefois, sans donner de justification à son attitude, elle refuse de prêter serment. Nul doute que ce témoignage a eu un impact important sur les douze jurés de la cour d’assises de Bordeaux. À peine libérée, elle abandonne son mari et part à Paris. Elle ne revient en Gironde qu’en 1936, trente ans plus tard, pour vivre auprès de sa sœur à Cambes, sa commune natale. Elle est morte le 31 octobre 1952, à 86 ans. Quelques jours après, François Mauriac recevait le prix Nobel de littérature.
Mauriac et l’affaire Canaby.
En 1906, à l’âge de vingt ans, Mauriac assiste à l’affaire Canaby à Bordeaux. Dans le Romancier et ses personnages, essai paru en 1933, l’écrivain révèle s’être inspiré de ce souvenir de jeunesse pour écrire Thérèse Desqueyroux. Cette affaire a bouleversé François Mauriac. Il a noté dans son journal du 26 mai 1906 des mots touchant Mme Henriette Canaby: « Pauvre femme que je vis hier au banc de la cours d’assises, droite et pâle devant les hommes qui vous jugeaient, n’avez-vous pas senti vers vous, si pitoyable, si vaincue, un peu de mon humaine pitié ? ». Pour Mauriac, l’affaire Canaby a été la source d’inspiration principale dans la composition de Thérèse Desqueyroux. Pourtant, l’écrivain affirme que l’emprunt à la réalité est limité : « Avec ce que la réalité me fournit, je vais construire un personnage tout différent et plus compliqué». Il continue son témoignage en opposant Mme Canaby à Thérèse Desqueyroux :
« Les motifs de l’accusée avaient été, en réalité, de l’ordre le plus simple : elle aimait un autre homme que son mari. Plus rien de commun avec ma Thérèse, dont le drame était de n’avoir pas su elle-même ce qui l’avait poussée à ce geste criminel. »
Pour en savoir plus :
https://www.persee.fr/doc/rhbg_0242-6838_1993_num_35_1_1416
Cliquer ici pour télécharger.
[1] Guicheteau Gérard, « La gloire des Chartrons », Le Point, 13 mai 2004,
[2] Médicament contenant de l’arsenic, découvert en 1786 par le médecin anglais Thomas Fowler.
[3] Arné A.-M, De « L’affaire des Chartrons » au roman de François Mauriac « Thérèse Desqueyroux », thèse, Université de Bordeaux II,
Capitaine James Cook : un mousse devenu explorateur
Bougainville n’avait pas encore terminé son premier voyage, lorsque Cook entreprend le sien. Il hisse les voiles en direction du Pacifique le 26 août 1768. Il entame le premier d’une série de trois de voyages, lui aussi, à la recherche de l’hypothétique continent austral. Tous les trois se déroulèrent dans le Pacifique, les océans Atlantique et Indien n’étant que des voies d’accès à la Mer du Sud. Le premier voyage (1768-1771) a d’abord un but scientifique : observer le transit de Vénus[1] qui devait se produire le 3 juin 1769 et explorer le Pacifique Sud à la recherche de l’hypothétique continent. Au cours de son premier voyage, Cook avait démontré que la Nouvelle-Zélande n'était rattachée à aucune terre et estimé la taille de l'Australie. Mais, les membre de la Royale Society étaient cependant toujours persuadés de l’existence d’un continent plus grand, qui devait se trouver plus au sud. Ce fut donc le but du deuxième voyage (1772-1775). Cook poursuivit son exploration de la zone Antarctique. En janvier 1774, il écrit qu'il voulait aller « … plus loin qu'aucun homme n'est allé avant moi, mais aussi loin qu'un homme puisse aller ». Pour le troisième voyage, il s’agit plus de courir après la chimère du continent austral, mais de découvrir le passage du Nord-Ouest. Il espérait découvrir la route qui contournerait l’Amérique du Nord et déboucherait sur les richesses de l’Orient. La carte le dit clairement : la route par l’Arctique est de loin la plus courte. Cook n’y parvint pas. Il trouva même la mort au cours de ce dernier dans des conditions qui font encore aujourd’hui polémique. Son héritage colossal peut être attribué à son grand sens marin, des aptitudes poussées pour la cartographie, son courage pour explorer des zones dangereuses afin de vérifier l’exactitude des faits rapportés par d’autres, sa capacité à mener les hommes et à se préoccuper de leur condition sanitaire dans les conditions les plus rudes, ainsi qu’à ses ambitions, cherchant constamment à dépasser les instructions reçues de l’Amirauté.
Commis de ferme devenu marin.
James Cook est issu d'une famille relativement modeste, fils de James Cook, valet de ferme d'origine écossaise et de Grace, anglaise. Il est né à Marton dans le North Yorkshire, ville aujourd'hui rattachée à Middlesbrough. Il fut baptisé à l'église locale de St Curthberts Ormesby, où son nom figure au registre des baptêmes. La famille, comptant alors cinq enfants (les époux Cook en auront neuf), s'établit ensuite à la ferme Airey Holme à Great Ayton . L'employeur de son père finança sa formation à l’école primaire. À l’âge de 13 ans, il commença à travailler avec son père dans la gestion de la ferme.
En 1745, alors âgé de 17 ans, Cook fut placé en apprentissage chez un mercier de Staithes, village de pêcheurs. Selon la légende, Cook sentit pour la première fois l'appel de la mer en regardant par la fenêtre du magasin. Au bout d'un an et demi, William Sanderson, le propriétaire de l'entreprise, décréta que Cook n’était pas fait pour le commerce et le conduisit au port de Whitby où il le présenta à John et Henry Walker, quakers faisant commerce du charbon et propriétaires de plusieurs navires. Cook fut engagé comme apprenti de la marine marchande sur leur flotte. Il passa les années suivantes à faire du cabotage entre la Tyne et Londres. Parallèlement, il étudia l'algèbre, la trigonométrie, la navigation et l'astronomie.
Une fois ses trois ans d'apprentissage terminés, Cook travailla sur des navires de commerce en mer Baltique. Il monta rapidement en grade et, en 1755, se vit proposer le commandement du Friendship. Il préféra cependant s'engager dans la Marine royale. La Grande-Bretagne se préparait alors à la future guerre de Sept Ans et Cook pensait que sa carrière avancerait plus vite dans la marine militaire. Cela impliquait toutefois de recommencer au bas de la hiérarchie et c’est comme simple marin qu'il s’engagea à bord du HMS Eagle, sous le commandement du Capitaine Hugh Palliser. Il fut rapidement promu au grade de Master's Mate. En 1757, après deux ans passés au sein de la Navy, il réussit son examen de maîtrise lui permettant de commander un navire de la flotte royale.
A la découverte des mondes océaniens.
En novembre 1767, la Royal Society crée une commission sur le Transit de Vénus. La décision est prise d’envoyer des observateurs dans la baie d’Hudson, au Cap Nord en Norvège et dans l’océan Pacifique. En 1768, la Royal Society charge James Cook, à bord du HMB Endeavour, d’explorer l'océan Pacifique sud avec pour principales missions l'observation du transit de Vénus du 3 juin 1769 et la recherche d'un hypothétique continent austral. L'Endeavour est un trois-mâts carré du même type de ceux que Cook a déjà commandés, embarcation solide et idéale en termes de capacité de stockage ainsi que pour son faible tirant d'eau, qualité indispensable pour s'approcher des nombreux récifs et archipels du Pacifique. Après avoir passé le cap Horn, il débarque à Tahiti le 13 avril 1769, où il fait construire un petit fort et un observatoire en prévision du transit de Vénus. L’observation, dirigée par Charles Green, assistant du nouvel astronome royal Nevil Maskelyne, a pour but principal de recueillir des mesures permettant de déterminer, avec davantage de précision, la distance séparant Vénus du Soleil. Une fois cette donnée connue, il serait possible de déduire la distance des autres planètes, sur la base de leur orbite. Malheureusement, les trois mesures relevées varient bien plus que la marge d'erreur anticipée ne le prévoyait. Lorsque l'on compare ces mesures à celles effectuées au même instant en d’autres lieux, le résultat n'est pas aussi précis qu'espéré. Une fois ces observations consignées, James Cook ouvrit les scellés qui contenaient les instructions pour la seconde partie de son voyage : chercher les signes de Terra Australis, l'hypothétique pendant de l'Eurasie dans l'hémisphère nord. La Royal Society, et particulièrement Alexander Dalrymple, était persuadée de son existence et entendait bien y faire flotter l'Union Jack avant tout autre drapeau européen. Pour cela, on choisit de recourir à un bateau qui, par sa petite taille, ne risquait guère d'éveiller les soupçons, et à une mission d’observation astronomique comme couverture. Cook doutait cependant de l'existence même de ce continent. Il quitta alors Tahiti en compagnie de Tupaia, grand prêtre et surtout excellent navigateur ( https://www.pierre-mazet42.com/tupaia-le-guide-multi-etoile-de-cook ) Avec son aide, il explore une centaine d’iles, telle les îles de la Société et l’île de Rurutu. Cook atteint la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769. Second Européen à y débarquer après Abel Tasman en 1642, il cartographie l'intégralité des côtes néo-zélandaises avec très peu d'erreurs. Il met ensuite cap à l'ouest en direction de la Terre de Van Diemen (actuelle Tasmanie) avec l’intention de déterminer s'il s'agissait d’une partie du continent austral. Des vents violents forcent cependant l'expédition à maintenir une route nord. L’expédition aperçoit la terre en un lieu que Cook nomma Point Hicks, entre les villes actuelles d’Orbost et de Mallacoota dans l'État du Victoria. Cook poursuit sa route vers le nord en longeant la côte, ne la perdant jamais de vue pour la cartographier et nommer ses points remarquables. Au bout d'un peu plus d’une semaine, ils pénètrent dans un fjord long mais peu profond. Après avoir mouillé devant une pointe basse précédée de dunes de sable qui porte actuellement le nom de Kurnell, l'équipage débarqua pour la première fois en Australie, le 29 avril. Cook baptisa tout d’abord le fjord Stingaree Bay en allusion aux nombreuses raies aperçues (stingray en anglais). L’endroit reçut ensuite le nom de Botanist Bay, puis finalement Botany Bay en raison des nombreuses nouvelles espèces découvertes par les botanistes Joseph Banks, Daniel Solander et Herman Spöring. Ce fut ici que pour la dernière fois, on aperçut les bateaux de monsieur de Lapérouse. À ce point du voyage, pas un seul homme n'a succombé au scorbut, fait remarquable pour une si longue expédition à l'époque. En effet, convaincu par une recommandation de la Royale publiée en 1747, Cook a introduit des aliments comme le chou fermenté ou le citron dans l'alimentation de son équipage. On sait alors que le scorbut est causé par une alimentation pauvre, mais le lien avec les carences en vitamine C n'a pas encore été établi. Pour avoir réussi à préserver la santé de son équipage, Cook recevra la médaille Copley en 1776.
La traversée du détroit de Torres prouve définitivement que l'Australie et la Nouvelle-Guinée ne sont pas reliées entre elles. L'Endeavour accoste ensuite à Savu où il passe trois semaines avant de continuer vers Batavia, capitale des Indes orientales néerlandaises, pour y effectuer quelques réparations. Batavia est connue pour être un foyer de malaria et avant le retour de l'expédition en 1771, plusieurs membres de l’équipage y ont succombé ainsi qu’à d’autres maladies telles que la dysenterie, dont le Tahitien Tupaia, le botaniste Herman Spöring, l'astronome Charles Green et l'illustrateur Sydney Parkinson. Le bilan de ce premier voyage était important : outre de nombreuses observations ethnographiques sur les populations polynésiennes et australiennes, le navigateur rapportait des précisions géographiques capitales sur les zones australes. Les mythes dont tant d'auteurs s'étaient nourris commençaient à s'effondrer.
Impatient de repartir.
À peine revenu, Cook ne songeait qu'à repartir et prépara à cet effet deux bâtiments: la Resolution qu'il montait et l'Adventure commandée par Tobias Furneaux. On embarqua pour deux ans et demi de vivres, un appareil de distillation de l'eau de mer et surtout quatre chronomètres. L'état-major scientifique comprenait deux naturalistes, les Forster père et fils, deux astronomes et un peintre dessinateur. Le but de l'expédition était cette fois commercial autant que scientifique, puisque Cook devait étudier les possibilités économiques des pays visités.
Les deux navires quittèrent Plymouth le 13 juillet 1772, et cette fois Cook adopta la route inverse de la précédente. Après escale aux îles du Cap-Vert, il arriva à Bonne-Espérance en août. Piquant ensuite au sud, il parvint le 14 décembre à la limite de la banquise par 67 degrés de latitude Sud. Longeant cette zone hostile pendant trois mois, les navigateurs regagnèrent ensuite la Nouvelle-Zélande, où ils arrivèrent le 26 mars 1773, puis remontèrent vers Tahiti dont les Forster feront une description aussi enthousiaste que celle de Bougainville. Comme celui-ci, Cook embarqua un jeune Tahitien (nommé Omai) qui suivit l'expédition. En octobre, celle-ci visita les îles Tonga et revint le 2 novembre en Nouvelle-Zélande. Après ravitaillement, Cook descendit à nouveau vers le sud jusqu'au 71e degré de latitude Sud, devinant la présence des terres antarctiques. Après de brèves escales à l'île de Pâques (mars 1774), aux Marquises et à Tahiti (avril), les navires firent route à l'ouest, en direction des Nouvelles-Hébrides (juin) et de la Nouvelle-Calédonie que Bougainville avait frôlée sans la voir. Cook en fera une superbe description. Après une dernière escale en Nouvelle-Zélande (octobre-novembre), il fit route vers le cap Horn. Le 22 mars 1775 il était à Bonne-Espérance, et le 30 juillet il rentrait à Plymouth.
Le dernier voyage.
Pour sa dernière expédition, Cook commandait à nouveau le HMS Resolution pendant que le capitaine Charles Clerke prenait la tête du HMS Discovery. Officiellement, le but du voyage était de ramener Omai à Tahiti, qui suscitait la plus grande curiosité à Londres. L’expédition explora tout d’abord les îles Kerguelen où elle accosta le jour de Noël 1776, puis fit escale en Nouvelle-Zélande. Une fois Omai rendu aux siens, Cook mit le cap au nord et fut le premier Européen à accoster aux îles Hawaii en 1778.
Naviguant ensuite le long du continent américain, Cook décrivit dans son journal les tribus indiennes de l'île de Vancouver, des côtes de l'Alaska, des îles Aléoutiennes et des deux rives du détroit de Béring.
Malgré plusieurs tentatives, le détroit de Béring se révéla infranchissable en raison des glaces qui l’obstruaient même au mois d’août. Accumulant les frustrations devant cet échec, et souffrant peut-être d'une affection de l’estomac, Cook commençait à montrer un comportement irrationnel, forçant par exemple son équipage à consommer de la viande de morse, que les hommes refusèrent.
L'expédition retourna à Hawaii l’année suivante. Après huit semaines passées à explorer l'archipel, Cook débarqua à Kealakekua Bay sur l'actuelle Grande Île où il séjourna un mois. Peu après son départ, une avarie du mât de misaine le contraint à rebrousser chemin pour réparer. Au cours de cette seconde escale, des tensions se firent sentir entre les indigènes et les Britanniques et plusieurs bagarres éclatèrent. Le 14 février, des Hawaiiens volèrent une chaloupe. Les vols étant courants lors des escales, Cook avait pour habitude de retenir quelques otages jusqu’à ce que les biens volés soient restitués. Cette fois, il prévoyait de prendre en otage le chef de Hawaii, Kalaniopu'u. Une altercation éclata cependant avec les habitants qui attaquèrent à l'aide de pierres et de lances. Les Britanniques tirèrent quelques coups de feu mais durent se replier vers la plage. Cook fut atteint à la tête et s'écroula. Les Hawaïens le battirent à mort, puis enlevèrent son corps.
Cook jouissait malgré tout de l'estime des habitants de Hawaii et les chefs conservèrent son corps (des hypothèses controversées font état d'une possible consommation humaine). L'équipage put cependant récupérer une partie de son corps afin de l’inhumer en mer avec les honneurs militaires.
Clerke prit le commandement de l'expédition. Il profita de l'hospitalité d'un port russe du Kamtchatka pour tenter une dernière fois, sans succès, de franchir le détroit de Béring. Clerke mourut de tuberculose (alors appelée phtisie) en août 1779 et le lieutenant Gore prit sa succession pour la route du retour par les côtes asiatiques, comme prévu par Cook. En décembre, les journaux de bord furent confisqués à l’escale à Macao et Canton en raison de la guerre d'indépendance des États-Unis. Gore parvint cependant à en cacher un exemplaire. Le Resolution et le Discovery arrivèrent en Grande-Bretagne le 4 octobre 1780. Le rapport de Cook fut complété par le capitaine James King.
Parmi les conseils et enseignements de ce voyage, Cook et ses officiers en second validèrent leurs idées sur l'alimentation pour éviter le scorbut, ainsi que l'usage d’ « écorce du Pérou », un équivalent de la quinine.
Que reste-t-il des expéditions de James Cook ?
Les douze années que Cook consacra à naviguer dans le Pacifique apportèrent énormément de connaissances de la région aux Européens. Il découvrit plusieurs îles et cartographia avec précision de larges portions de côte. Dès son premier voyage, il fut capable de calculer précisément sa longitude, ce qui n'était pas du tout évident à l'époque car cela nécessitait de connaître l'heure avec exactitude. Cook bénéficiait de l'aide de l'astronome Charles Green qui employa les nouvelles tables de l'almanach nautique, se basant sur l'angle séparant la lune du soleil (de jour) ou de l'une des huit étoiles les plus brillantes (de nuit) pour déterminer l'heure à l'Observatoire royal de Greenwich, qu'il comparait à l'heure locale déterminée grâce à l'altitude du soleil, de la lune ou des étoiles. Cook était accompagné de peintres (Sydney Parkinson réalisa 264 dessins avant sa mort à la fin du premier voyage, William Hodges représenta de nombreux paysages de Tahiti et de l'île de Pâques) et de scientifiques de renom. Joseph Banks et Daniel Solander recueillirent 3 000 espèces de plantes.
Cook fut le premier Européen à établir un contact rapproché avec plusieurs peuples du Pacifique. Il conclut, avec raison, à l'existence d'un lien entre eux, malgré les milliers de miles d'océan qui les séparaient parfois.
L'endroit où Cook a été tué dans les iles d'Hawaii est marqué par un obélisque blanc et est séparé du reste de l'ile : le lieu a été cédé au Royaume-Uni et fait officiellement partie de son territoire. Le portrait de Cook apparait sur une pièce des États-Unis, le demi-dollar de 1928 du cent cinquantenaire de Hawaï.
Enfin un jeune officier du nom de William Bligh fit ses premières armes avec James Cook, il est devenu célèbre un peu plus tard en commandant le Bounty, provoquant par sa rigidité la mutinerie la plus célèbre de la marine anglaise.
Pour en savoir plus :
Anne Pons - James Cook, le compas et la fleur-Éditions Perrin (Paris) – mai 2015
Cet article met fin à la série sur les explorateurs du Pacifique, la liste des pages, écrites sur le sujet, figure dans le tableau ci-dessous.
Les explorateurs du Pacifique.
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[1] Un transit de Vénus devant le Soleil se produit lors du passage de la planète Vénus exactement entre la Terre et le Soleil, occultant une petite partie du disque solaire. Pendant le transit, Vénus peut être observée depuis la Terre sous la forme d'un petit disque noir se déplaçant devant le Soleil.