Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Aventurières et Aventuriers


Bougainville à la rencontre de Tahiti.

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Le Pacifique restait, au début du 18e siècle, le seul océan du monde où les Européens n’avaient, à part les Philippines, aucun établissement colonial. Mais il demeurait surtout le dépositaire du secret de la terre australe qui hantait tous les géographes.

Dès sa découverte, au cours de la grande circumnavigation de Magellan (1519-1521), l'océan Pacifique ne cessa de poser une irritante énigme. Cet immense océan ne pouvait pas être une mer vide. Le monde savant croyait fermement à l'existence, au cœur de la «Mer du Sud», d'un grand continent austral, peuplé et empli de richesses fabuleuses. Ce continent, nouvelle version de l'Eldorado, était indispensable à l'équilibre physique du globe. La terre, pensait-on, ne pouvait tourner rond que grâce à la présence, dans l'hémisphère Sud, du continent austral qui faisait contrepoids aux terres émergées de l'hémisphère Nord. Bref, sans ce continent providentiel, nous aurions été cul par-dessus tête ! Alléchés, les savants s’impatientaient et donnaient des conseils depuis leur cabinet de travail. Buffon, en 1749, suggérait aux explorateurs de tenter leur chance, non plus par l’Atlantique sud, mais par le Pacifique, en partant du Chili. L’académicien Maupertuis, en 1752, prodiguait ainsi ses encouragements : « La découverte de ces terres pourrait offrir de grandes utilités pour le commerce et de merveilleux spectacles pour la physique. » Et le président dijonnais de Brosses, en 1756, ardent partisan de la Terre australe, y voyait une nouvelle Amérique.

 

Un climat politique favorable.

 

Les années 1760 offre un climat favorable aux lancements de grandes expéditions. Le traité de Paris, qui met fin la guerre de sept ans, offre une période de paix de quinze années jusqu’à la guerre d’indépendance de l’Amérique (1778). Les États qui organisent et financent ces voyages, surtout la France et l'Angleterre, n'agissent pas dans un but tout à fait désintéressé. Dépouillée de ses établissements aux Indes et de ses colonies au Canada (les «quelques arpents de neige» de Voltaire), la France espère compenser les pertes subies après le traité de Paris ; quant à l'Angleterre, elle n'entend pas se laisser distancer dans la course au Pacifique. En effet, dès la signature du traité de Paris, George III fit préparer un voyage de circumnavigation, dont la responsabilité fut confiée à John Byron (1723-1786), grand-père du poète, qui avait participé comme midship à l'expédition d'Anson. Naufragé dans le détroit de Magellan, Byron avait réussi à gagner l'île de Chiloé où, fait prisonnier par les Espagnols, il put recueillir bien des renseignements sur la navigation dans la «Mer du Sud». Le 3 juillet 1764, Byron appareillait de Plymouth avec la frégate Dolphin et la corvette Tamar. Ses instructions lui ordonnaient de rechercher les terres australes dans l'Atlantique et le Pacifique Sud, de créer un établissement aux îles Falkland (pour assurer un point de relâche aux vaisseaux fréquentant ces régions), de prendre contact avec les Patagons, d'étudier la possibilité d'établir un poste dans la Mer du Sud, enfin de trouver, si possible, le fameux passage du Nord-Ouest qui devait permettre de transiter par le Nord, de l'Atlantique dans le Pacifique, programme trop ambitieux, qui n’a pu être réalisé. Louis XV, qui s'intéressait fort à la géographie, n'était pas resté sourd aux appels des savants et semblait décidé à prendre sa part dans les découvertes. A l'origine de cette orientation nouvelle se trouvait, au moins pour une part, un jeune colonel d'infanterie, Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811).

 

Un Parisien qui devient marin. 

 

Rien n’annonçait le marin dans les origines familiales et géographiques de Louis-Antoine de Bougainville, né le 12 novembre 1729, à Paris, à l’emplacement de la rue du Temple, paroisse Saint-Merry, pas très loin des Halles. Sa famille était venue de Picardie à Paris et son père était notaire. La réussite sociale des Bougainville avait fait de ce dernier, devenu échevin de Paris, c’est-à-dire membre du conseil municipal, un bourgeois puis un gentilhomme, car il fut anobli en 1741. Fils d’un anobli pourvu de relations, Louis-Antoine fut dirigé vers la cour du roi et une carrière militaire. Il entra aux Mousquetaires noirs en 1750, même s’il reçut en parallèle une formation de mathématiques suffisamment poussée pour lui permettre de publier quatre ans plus tard un Traité de calcul intégral qui attira sur lui l’attention du monde savant et lui valut d’être reçu en 1756 dans la Royal Society de Londres, l’équivalent britannique de l’Académie des Sciences. C’est l’Angleterre qui lui valut de découvrir la mer, en prenant le bateau pour traverser la Manche et rejoindre Londres où, incertain sur son avenir, il fut brièvement secrétaire de l’ambassadeur de France. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer une célébrité maritime, l’amiral George Anson qui venait de 1740 à 1744 d’effectuer le tour du monde, le premier par un Anglais depuis Francis Drake au XVIe siècle. 

 

Premiers faits d’armes au Canada..

 

 

Arrivant en Nouvelle-France (l’actuelle région de Québec), Louis-Antoine de Bougainville est nommé aide-de-camp du brigadier-général Louis-Joseph de Montcalm. Sur place, il participe à de nombreux conflits, la France et l’Angleterre se battant afin d’obtenir la région dans le but de la coloniser. En 1759, il organise par exemple, la défense de la Rive Nord, zone située entre Québec et la Rivière Jacques-Cartier. À la tête d’un contingent de 1.000 hommes environ, il réussit à repousser les Britanniques. Un exploit qui lui permet de gagner en importance et de prouver sa valeur sur le terrain. Malheureusement, les Anglais finissent par reprendre le contrôle de cette même zone. Au printemps 1760, à la tête d’une nouvelle offensive, il regagne la région de Québec, mais là encore, pour une courte durée, puisque l’arrivée de la flotte britannique met un terme aux espoirs français de remporter cette guerre.

 

Capitulant, fait prisonnier, il reçoit après quelques mois d’emprisonnement, l’autorisation de rentrer en France et de continuer sa carrière de militaire, à la seule condition qu’il serve uniquement sur le continent européen. 

 

Premier Français autour du monde. 

 

Bougainville obtint du roi deux bâtiments, La Boudeuse et L'Étoile, qui appareillèrent de Nantes le 15 novembre 1766.

Signe des temps, il est le premier à embarquer à son bord trois savants : l’astronome Pierre-Antoine Féron, le cartographe Charles Routier de Romainville et le naturaliste Philibert Commerson, accompagné de son assistante Jeanne Baret, déguisée en homme, (voir https://www.pierre-mazet42.com/le-tour-du-monde-de-jeanne-baret ).

 

 

Les débuts de l'expédition furent difficiles. Bougainville fut retardé aux îles Malouines, et ce n'est qu'à la fin de l'année 1767 qu'il put embouquer le détroit de Magellan, lequel nécessita cinquante-deux jours d'efforts pour être franchi. On profita de ce séjour pour entretenir de bonnes relations avec les Patagons et permettre à Commerson d'herboriser. Le 26 janvier 1768, les deux navires entraient dans le Pacifique et prenaient le cap au nord-ouest pour rechercher encore une fois cette terre de Davis qu'ils ne trouvèrent pas plus que leurs prédécesseurs. Ils traversèrent en revanche les Tuamotu, sans pouvoir y aborder, car la mer brisait fortement sur les atolls et, le 2 avril, parvenaient en vue d'une île verdoyante à l'aspect enchanteur. C'était Tahiti, redécouverte pour la troisième fois. L'accueil fut des plus amicaux, bien que quelques incidents se produisirent pendant les dix jours que dura l'escale. Il repart vers la France dix jours plus tard accompagné du Polynésien Ahutoru.

 

Des résultats décevants. 

 

Quel est le bilan de cette navigation ? Il s’avère paradoxal à bien des égards. Rapportés aux instructions remises à Bougainville qui les avait préparées, les apports sont limités et décevants. Peu de terres inconnues ont été découvertes et même Tahiti avait été visité quelques mois plus tôt par Samuel Wallis. La question du continent austral est loin d’être tranchée. Bougainville n’est pas allé en Chine, loin s’en faut, et même les résultats scientifiques restent modestes. Le temps a toujours été compté pour les observations géographiques et hydrographiques, faute de vivres, car les navires choisis pour l’expédition ne permettaient pas d’en emporter assez pour être tranquille à cet égard. Impossible de s’attarder… et donc souvent d’aller à terre ou même de sonder méthodiquement. L’absence complète d’expérience antérieure française pour de tels voyages s’est faite sentir.

 

La découverte des Tahitiens.

 

Depuis longtemps, les navigateurs européens avaient l'habitude de prendre à bord des autochtones pour aider à la navigation dans des mers inconnues, ou pour les ramener en Europe comme curiosités ou comme captifs. Au XVIIIe, toutefois, les mentalités avaient changé. Les gouvernements comme les navigateurs mettaient un point d'honneur à se distinguer de pratiques anciennes qui leur paraissaient désormais condamnables. Ils se voulaient responsables à l'égard des populations indigènes. Ils souhaitaient autant que possible nouer des relations « amicales » et éviter la contrainte, même s'ils n'empêchaient pas toujours les situations de conflit et l'usage de la violence.

Bougainville dut se justifier d'avoir fait faire un si long voyage à Ahutoru, sans assurance de revoir un jour les rivages polynésiens. Il s'en expliqua avec humeur dans son Voyage autour du monde, répétant à plusieurs reprises qu'Ahutoru s'était embarqué de son plein gré et que les Français n'avaient rien fait pour l'y encourager. Les journaux de bord de l'expédition confirment cette version des faits. Dès l'arrivée des navires français, le Tahitien manifesta son intérêt à l'égard des nouveaux venus. Loin de paraître intimidé, Ahutoru monta à bord de l'Étoile, la flûte qui accompagnait la Boudeuse, sautant de sa pirogue pour s'accrocher aux chaînes des haubans du navire alors que celui-ci continuait à naviguer. Accueilli sur le bateau, il donna tout loisir à sa curiosité, prenant plaisir à goûter tous les plats, imitant les gestes de ses hôtes, insistant pour se faire servir comme les officiers.

Une fois rétabli, Ahutoru fut présenté à Versailles, puis dans plusieurs salons parisiens. Bougainville lui fit découvrir les divertissements de la capitale : promenade sur les remparts, spectacle de danseurs de corde sur les boulevards, visite des Tuileries, sans que l'on sache s'il s'agissait de montrer Paris à Ahutoru ou de montrer Ahutoru à Paris. Il l'avait habillé pour l'occasion, lui faisant confectionner « un habit avec des brandebourgs d'or, une veste d'étoffe et un plumet ». Quelle fut la réaction du Tahitien ? Plusieurs témoins affirment qu'Ahutoru a manifesté peu de curiosité et d'étonnement, mais il est possible qu'il ait mis un point d'honneur à marquer une certaine distance.

Déjà, pendant le voyage, Bougainville avait remarqué que, par fierté, Ahutoru rechignait à trahir son admiration à l'égard des Européens. Il se peut aussi qu'il se soit assez vite lassé. Ici, les témoignages divergent. Certains prétendent qu'il était englué dans la nostalgie et soupirait après son île. Bougainville, pour sa part, affirme qu'il se plaisait à Paris et qu'il aimait par-dessus tout assister à des spectacles de danse à l'Opéra. 

Inversement, quel effet Ahutoru a-t-il produit sur le public parisien ? On imagine que ce Tahitien, avec son habit à brandebourgs d'or et son plumet, se promenant aux Tuileries, a dû exciter la curiosité, de même que sa présence dans les dîners où Bougainville racontait des anecdotes croustillantes sur la vie à Tahiti. Pourtant, les témoignages sont assez rares et plutôt contradictoires. Au bout de quelques semaines, Ahutoru n'est plus mentionné dans la presse, ni dans les correspondances. Ce qui domine, alors, n'est ni l'enthousiasme ethnographique ni le voyeurisme colonial, mais le silence et sans doute l'indifférence. Son teint foncé, sur lequel tous les témoignages insistent, contribua à la désaffection du public. Au moment même où l'anthropologie naissante commençait à élaborer des typologies raciales fondées sur la couleur de peau, Ahutoru ne correspondait pas à l'image saisissante d'une population « blanche » des antipodes, que les premiers récits, comme ceux de Bougainville, avaient fait miroiter aux lecteurs européens.

 

Les Parisiens se lassèrent très vite de ce visiteur qui n'était ni assez exotique ni assez familier et qui, comble d'infortune, n'arrivait pas à parler français. Pour Bougainville, ce fut une dure leçon. Par la suite, il ne cessa de pester contre la « stérile curiosité » du public parisien qui, tout en prétendant se passionner pour les voyages lointains, se révélait incapable de s'intéresser réellement à un homme venu de l'autre bout du monde s'il ne parlait pas sa langue. On peut aussi y voir les contradictions des nouvelles formes d'attention publique dans cette métropole des Lumières qu'était devenu Paris. Les journaux annonçaient des nouvelles excitantes, le public s'enthousiasmait, mais une information chassait l'autre. La curiosité n'était plus régie par le surgissement de l'exceptionnel ou de la rareté, mais par le rythme toujours plus rapide de l'actualité.

 

Des occasions manquées.

 

Rien ne fut fait pour préparer le retour d'Ahutoru à Tahiti. Charles de Brosses, magistrat bourguignon et géographe amateur, qui avait plaidé avec force depuis plusieurs années pour un programme systématique d'exploration du Pacifique à la recherche du présumé « continent austral », était furieux. Il pestait contre cette occasion manquée, ce triomphe de la légèreté française sur les impératifs stratégiques, économiques et scientifiques de l'époque. Il aurait voulu que le gouvernement organisât une nouvelle expédition, en profitant de la présence à bord d'Ahutoru : « Il est certain qu'on n'avait pas amené en France cet insulaire de la Polynésie seulement pour son plaisir et pour lui faire voir Paris et l'Opéra, mais pour qu'il servît d'aide et de truchement quand on l'aurait ramené dans son pays pour y faire une alliance et établissement utile à la France. »

Finalement, le départ d'Ahutoru fut nettement moins triomphal. Bougainville l'envoya dans un premier temps à l'Ile de France, où il dut attendre un an que soit organisée une expédition qui devait à la fois le ramener à Tahiti et rapporter de précieuses épices. Malheureusement, cette attente lui fut fatale car une épidémie de variole sévissait sur l'île. A peine Ahutoru avait-il embarqué, en septembre 1771, sur le Mascarin de Marion Dufresne, que les premiers symptômes se manifestèrent. Il mourut quelques jours plus tard, tandis que le bateau faisait escale à Madagascar. Son cadavre, enveloppé d'un drap, fut jeté à la mer.

 

Pour en savoir plus :

 

https://books.openedition.org/psorbonne/104872?lang=fr

 

- Véronique Dorbe-Larcade - Ahutoru ou l'envers du voyage de Bougainville à Tahiti - Au Vent des Iles- 2023.

- Dominique Le Brun, Bougainville, Paris, Gallimard, 2014, 305 p


12/06/2024
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L’affaire Rochette, le dernier scandale de la belle époque.

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Du scandale de Panama à l’affaire Stavisky, en passant par l'affaire Oustric et bien d'autres, la IIIe République a eu ses grands et ses petits scandales, auxquels elle a survécu soixante-dix années durant. En 1908, l'homme par qui le scandale arrive s'appelle Henri Rochette. L’Affaire Henri Rochette est l'un des exemples symptomatiques de la collusion de la finance et du monde politique. Tous les ingrédients y sont : Escroquerie, corruption, dévoiement de la Justice, manipulation de l’opinion à des fins politiques, acquisition de société de presse par moyens illégaux, assassinat d’opposants. Intrigues et coups fourrés, marches et contre-marches, passions exaspérées se sont succédés, jusqu’à mort d’hommes. Entre 1908 et 1914, l’affaire Rochette a secoué vivement le monde parlementaire. La Grande Guerre, puis les scandales bruyants de l’entre-deux-guerres l’ont recouverte, dans la mémoire collective, d’un oubli épais. Elle vaut pourtant d’être exhumée, moins pour son pittoresque que pour la lumière qu’elle projette sur les ressorts d’une société politique. 

 

Un escroc par hasard. 

 

Vers 1904 arrive sur le pavé parisien, du côté de la rue Vivienne, un jeune aventurier de la finance, Henri Rochette, qui réussit en quatre ans à construire à partir de rien une fortune spectaculaire. Il est le fils d’un petit agriculteur de l’Ile-de-France. Il a commencé sa carrière modestement comme chasseur dans un restaurant de Melun. Il est « monté » à Paris, devenu comptable successivement chez deux banquiers marrons auprès de qui il a appris rapidement les rudiments de son art. Très vite, il a décidé de s’établir à son compte, démontrant une exceptionnelle efficacité pour plumer les gogos. Henri Rochette lance des opérations financières frauduleuses à partir de 1905. Il rémunère les services de plusieurs avocats-conseils, députés : Fernand Rabier, éreinté par la presse en 1908, René Renoult, voire Jean Cruppi. Il réussit, par l’intermédiaire d’une banque qu’il fonde, le Crédit minier, à placer dans le public pour 80 millions de francs de papier, (somme en vérité énorme dont on peut calculer l’équivalent aujourd’hui autour de 290 millions de nos euros). Toutes ses entreprises ont des bilans plus ou moins falsifiés, et comme toujours dans ce domaine le système ne tient que par la fuite en avant. Avec une énergie, un esprit d’initiative véritablement inlassables le prestidigitateur lance sans cesse de nouvelles émissions pour payer les dividendes des affaires antérieures et pour élever plus haut encore son château de cartes. Naturellement vient le jour où le mécanisme se dérègle, où les rumeurs commencent de circuler sur la fragilité de la construction : alors la jalousie de concurrents moins chanceux s’ajoute à la rancœur des établissements bien installés sur la place et le sentiment commence à se répandre dans la communauté financière que le mouton noir risque de nuire à tous. Ces bruits ne manquent pas de parvenir assez vite à l’oreille des pouvoirs publics dont (c’est là que l’affaire commence à nous intéresser, car elle devient politique) la responsabilité est immédiatement engagée aux yeux du public puisqu’ils ont, eux, la tâche noble et toujours hautement affirmée de protéger l’épargne. C’est alors que l’affaire prend sa dimension politique. Les plaintes contre Rochette se multiplient dès 1907, tout particulièrement au cours des mois qui précèdent son arrestation. Néanmoins, craignant de précipiter un krach général, le Parquet ne procède pas à son arrestation, le plaçant seulement sous surveillance.

 

De l’escroquerie au scandale. 

 

Le financier est arrêté le 23 mars 1908, après qu’une plainte ait été déposée contre lui. Cette plainte est facilitée par le préfet Louis Lépine, qui a agi à la demande du ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau, sans doute sur la suggestion du sénateur Charles Prevet, directeur du Petit Journal. Prevet lutte contre Rochette pour garder le contrôle de la société du Petit Journal, dont les actions se sont effondrées.L’arrestation donne lieu à un « coup de bourse », qui, ruinant Rochette et ses clients, enrichit quelques banquiers. L’un, Charles Gaudrion, ensuite condamné pour escroquerie, se concerte avec Prevet les 19 et 20 mars 1908 afin de faire arrêter Rochette. Un autre, Olivier de Rivaud, connaît depuis 1907 le directeur de cabinet du préfet Lépine, Yves Durand. Durand acquiert en 1909 une part de la banque Rivaud. Deux ans après, en juin et juillet 1910, le procès de Rochette en correctionnelle révèle plusieurs irrégularités. Le plaignant principal, un homme de paille nommé Pichereau, a été suborné et payé par le banquier Gaudrion, avant d’être conduit le 20 mars 1908 au procureur de la République par les bons soins de Durand, sur les indications du sénateur Prevet. Deux ans après le scandale Rabier-Rochette, le procès en correctionnelle débouche, selon L’Humanité, sur « le scandale Prevet-Lépine » : des présomptions de ce que l’on nommerait aujourd’hui des délits d’initiés. Des interpellations parlementaires conduisent à la création d’une commission chargée le 12 juillet 1910 « de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette », présidée par JaurèsLe rapport de la Commission, déposé en mars 1911, lave Clemenceau et Lépine de tout reproche sérieux. Le dossier politique paraît refermé.

 

L’affaire rebondit.

 

Sur le scandale d’origine, se greffe alors une nouvelle intervention politique officieuse : à la demande de Joseph Caillaux, ministre des Finances, le président du Conseil Ernest Monis fait pression sur le procureur général près la cour de Cassation Victor Fabre en mars 1911. Celui-ci obtient du président de chambre, Benoît Bidault de l’Isle, un report d’audience de sept mois en faveur de Rochette, au risque d’une prescription. Membre de la commission Rochette de 1910 à 1912, Caillaux cède en 1911 aux sollicitations d’Edmond du Mesnil, directeur du journal Le Rappel, et de Maurice Bernard, qui a plaidé son divorce avant de devenir l’avocat de Rochette. Une fois le jugement contre Rochette cassé en appel en janvier 1912 et renvoyé devant une autre cour, les débats parlementaires sur les conclusions de la commission ont enfin lieu le 20 mars 1912. Jaurès demande vainement que l’on fasse la clarté, non seulement sur les compromissions de 1908, mais aussi sur les rumeurs d’intervention en faveur de Rochette en 1911. Ces débats s’achèvent par un « échec », selon Jaurès. Maurice Bernard tente alors de plaider la prescription de l’action publique. Mais il n’a pas gain de cause et Rochette voit sa peine élevée de deux à trois ans de prison, le 25 juillet 1912. Il s’enfuit au Mexique où il va vivre ignoré. Il revient pour s’engager sous un faux nom, en 1915. Reconnu, il purge sa peine, finipar un suicide mélodramatique sur le banc des spectateurs de la IXe Chambre correctionnelle, le 14 avril 1934.

La disparition de Rochette n’empêche pas l’affaire de retrouver, en 1912, un second souffle politique. Lors du procès de janvier 1912, le public et la presse s’indignent de la remise judiciaire qui, selon eux, a permis à Rochette de poursuivre ses activités délictueuses.

 

Le Figaro publie, en février 1912, la nouvelle de l’intervention de Monis, President du Conseil. Ce dernier dément. Caillaux se tait. Briand, garde des Sceaux dans le cabinet Poincaré, s’informe du cas auprès du procureur général Fabre, et en reçoit confidence des injonctions de Monis, avec la copie d’une note relatant l’épisode et rédigée par Fabre lui-même, le 31 mars 1911. Briand conserve le secret et la note. La commission d’enquête, sous la présidence de Jaurès, retrouve vie. Mais devant la non-comparution ou le silence des intéressés, l’émotion retombe une seconde fois. Quittant la Chancellerie en janvier 1913, Briand se contente de transmettre le « document Fabre » à son successeur Louis Barthou.

 

L’affaire tourne au drame.

 

Le dernier acte, le plus tumultueux, reste à jouer. Deux ans plus tard, au début de 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro, engage une campagne acharnée contre Joseph Caillaux, à nouveau ministre des Finances dans un cabinet Doumergue. Calmette annonce la publication du « document Fabre », dont il écrit qu’elle accablera Caillaux. La Chambre des députés s’émeut, et prévoit un débat pour le 17 mars. Mais la veille, Henriette Caillaux, exaspérée par la campagne de Calmette, lui demande audience et le tue (voir : https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette )

Au Palais-Bourbon, le lendemain, Louis Barthou prend le parti de lire le document Fabre. 

 

La vision jaurésienne du scandale.

 

L’édifice en trompe-l’œil de Rochette correspond à ce que les économistes nomment un schéma de Ponzi : un ensemble financier où les rémunérations des premiers investisseurs sont, de façon frauduleuse, assurées par les apports fournis par de nouveaux clients. Jaurès y voit un « mécanisme d’une simplicité rudimentaire ».  Il ne reconnaît qu’une originalité à son auteur : avoir utilisé à grande échelle tous les moyens de publicité disponibles pour assurer le succès de ses émissions, circulaires commerciales, lettres, journal financier propre : La Finance pratique, et contrats de publicité avec des journaux comme le Gil Blas, Le Rappel d’Edmond du Mesnil ou L’Action d’Henry Bérenger. Certes, Jaurès renoue ici avec un discours critique sur la vénalité de la presse, né dans les débats sur le Panama. Mais son analyse est plus complexe, car il tient compte du courant de sympathie, indispensable aux schémas de Ponzi qui portent Rochette, dont les émissions drainent 6 millions en 1905, 25 millions en 1906, 31 millions en 1907, et 15 millions au début de 1908. Le total, environ 80 millions de francs, équivaut à plus de 290 millions d’euros de 2010. L’« épanouissement du marché financier » français de 1895 à 1914 a permis cela, mais le « krach Rochette » aurait eu lieu tôt ou tard. Comme il fut déclenché par l’arrestation du financier, une petite partie de l’opinion a pensé fausses les accusations lancées contre lui, et l’a soutenu : faut-il y ranger les 8 000 clients qui se sont abstenus de demander un remboursement après sa faillite. De 1910 à 1912, la commission d’enquête doit tenir compte de ces « croyants imbéciles en cette sorte de financiers de miracle », selon son président. La critique de cette crédulité du public a ses limites. L’entrée en lice de Jaurès en juillet 1910 se fait au nom de la défense de « l’épargne des humbles, contre toutes les manœuvres, toutes les improbités, toutes les ruses qui la guettent.  Ce souci est proclamé à nouveau en mars 1912 : il faut protéger « le pauvre peuple des épargnants ». Or, il est tout sauf certain que les clients de Rochette correspondent à cette esquisse. La banque de Rochette compte 60 agences, dont 58 en province, au début de 1908.  Bien que l’histoire des affaires de Rochette reste à écrire, on a le sentiment que ses clients sont souvent des petits notables de province, à l’image de M. Pucheu, négociant en charbon et conseiller municipal, responsable de la succursale du crédit minier et industriel à Bayonne . La spéculation sur les « valeurs Rochette » a peut-être détourné une partie des « classes intermédiaires, voire aisées » de leur épargne « de placement » habituelle, comme les caisses d’épargne. Dès juillet 1910, plusieurs auditions montrent que cette spéculation n’aurait pas pris une telle ampleur sans le concours des agents du marché financier : « à la suite de la publicité faite autour des affaires Rochette », les « ordres d’achats et de ventes » se sont multipliés, venant « des établissements de crédit, banquiers, agents de change et autres.  Cela relance donc de vrais débats sur les régulations d’un marché boursier qui connaît alors son « âge d’or ». Mais cela n’a pas empêché les exploits d’un certain Bernard Madoff et d’autres en plein XXIème siècle.

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2016-1-page-60.htm


06/06/2024
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L’amour à l’arsenic : les destins croisés de Marie Lafarge et Marie Besnard.

 

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( avec l'aide d'Henri Pierson)

 

 

 

A un siècle d’écart, deux femmes ont été suspectées d’avoir voulu empoisonner leurs maris en leur servant des plats assaisonnés à l’arsenic. La première, Marie Lafarge, est condamnée en 1840 aux travaux forcés à perpétuité après avoir été reconnue coupable de l’empoisonnement de son époux Charles Pouch-Lafarge. Elle passe dix années en prison puis graciée en raison de son état de santé, elle décéde le 7 septembre 1852 en Ariège. La seconde, Marie Besnard, est acquittée le 12 décembre 1961. Outre l’utilisation de la même méthode d’analyse toxicologique et l’importance qui leur est donnée dans la presse, les deux affaires offrent plusieurs similitudes. Marie Lafarge et Marie Besnard, accusées d’être des empoisonneuses, sont chacune au centre d’une énigme judiciaire. Sont-elles coupables ? Sont-elles innocentes ? À plus de cent ans d’intervalle, leurs vies paraissent suivre des chemins parallèles. Tout d’abord, ces deux femmes n’ont jamais réussi à trouver leur place dans la famille de leur époux. Au cours de leur procès ensuite, les batailles d’experts émaillées de coups de théâtre ont jeté le trouble dans les esprits, avec toutefois des verdicts différents dans les deux affaires.

 

Des mariages mal assortis. 

 

Par leur mariage, Marie Lafarge et Marie Besnard sont des déclassées par rapport à leur origine sociale, même si elles appartiennent à des milieux différents.

 En août 1839, Charles Pouch-Lafarge, 28 ans, badine avec Marie Capelle, 23 ans. Il se garde bien de lui avouer son veuvage et sa relative infortune pécuniaire. Ce rendez-vous organisé en marge d’un concert voit poindre les premières cachotteries. Issu d’une famille honorable, propriétaire terrien et maître de forges au Glandier, à Beyssac (Corrèze), le provincial n’a rien du prince charmant. « Que ce garçon est laid ! Et ses manières ! Un sauvage… », soupire in petto la jolie brune, descendante de Louis XIII par sa grand-mère. Charles, lui, tombe sous le charme de cette jeune femme cultivée, alliant aisance mondaine et distinction.  Ainsi va l’amour au XIXe siècle. La raison et l’apparence sociale priment souvent sur les sentiments. Tout s’oppose à ce mariage ? Cela ne l’empêche pas d’être célébré. Le 11 août, le baron Garat, gouverneur de la Banque de France, marie sa nièce au Corrézien. Les bagages dont elle leste la diligence sont lourds d’une dot de 225.000 francs-or. Une fortune personnelle qui ne la préserve pas d’une cruelle déconvenue à son arrivée à Beyssac. L’époux avait vanté les charmes d’une propriété proche du château de Pompadour. L’ancien couvent délabré qui s’offre à ses yeux déprime la jeune femme. La forge en ruine témoigne de la réelle situation financière de Charles. L’affaire périclite. La faillite se profile. Le choc est rude. Marie crie son dédain. Menace de mettre fin à ses jours. « S’empoisonner à l’arsenic ?», frémit Charles en parcourant la lettre tendue par Clémentine, la fidèle servante. Les plus vifs tourments s’emparent du couple naissant. Et pourtant… La comédie de l’amour conjugal va prendre le dessus. Marie et Charles s’apprivoisent au fil des jours. Lorsque son époux l’informe de son intention de breveter une nouvelle invention à Paris, Marie met une partie de sa dot dans la balance. Charge à lui de convaincre les banquiers de lui prêter le complément.

La seconde Marie a des origines campagnardes. Elle est née en 1896, aux Liboureaux, commune de Saint-Pierre-de-Maillé, où ses parents, Pierre Davaillaud et Marie-Louise Antigny, étaient des petits propriétaires ruraux. Elle est en outre veuve d’un premier mariage. En 1920, Marie Davaillaud s’est unie à son cousin germain, Augustin Antigny, mort en 1927. Elle est alors revenue aux Liboureaux, puis son père l’a envoyée à Loudun chez une cousine. Elle y rencontre un vieux garçon, Léon Besnard, qui l’épouse en 1929. La belle-famille a boudé la noce, mais Léon, cordier de son état, est maître chez lui et Marie vient s’installer dans sa maison. Pendant dix-huit ans, malgré la brouille consommée avec les parents de Léon, les époux Besnard forment un ménage sans histoire qui possède un solide patrimoine et jouit d’une certaine aisance. Cependant Marie, pièce rapportée dans une famille réticente, demeure une paysanne qui est rejetée à la fois par la bourgeoisie loudunaise et par le milieu social dont elle est issue.

 

Unies par l’arsenic. 

 

Durant l’absence de son mari, Marie Lafarge envoie un courrier à l'intention de M. Eyssartier, pharmacien à Uzerche, afin d'obtenir de la mort aux rats. En effet, le château et les forges en étaient infestés. Elle fait également confectionner par la cuisinière du Glandier, des gâteaux afin de les envoyer à son mari, accompagnés de son portrait. Après un voyage de quatre jours en diligence, le 18 décembre 1839, le paquet contenant les gâteaux est reçu par Charles. Dès le lendemain, Charles Pouch-Lafarge doit rester alité toute la journée suite à de nombreux vomissements et des migraines. Par conséquent, il décide de son départ et arrive au Glandier le 4 janvier 1840. A son arrivée, il fit venir le médecin de famille qui crut soigner alors une banale angine. Dans un même temps, Marie Capelle envoya une lettre à M. Eyssartier, pharmacien à Uzerche, afin d'obtenir à nouveau de la mort aux rats. L'état de Charles empirant, sa famille commença à soupçonner son épouse d'empoisonnement. Charles Pouch-Lafarge meurt au Glandier le 14 janvier 1840 à 6 heures du matin dans d'atroces souffrances sans que le médecin ne puisse rien faire. 

L’affaire Besnard débute à la mort de Léon, le 25 octobre 1947, alors que son décès est attribué par les médecins à une crise d’urémie. Quelques jours après l’enterrement, la postière Louise Pintou, voisine et amie du couple, confie à des proches, les frères Massip, que Léon Besnard, avant de mourir, lui a dit : « Oh ! là ! là ! Qu’est-ce qu’on m’a fait prendre. »Pressé de questions, il avait ajouté à propos de Marie : « L’autre jour, aux Liboureaux (la ferme que celle-ci a hérité de son père), quand elle a servi la soupe, il y avait déjà un liquide dans mon assiette ». L’un des frères, Auguste Massip, intrigué, veut en savoir davantage. Il cherche dans son Larousse médical le mot : « Urémie », mais aucun des symptômes que présentait Léon ne correspond à cette maladie. Alors, machinalement, il regarde à la lettre « A... Arsenic ». Il lit l’article et Mme Pintou approuve. « Cà colle au poil », s’exclame-t-il, et le 4 novembre, il est dans le cabinet du juge d’instruction de Loudun.

 

Victimes de la rumeur.

 

Le jour du décès, le beau-frère de Marie Lafarge adresse un courrier au procureur du roi dans lequel il évoque l'empoisonnement criminel par sa femme, à l'arsenic. Une instruction est ouverte. Le lendemain du décès, la gendarmerie perquisitionne et découvre de l'arsenic partout : sur les meubles, lde la cave au grenier. Sur les quinze analyses toxicologiques effectuées sur le corps de Charles Lafarge, les médecins de l'époque ne trouvent qu'une seule fois la présence « d'une trace minime d'arsenic ». Le 16 janvier 1840, une autopsie est pratiquée mais elle ne révèle pas d'anomalie. Des organes sont cependant prélevés pour être soumis à expertise ultérieure. 

L’enquête menée par la gendarmerie de Loudun, après la plainte déposée par Auguste Massip aboutit à la confusion du dénonciateur. Les accusations portées contre Marie Besnard seraient sans doute tombées dans l’oubli si un événement totalement étranger à la mort de Léon ne s’était produit. Un cambriolage survient dans la maison où Mme Pintou est locataire. Sur commission rogatoire du juge d’instruction de Poitiers, l’enquête est confiée à l’inspecteur Normand appartenant à la police judiciaire de Limoges qui multiplie les perquisitions et entend les témoignages, mais ne trouve rien d’intéressant. Le déclic se produit à partir du moment où Mme Pintou est entendue. Sa déposition s’intéresse peu au cambriolage. En revanche, elle formule des accusations contre Marie Besnard et apporte des précisions supplémentaires sur la mort de Léon. L’inspecteur Normand et son supérieur, le commissaire Nocquet, peuvent s’estimer satisfait. L’affaire Marie Besnard alimentée par la rumeur est en marche. 

 

Batailles d’experts.

 

Huit mois après le décès de son époux, Marie Lafarge, alors âgée de vingt-quatre ans, est inculpée de meurtre par empoisonnement et comparaît devant la cour d'assises de Tulle. Le procès débute le 3 septembre 1840. Au fil des audiences, la foule est de plus en plus nombreuse et les badauds se bousculent dans la salle des pas-perdus pour y assister. Des dizaines de témoins vont se succéder à la barre. Le retentissement de l'affaire est considérable. Le milieu social de Marie Capelle-Lafarge et son probable cousinage avec Louis-Philippe, sa personnalité, l'énigme de l'empoisonnement, y contribuent. Le baron de Grovestins, qui fait partie des accusateurs de Marie, le note ainsi :

 

« Cet effroyable drame du Glandier occupa tout Paris : les uns prirent la défense de madame Lafarge ; les autres crièrent contre cette femme sans principes et sans cœur ; enfin on prétend même qu'il y eut des duels en son honneur et gloire. La société fut, un moment, partagée, en Lafargophiles et en Lafargophobes » 

 

Après les analyses effectuées par des chimistes de Tulle et de Limoges n’ont décelé que de minimes traces d'arsenic, le ministère public demande une nouvelle autopsie du corps de Charles Lafarge. Mathieu Orfila, doyen de la faculté de médecine de Paris, inventeur de la toxicologie médico-légale et l'un des auteurs du manuel de l’appareil de Marsh qui détecte les traces d’arsenic, prince officiel de la science et royaliste convaincu proche du pouvoir orléaniste, est dépêché de Paris. À la surprise générale, il relève par des manipulations, considérées aujourd'hui comme douteuses, une quantité minime d’arsenic dans le corps du défunt. Sitôt après avoir effectué sa déposition, il repart pour Paris en emportant dans ses bagages les réactifs utilisés pour la contre-expertise. La présence de l'arsenic dans le corps de Lafarge constitue donc le fil rouge du procès. Maître Théodore Bac l'a bien compris et tente le tout pour le tout : il demande à Raspail, brillant chimiste de Paris, de mettre sa science au service de la défense. Raspail met trente-six heures pour arriver à Tulle, mais à son arrivée, cela fait déjà quatre heures que le jury s'est prononcé. Il est trop tard pour démontrer une présence dite « naturelle » de l'arsenic dans tous les corps humains. Les os humains contiennent en effet de l'arsenic. Durant le procès, la piste de l'intoxication alimentaire n'a pas été abordée. Charles Lafarge s'est senti mal après l'absorption des gâteaux envoyés par son épouse, d'où l'accusation d'empoisonnement. Mais il a pu tout aussi bien mourir à cause des gâteaux fait de crème et de beurre, non pasteurisés et qui avaient voyagé quatre jours. La plaidoirie de maître Paillet dure sept heures. Le verdict tombe après les nombreuses batailles entre experts et contre-experts et sans d’ailleurs que l'auditoire ait été convaincu par l’accusation. Le 19 septembre 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité et à une peine d'exposition d'une heure sur la place publique de Tulle. 

 

À Poitiers, en 1949, le juge d’instruction ouvre une information contre X pour empoisonnement de Léon Besnard et, le 9 mars, ordonne de procéder à l’autopsie de son cadavre. Les organes essentiels sont prélevés et expédiés dans des bocaux, avec de la terre du cimetière de Loudun, au Dr Béroud, directeur du laboratoire de police technique de Marseille, qui s’est fait connaître du grand public dans l’affaire du « pain maudit » à Pont-Saint-Esprit ( voir https://www.pierre-mazet42.com/l-etrange-epidemie-de-pont-saint-esprit) . L’expert est tout à fait affirmatif. Des doses anormales d’arsenic ont été décelées dans les restes de Léon et il n’y en a pas dans la terre du cimetière. Les prélèvements sont envoyés à Marseille où le Dr Béroud utilise la méthode de Marsh et celle de Cribier. La seconde qui date de 1921, est fondée sur la coloration jaune-brun d’un papier imprimé de bichlorure de mercure, sous l’action de l’hydrogène arséniée. Au fur et à mesure des analyses, le toxicologue marseillais fait parvenir les rapports d’expertise à Poitiers. Sauf pour deux cas, il conclut à un empoisonnement criminel. Il affirme en outre que la terre d’aucun des cimetières ne contient de l’arsenic. À deux reprises, les avocats de Marie Besnard demandent une contre-expertise, mais elle leur est refusée par le juge d’instruction, en raison de la garantie indiscutable que présente la compétence du Dr Béroud. Le premier procès s'ouvre le 20 février 1952 à la cour d'assises de Poitiers. Dès le 22 février, la défense menée par maître Gauthrat met à mal l'expertise de Béroud (il lui tend un piège en brandissant des tubes de Marsh dans lesquels le docteur Béroud voit de l'arsenic, alors que le laboratoire qui les a préparés atteste qu'il n'y en a aucun). Devant cette situation, le président du tribunal nomme trois nouveaux experts dont les analyses, remises deux mois plus tard, se révèlent contradictoires. Le procès est alors renvoyé pour cause de suspicion légitime mais aussi de sûreté publique, car l'audience a été émaillée de troubles. La Cour de cassation dessaisit la Cour d’assises de la Vienne au profit de celle de la Gironde. Le deuxième procès de Marie Besnard s’ouvre donc à Bordeaux, le 15 mars 1954. À la différence du précédent où la priorité a été donnée aux experts, celui-ci tente de revenir à la source, c’est-à-dire au petit monde de Loudun qui a porté les premières accusations. Comme l’écrit le journaliste du Monde : « Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que l’affaire Besnard est une affaire de petite ville. Elle nous en montre toutes les mesquineries, tous les potins, tous les commérages. À chaque instant, il faut se replonger dans cette atmosphère où la rumeur fait loi. » À la barre, Mme Pintou se trouble et les frères Massip se couvrent de ridicule. D’autres témoins sont entendus, puis s’ouvre enfin le débat scientifique. Il est marqué par la déclaration de l'expert psychiatre, le docteur André Ceillier : « Marie Besnard est normale, tellement normale qu'elle est anormalement normale », et par une nouvelle bataille d'experts : les analyses toxicologiques réalisées par des toxicologues des laboratoires de la préfecture de police de Paris, concluent à la même présence anormale d'arsenic dans les prélèvements effectués lors de l'exhumation des cadavres. Des erreurs dans leurs rapports, ainsi qu'une confusion dans les prélèvements, incitent les magistrats et les jurés à demander un complément d'information. Le 12 avril 1954, la justice met Marie Besnard en liberté provisoire contre une caution de 1,2 million de francs ramenée à deux cents mille francs, somme réunie par des petits-cousins et par des amis. Le troisième procès s'ouvre à la cour d'assises de Bordeaux le 20 novembre 1961. Il fait appel à de nouveaux experts, alors que Marie Besnard comparaît libre. Entre-temps, un rapport du professeur René Piedelièvre, établi en 1954, confirme les conclusions des analyses de 1952 tout en se montrant plus nuancé que celui du docteur Béroud. La justice avait aussi demandé un rapport au professeur Frédéric Joliot-Curie, basé sur la recherche d'arsenic par le procédé nucléaire, sans suite, le physicien étant mort en 1958. Les jurés sont sensibles aux arguments de M. Bastisse, cité au titre d'expert des sols en tant que maître des recherches au Centre national de la recherche agronomique, affirmant le 29 novembre 1961 : « Vous avez enterré vos morts dans une réserve d'arsenic ». Le 12 décembre 1961, au terme d'un bref délibéré, le jury de la cour d'assises de la Gironde acquitte Marie Besnard au bénéfice du doute, par sept voix contre cinq. 

 

Que reste-il de ces deux destins ?

 

À propos des procès de Marie Lafarge et de Marie Besnard, il faut retenir un manque de rigueur scientifique dans la conservation et la manipulation des organes prélevés au moment des autopsies, ainsi que les erreurs des experts dans l’interprétation des échantillons soumis à leur analyse. Déjà, en 1840, la méthode de Marsh était longuement discutée en raison des risques de confusion entre les anneaux brillants formés dans les tubes contenant de l’arsenic et ceux contenant de l’antimoine. Face au grand nombre de publications sur le sujet, Alphonse Chevallier, membre de l’Académie royale de médecine, mentionne dans le Journal de chimie médicale, en 1839, le rejet par certains chimistes de cette méthode pour les affaires médicolégales et met en garde sur son utilisation. Dans la Grande Encyclopédie, publiée au tournant du XXe siècle, le Dr Clermont écrit au sujet de l’appareil de Marsh : « L’expert qui a constaté l’existence de l’arsenic à l’intérieur d’un cadavre est obligé bien souvent de combattre certaines erreurs d’interprétation que la défense manque rarement d’invoquer : l’arsenic ne provient-il pas d’une médication ? Ne provient-il pas du terrain du cimetière où a été faite l’inhumation ? N’a-t-il pas été introduit post mortem au moyen d’une injection ? » En 1919, les toxicologues discutent encore de la validité des expertises réalisées au moment de l’affaire Lafarge.

 

cliquez ici pour télécharger l'article.

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Pour en savoir plus :

 

- L. Adler, L’amour à l’arsenic. Histoire de Marie Lafarge, Paris, Denoël, 1986 ; 

- J.-M. Augustin, « L’affaire Lafarge », dans Les Grandes affaires criminelles de France.

- R. Le Breton et J. Garat, « Les six petits tubes : l’affaire Marie Besnard », dans Interdit de se tromper, quarante ans d’expertises médico-légales, S. Garde (dir.), Paris, Plon, 1993,


23/05/2024
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Madeleine Pelletier, une « féministe intégrale »

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« Un chapeau melon, un costume d'homme et une canne, qui lui donnent un faux air d'Olivier Hardy » Ce n'est pas un homme d'affaires que décrit Hélène Soumet dans son livre Les travesties de l'histoire, mais une femme qui, il y a bientôt 85 ans, le 29 décembre 1939, mourrait dans l'indifférence, internée dans un asile après avoir été accusée de pratiquer des avortements. Cette femme travestie était pourtant loin d'être méconnue à son époque. Et pour cause, elle était la première femme interne en psychiatrie.

Étrange figure de l’histoire des femmes, totalement atypique, sa vie constitue le récit désenchanté des espoirs révolutionnaires et féministes de la troisième République. Car son itinéraire la mène à travers l’émergence chaotique du socialisme au communisme en faisant un détour par l’anarchisme et témoigne de la difficulté d’être femme et d’affirmer son féminisme au sein d’une gauche versatile, qui promet mais ne tient pas à l’égalité des sexes.

 

Une enfance dans la misère.

 

Madeleine Pelletier est née en 1874, à Paris, dans le deuxième arrondissement qui était alors un quartier très pauvre. Ses parents étaient montés à Paris « récemment » pour y travailler. Les nombreuses naissances du couple les contraignirent à prendre un petit commerce de fruits et légumes, dernier palier avant la misère. Seuls deux enfants survivront. Elle décrit dans un roman en partie autobiographique, « La Femme vierge », le malheur d’être une enfant haïe par sa mère. Son enfance est en effet marquée par un père faible et bientôt paralysé, et une mère très intelligente mais cléricale farouche et royaliste. Les grossesses à répétition de cette dernière, la mort en bas âge de frères et sœurs, le dégoût de son propre corps la conduisent à un réel désespoir de devenir femme. Elle quitte l'école à 12 ans. Brillante, elle sait s'éduquer seule, passant des journées entières dans les bibliothèques. Vers 1887, un livre la marque à tout jamais : Fédora la nihiliste, ou l'histoire d'une femme qui se révoltait. « Elle prend alors conscience de la situation de la femme, éternelle mineure, étranglée dans son corset, vouée au mariage, véritable esclave sexuelle de l'homme. Pour échapper à ce destin servile, elle commence à porter des tenues masculines », écrit Hélène Soumet. Dès l’âge de treize ans, s’échappant le soir du domicile familial, elle fréquente un groupe féministe où elle découvre « toute une voie lumineuse d’affranchissement » et un groupe anarchiste (La sentinelle révolutionnaire) où elle rencontra Louise Michel et surtout Léon Jamin qui semble avoir eu une grande influence sur sa pensée politique. Sa fréquentation d’un groupe féministe entraîna des discussions sans fin avec les anarchistes : elle prit peu à peu ses distances avec les libertaires.

 

Interdite d’internat. 

 

Elle prépare seule le baccalauréat qu’elle réussit avec la mention « Très bien » en philosophie, à 23 ans. Nous sommes en 1897. Elle choisit de suivre des études médicales et d’anthropologie ayant obtenu une bourse d’études de la ville de Paris : « C’est le pain assuré mais trempé dans une sauce bien amère. » Entrée à l’École de médecine en 1899, à l’âge de vingt-cinq ans, elle est la première femme à passer le concours de l’assistance médicale à Paris et est nommée médecin des bureaux de bienfaisance. Elle tente de concourir pour l’internat des asiles d’aliénés mais l’entrée lui est refusée, un règlement exigeant que le candidat ait ses droits politiques, ce qui n’est pas le cas des femmes à cette époque. En 1904, une campagne de presse organisée en sa faveur par quelques journaux dont la Fronde de Marguerite Durand lui permet de devenir la première femme interne des asiles et de surcroît célèbre. La pratique de la médecine lui apporte des déceptions : à l’asile les internes lui font une guerre incessante, les infirmières regardaient « ahuries, cette bête étrange qu’était une femme interne en médecine comme les hommes » et dans son cabinet, elle attendit en vain les clients. Elle est persécutée pour son apparence jugée scandaleuse : cheveux courts et vêtements masculins qu’elle porta toute sa vie en théorisant sa masculinisation : « Mon costume dit à l’homme : je suis ton égale. ». 

 

Une certaine fidélité à la Maçonnerie. 

 

Elle est initiée dès 1904 dans la loge mixte du « Droit humain », fondée en 1894 par Maria Desraimes et qui appartient à l’obédience de La Grand Loge symbolique écossaise. La franc-maçonnerie incarne pour Madeleine Pelletier l’ensemble des valeurs fondamentales auxquelles elle croit : républicanisme, matérialisme, anticléricalisme et progressisme. C’est aussi une école d’initiation à la politique et, depuis l’affaire Dreyfus, une force réelle.

Là aussi, elle fait beaucoup de dégâts. Elle se bat toujours pour que les femmes aient accès aux deux Grandes, la Grande Loge de France et le Grand Orient, qui leur sont fermées. Elles le sont toujours d’ailleurs. En fait, ça ne l’intéresse pas d’être dans des petites loges annexes pour « bonnes femmes ». Elle veut être dans une des grandes et elle écrit des textes, des brochures où elle attaque les francs-maçons. Ils ne sont tout de même pas tous ouverts aux féministes, à l’avortement, au mouvement néo-malthusien, ni à quoi que ce soit d’ailleurs. Elle les critique et ça ne leur plaît pas du tout. Tout leur apparat, tous leurs signes, costumes, bijoux et cérémonies, elle trouve ça complètement ringard. Elle va partir mais restera maçonne toute sa vie, renouant après-guerre avec « Le Droit humain ».

 

Marginale absolue. 

 

Avant-gardiste, Madeleine a un avis bien tranché sur les injonctions faites aux femmes. « Pour elle, c'est une réelle perte de temps de s'habiller aux normes de l'époque. Les corsets sont tellement serrés qu'on ne peut rien faire », précise Hélène Soumet. Mais plus encore, son costume d'homme est un vrai symbole d'une lutte pour l'égalité des sexes.  Ou encore, « Je montrerai les miens [seins] dès que les hommes commenceront à s'habiller avec une sorte de pantalon qui montre leur... »

Néanmoins, elle ne n’est guère soutenue par les féministes de l'époque, qui estiment que son travestissement est une trahison envers les femmes. Preuve de ce profond rejet, Madeleine Pelletier n'a d'ailleurs que très peu de patients durant toute sa vie, la plupart étant des prostituées. Elle ne supporte absolument pas la concurrence intellectuelle, elle déteste les « grandes femmes ». Par exemple, elle hait Marie Curie. Quand elle écrit sur elle, ce n’est pas sur la grande physicienne. Elle dit : elle trompe son mari, elle lui fait des vaudevilles, elle ne devrait pas, ça dessert la cause des femmes... Elle dit aussi beaucoup de mal des lesbiennes. L’homosexualité est une « dégénérescence », c’est le côté médical du temps, c’est une maladie, de plus les grandes lesbiennes sont pour elle des grandes bourgeoises, ce qui n’est pas faux. Elle en connaissait : les Américaines, et puis Colette, et puis d’autres ; tout ça, grandes artistes et grandes bourgeoises, ce n’est absolument pas le prolétariat en marche, ça n’a rien à voir. C’est autant la bourgeoisie que l’homosexualité. Elle entend également faire voler en éclats les conceptions de la famille et de la sexualité. Pour elle, la cellule familiale est un lieu d'oppression de la femme. Quant à la sexualité, elle l'a toujours rejetée par conviction. « Elle refusait tout acte sexuel, nous explique Hélène Soumet, car elle estimait qu'on devenait dépendant de l'autre, sa chose. C'était hors de question pour elle d'être contrôlée ! » Cependant, elle est également accusée de lesbianisme. Mais à ces accusations, elle botte en touche : « Le voyage à Lesbos ne me tente pas plus que le voyage à Cythère » (Lesbos, île de naissance de Sappho d'où vient le mot saphisme ; et Cythère, l'île de tous les plaisirs), a-t-elle écrit. En 1913, elle publie un manifeste pour le moins avant-gardiste : « Le droit à l’avortement ». D’ailleurs en tant que médecin, elle ne se cache pas de le pratiquer. Voir  le manifeste à l’adresse suivante : 

 

https://www.calameo.com/books/0014076302d22ecb0d44d

 

Un parcours politique sinueux.

 

Son action féministe est indissociable de son engagement dans le socialisme bien qu’elle pense que les femmes ne doivent pas attendre la révolution pour se libérer. Elle milite donc pour créer de vastes organisations féministes autonomes dans le but de pénétrer les partis politiques existants et de faire ainsi passer les revendications des femmes.

La Conférence internationale des femmes socialistes à Stuttgart réaffirme le droit de vote des femmes mais poursuit le « féminisme » jugé trop bourgeois. Madeleine Pelletier défend l’idée que les féministes des deux camps ont tout intérêt à combattre côte à côte. Elle se trouve mise en minorité. Mais c’est l’épreuve de la guerre qui consomme sa rupture avec le socialisme de la deuxième Internationale qu’elle dénonce comme traître quand il se rallie à l’Union sacrée. Pendant la guerre de 1914, par exemple, elle est refusée sur le front en tant que médecin et même en tant qu’infirmière, parce qu’elle est trop révolutionnaire pour être acceptée par l’armée et la Croix-Rouge. Il est vrai que, quand elle va les voir, elle leur dit qu’elle s’occupera aussi bien des blessés allemands que des Français, et ça ne leur plaît pas du tout. Alors elle erre sur les champs de bataille et c’est une grande période de dépression. Elle est courageuse et inconsciente. Elle est tellement désespérée par la guerre qu’on se demande si elle ne veut pas se faire tuer. Les combats sont très durs... Elle a au moins une lucidité très forte de ce que c’est qu’un état de guerre : tout le monde espionne tout le monde, tout est interdit, toutes les manifestations, tous les mouvements, tous les groupes. À Nancy, elle est prise pour une espionne et manque de se faire tuer. Les féministes qu’elle connaissait bien, au lieu de devenir pacifistes, se mettent à tricoter des écharpes et des chaussettes, tandis qu’elle, elle va se balader à Verdun. 

En décembre 1920, le congrès de Tours de la SFIO marque la scission entre les communistes, qui se rallient à la IIIe Internationale communiste, et les socialistes, partisans de la IIe. Madeleine Pelletier, enthousiasmée par la révolution russe, rejoint alors les communistes même si, dans ce nouveau parti, elle retrouve ses anciens adversaires. En 1920, elle commence à écrire des analyses d'ouvrages de Lénine ou Trotsky pour le journal La Voix des femmes, journal féministe et socialiste qui après le congrès de Tours soutient le parti communiste. Cependant au sein de la rédaction se heurtent les féministes et celles qui voient dans le soutien au communisme le moyen d'arriver à l'égalité des hommes et des femmes. Pelletier fait partie du premier groupe. Lorsque la conférence des femmes de la IIIe Internationale se tient à Moscou le 11 juin 1921, elle doit laisser sa place à Lucie Colliard qui fait partie de la seconde mouvance. Cependant, comme elle veut voir de ses yeux les « réalisations » de la Russie soviétique (notamment en matière d'égalité des sexes), elle entreprend de s'y rendre seule et clandestinement en juillet 1921. Ce voyage est une déception car la réalité (famine, pauvreté, inquisitions policières, etc.) ne correspond en rien au monde rêvé. Néanmoins, Pelletier continue à croire au rêve communiste et trouve des explications aux maux de la Russie (guerre contre les puissances capitalistes, apathie de la population, etc.). Revenue, à l'automne 1921, en France, elle raconte son voyage dans La Voix des femmesà partir du 17 novembre. Le journal déplaît trop au parti communiste qui souhaite en avoir le contrôle. Comme cela n'est pas possible le parti crée un nouveau journal, L'Ouvrière, auquel Madeleine Pelletier participe entre juillet 1923 et juillet 1924. Elle écrit aussi des articles pour des journaux anarchistes dont Le Semeur de Normandie dans lequel, en novembre 1923, elle condamne la politique de terreur défendue par Léon Trotski. Elle est de plus en plus en désaccord avec le parti communiste qu'elle quitte en 192. Bien qu'elle reconnaisse des avancées pour le peuple en Russie soviétique et qu'elle croie toujours dans l'idéal communiste, elle voit dans le bolchevisme un très grave échec.

 

Une profonde désillusion.

 

Reconnaissant que toutes les tentatives pour allier féminisme et socialisme ou communisme avaient fait faillite, elle prit des distances avec les partis politiques. Elle ne collabore plus dès lors qu’à la presse libertaire : en 1926, à l’Insurgé, à Plus loin, 1926-1939, que dirigeait le Dr Pierrot (Bibl. Nat. J° 52 469), au Semeur contre tous les tyrans, 1927-1936 (Bibl. Nat. J° 30 773). En 1933, elle adhéra au Groupement fraternel des pacifistes intégraux « Mundia. Ses contradictions sont aussi dues au fait qu’elle se retrouvait de plus en plus seule. Elle n’avait plus d’amis. Elle a connu tout le monde, mais elle était assez terrible pour éloigner tout le monde. Quelqu’un qui l’a connue disait : « Quand Madeleine Pelletier venait à la maison, les enfants partaient se coucher, tellement c’était le croque-mitaine. »

 

Une triste fin de vie.

 

Suite à une hémiplégie, elle est condamnée à l’inactivité, celle qui a toujours eu la phobie de l’ennui se retrouve dans une profonde dépression. En 1939, elle est à nouveau dénoncée dans une affaire d’avortement. A la suite d’une délation, des perquisitions sont effectuées à son domicile et l’on inculpe aussi sa dame de compagnie, Mme Violette, ainsi que la personne qui a indiqué l’adresse des « avorteuses ». Elles sont arrêtées toutes les trois, tout de suite après l’avortement d’une jeune fille mineure qui a été violée par son frère. Le frère, on ne lui a rien demandé ! C’est le père qui a porté plainte. 

Le juge laisse Madeleine Pelletier en liberté en raison de son état de santé (alors que les deux autres sont incarcérées), mais il lui fait subir une expertise psychiatrique qui la déclare totalement irresponsable. Tout le monde se mobilise, les anarchistes, les socialistes, et c’est probablement d’ailleurs pour cette raison — articles dans la presse, etc. — que la justice va s’en débarrasser.

Après vingt-quatre heures passées à Sainte-Anne, elle est enfermée à l’hôpital de Perray-Vaucluse, en placement d’office sous la loi de 1838.

C’est une femme brisée mais lucide, consciente d’être internée abusivement qui meurt dans une quasi-solitude le 29 décembre 1939, au moment où une nouvelle guerre mondiale, à laquelle elle refusait de croire, étend son ombre sur le monde.

 

Pour en savoir plus :

 

- Claude Maignien et Charles Sowerwine. - Madeleine Pelletier : une féministe dans l'arène politique.-Paris, Les Éditions ouvrières, 1992.

 

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1997_num_31_1_2165


29/04/2024
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Voyage aux frontières du monde : long périple d’Ibn Battûta.

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120 000 kilomètres, c’est la distance parcourue en l’espace de vingt-neuf ans par l’explorateur Ibn Battûta, au XIVe siècle de notre ère. 120 000 kilomètres nécessaires pour permettre à ce voyageur d’origine berbère de relier du sud au nord Tombouctou à l’ancien territoire du Khanat bulgare de la Volga et, d’ouest en est, Tanger à l’Extrême-Orient.

Deux siècles avant Magellan, Ibn Battûta, d’abord simple pèlerin en partance pour la Mecque, a pu parcourir une grande partie du monde connu grâce à sa maîtrise de la langue arabe, à la place alors occupée par l’Islam et à l’essor du commerce dans le monde musulman. Les Voyages d’Ibn Battûta sont restés connus uniquement du monde musulman jusqu’au XIXe siècle, lorsqu’ils ont été traduits en allemand, puis en anglais et en français. Pourtant, son récit de voyage a consacré un genre littéraire à part entière, la rihla, genre initié par son prédécesseur et autre grand voyageur arabe Ibn Jubayr. « Rihla »est le mot arabe désignant le voyage et, par la suite, le récit que l’on en fait.

 

Au début, un pèlerinage. 

 

À la naissance, à Tanger en 1304, d’Abou Abdallah Mohamed Ibn Battûta, Marco Polo a 50 ans. Un an après la mort du Vénitien (1324), le Tangérois est parfois surnommé le « Marco Polo arabe » (rappelons tout de même qu’il était berbère). Il se met en route le 14 juin 1325, à l’âge de 21 ans, il se propose de faire le pèlerinage aux lieux saints de l’Islam. On peut distinguer quatre périodes dans les voyages d’Ibn Battûta. De 1325 à 1327, il fait son 1er pèlerinage à La Mecque par le Maghreb, exploration de la vallée du Nil, de la Syrie, de l'Irak et des villes d'Iran. De 1328 à 1330, il entreprend son 2eme pèlerinage à La Mecque en passant par les côtes du sud de la péninsule arabique jusqu'à Kilwa Kisiwani et sur les côtes africaines de culture swahilie. De 1330 à 1346, son 3eme pèlerinage à La Mecque le conduit à faire l’exploration de l'Anatolie, la mer Noire, l'Asie centrale, l'Inde, Ceylan, Sumatra, la Malaisie et la Chine jusqu'à Pékin. Enfin de 1349 à 1354, il fait la traversée du Sahara jusqu'au Mali. C'est à l'instigation du souverain du Maroc Abu Inan Faris, qu'lbn Battûta dicta à la fin de ses trente années d'exploration en 1354, le compte-rendu de ses voyages à Ibn Juzayy, un érudit rencontré à Grenade. Le titre complet du manuscrit est : « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages », mais son nom courant est « Les voyages ». Ouvrage qui est resté connu uniquement du monde musulman jusqu’au XIXe siècle. Il a été traduit par la suite en allemand, puis en anglais et en français.

 

Un voyageur musulman

 

Il s’identifie comme tel, et la dimension religieuse occupe une place de premier plan dans son ouvrage. La particularité de son voyage, c’est qu’il l’effectue au sein même de la communauté musulmane, au sein du dâr-al-islam. Il quitte le Maroc après des études religieuses. La formation musulmane traditionnelle implique pour l’étudiant en sciences religieuses de voyager auprès des différents maîtres religieux du monde afin d’acquérir un grand savoir. Le personnage du voyageur possède ainsi une certaine renommée au sein de la communauté musulmane.

Les pays traversés, bien qu’ils soient étrangers à Ibn Battûta, lui sont tout de même familiers par la religion. A l’exception de son étape en Chine, Ibn Battûta a toujours été en contact avec des populations musulmanes, ou au moins des populations non-musulmanes mais dirigées par des dynastes musulmans. C’est la grande différence avec Marco Polo. Ce dernier s’aventure dans des contrées éloignées avec lesquelles il ne partage rien, et dans lesquelles il est totalement étranger. Seul le contexte politique spécifique et particulier de son époque lui a permis d’effectuer ce long voyage. Au contraire de Marco Polo, Ibn Battûta n’est pas étranger dans les pays qu’il traverse. Il y est reconnu pour sa connaissance de la religion, et il voyage (presque) librement d’un pays à l’autre. Il trouve du travail comme qadi[1] en Inde et aux Maldives.

L’Afrique du Nord est à l’époque considérée par les penseurs musulmans comme une région où la religion est demeurée unifiée et pure, préservée de l’apparition de sectes, au contraire de l’Arabie et de la Perse où le chiisme et diverses sectes islamiques divisent les musulmans. Ibn Battûta partage cette idée de supériorité du Maghreb vis-à-vis du reste du monde musulman, et y fait référence à plusieurs reprises dans sa rihla. C’est en sa qualité de juge musulman qu’Ibn Battûta parcourt les pays islamisés et s’attire les grâces des puissants. L’objectif affiché du récit et des Voyages est d’apporter la « preuve que la communauté islamique existe et qu’à travers sa pratique religieuse et sociale, à travers sa solidarité, et malgré ses divisions apparentes, elle reste une et indivisible. ». Il accomplit plusieurs fois le hajj, visite l’Égypte et la Syrie, les centres historiques de l’islam. Mais il se rend également dans les franges les plus éloignées de l’islam : Tanzanie, Inde, Grenade, Mali, Soudan… Il souligne ainsi l’unité de la pratique religieuse, mais relève également les schismes qui opposent les musulmans. D’ailleurs, il ressort de l’ensemble de son récit que les tensions sont plus fortes à l’intérieur du monde musulman qu’entre l’islam et les autres religions.

 

Historien, géographe, ethnologue

 

Les écrits d’Ibn Battûta ont été largement étudiés par les géographes, les ethnologues et les historiens. Pour certaines régions du monde, notamment pour le Mali et la côte Est de l’Afrique, ses écrits sont les seules sources dont nous disposons pour le XIVe siècle. Pour certaines descriptions de villes, il a copié les descriptions d’Ibn Jubayr, ce qui à l’époque était pratique courante et reflétait plus une grande érudition qu’un plagiat.

 

Les spécialistes ont été confrontés, comme pour toute source historique de chroniqueur, à la question de la fiabilité de son récit. On sait en effet qu’il a rédigé ses Voyages à son retour au Maroc, après presque trente ans de pérégrinations. Il évoque les notes qu’il a prises au cours de sa vie, mais il indique également en avoir perdu une bonne partie lors d’une attaque de pirates dans le sud-est de l’Inde. Comment a-t-il pu se souvenir de tous les événements, de toutes les ascendances, de tous les paysages, et fournir des écrits détaillés à ce point ? Joseph Chelhod démontre l’impossibilité d’avoir une telle mémoire, et relève avec un soupçon de moquerie les commentaires d’Ibn Battûta quant à son extraordinaire capacité de mémorisation et à son incroyable intelligence. On sait aussi qu’il ne s’est probablement pas rendu dans tous les lieux qu’il décrit. Malgré tout, Ibn Battûta est considéré comme un auteur fiable, car il s’est toujours renseigné auprès de personnes informées, ou a recopié des descriptions érudites des lieux qu’il n’aurait pas lui-même visités. Et surtout, il n’a jamais eu la prétention de rédiger un ouvrage scientifique.

 

Ibn Battûta était avant tout un voyageur, et ses observations ne sont pas scientifiques mais plutôt personnelles. Un récit ethnographique, historique ou géographique actuel nécessiterait beaucoup plus de précisions, mais l’exhaustivité n’était pas l’objectif de la rihla. Malgré cela, elle apporte d’importantes connaissances sociologiques, coutumières ou historiques aux chercheurs. Citons un exemple. Ibn Battûta nous apprend que les femmes des Maldives, musulmanes et très pieuses, ne s’habillaient que jusqu’à la taille et ne couvraient pas le haut de leur corps, ni leurs cheveux. En qualité de qadi et de Maghrébin, Ibn Battûta a violemment condamné et tenté d’interdire cette pratique qui le choquait, sans succès toutefois. Le souverain de l’île à cette époque était une femme, et le régime de droit maternel était appliqué.

 

Ces chroniques offrent à la fois la vision du souverain et des gouvernés sur leur société, ce qui rend le récit particulièrement intéressant pour le lecteur. Elles fourmillent de détails, d’anecdotes, d’histoires sur le monde du premier XIVe siècle, juste avant que la peste noire ravage les sociétés européennes, méditerranéennes et asiatiques. Elles apportent des clés de compréhension essentielles de l’islam médiéval et font voyager le lecteur avec l’aventurier.

 

Un extrait de la Rihla :

 

Ibn Battûta assista également au mariage du fils du sultan de Sumatra avec sa cousine paternelle (la fille du frère du père). Il décrit la cérémonie en ces termes :

 

« on avait dressé au milieu de la place des audiences une grande estrade, recouverte d’étoffes de soie. La mariée arriva à pied de l’intérieur du château, le visage découvert, accompagnée d’une quarantaine de princesses [Khawatïn], toutes femmes du sultan, de ses émirs et de ses ministres. Elles soulevaient les pans de sa robe et avaient également la face découverte. L’assistance entière pouvait les voir, le noble comme le plébéien. Cependant, ce n’était pas dans leurs habitudes de paraître ainsi ; elles ne le faisaient surtout qu’à l’occasion des noces. La mariée monta sur l’estrade, ayant devant elle les musiciens, hommes et femmes, qui jouaient [des instruments] et chantaient. Ensuite, vint le marié, monté, sur un éléphant paré. [Le pachyderme] portait sur le dos une litière surmontée d’une coupole pareille à une “budja” (?). Le marié, une couronne sur la tête, avait à sa droite et à sa gauche une centaine de fils de rois et d’émirs, vêtus de blanc, montés sur des chevaux parés et portant des turbans richement ornés. Ils étaient les compagnons du marié et aucun d’eux n’avaient de barbe. Des pièces d’or et d’argent furent jetées au public lors de l’entrée du marié. Le sultan était assis dans un lieu élevé d’où il pouvait tout observer. Son fils descendit, lui baisa le pied, puis il monta sur l’estrade et alla vers la mariée. Celle-ci se leva et lui baisa la main. Il prit place à ses côtés, tandis que les dames d’honneur éventaient l’épouse. On apporta la noix d’érec et le bétel. L’époux en prit dans la main et en mit dans la bouche de sa femme. Celle-ci en prit à son tour et en mit dans la bouche du mari. Puis celui-ci prit dans sa bouche une feuille de bétel et la déposa dans la bouche de son épouse. Tout ceci se passait sous les yeux du public. La mariée fit ensuite comme le mari. Elle fut couverte d’un voile ; l’estrade sur la­ quelle se tenaient les mariés fut transportée à l’intérieur du château. Les gens mangèrent ensuite et partirent ».

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1978_num_25_1_1801

 

 

Cliquez ici pour télécharger :

 

Voyage-aux-frontie--res-du-monde.pdf



[1] Juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses.


02/03/2024
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