Aventurières et Aventuriers
Marthe Hanau : génie ou démon ?
Le 14 juillet 1935, Marthe Hanau avale un tube de barbituriques. Après cinq jours d’agonie, elle est officiellement déclarée morte le 19 juillet 1935 à 6 h 20 du matin par l'administration pénitentiaire. Le 29 juillet, elle est inhumée dans un caveau provisoire du cimetière Sud (Montparnasse). Le temps de construire sa sépulture au cimetière parisien de Bagneux. Son corps y est transféré le 3 janvier 1936. Trois jours après le décès de Marthe Hanau, Léon Daudet écrit en guise d’épitaphe dans L’Action française : « Cette femme entreprenante aura été, avec la grande Thérèse de l’affaire Humbert, une des viragos de la République. » Étymologiquement, le substantif féminin « virago » vient de « vir » : « l’homme », et de agere qui signifie « contrefaisant ». Il s’emploie donc pour désigner une femme aux manières d’un homme, robuste et autoritaire.
Un sens des affaires redoutable et une vie bien éloignée des convenances.
Théâtre des Variétés, 9 octobre 1928. Le Tout-Paris se presse à la première de la nouvelle pièce de Marcel Pagnol, Topaze. Le public se régale de cette comédie satirique sur l'arrivisme. Les mésaventures de l'honnête maître d'école devenu un riche homme d'affaires corrompu amusent particulièrement une femme au rire tonitruant. Dans son smoking de soie sombre, cheveux coupés à la garçonne, Marthe Hanau attire tous les regards. La plantureuse banquière de 42 ans, unique femme de son temps à réussir dans le monde de la finance, fascine aussi par la liberté de ses mœurs : homosexuelle affichée, elle dépense des sommes extravagantes dans les casinos, conduit sa Torpedo pied au plancher, se travestit pour se faufiler à la Bourse réservée aux seuls hommes… En moins de cinq ans, cette fille de modestes commerçants s'est constituée une fortune personnelle de plus de cinq millions de francs. Ce soir, son nom circule d'autant plus sur les lèvres qu'elle est, depuis quelques semaines, la cible d'une campagne de presse l'accusant d'opérations frauduleuses. Altière, cette maîtresse femme soutient les regards et s'esclaffe ostensiblement quand, au quatrième acte, Topaze professe que "l'argent peut tout, il permet tout, il donne tout". Rien ne semble pouvoir l'abattre. Pourtant, rien ne semblait la destiner pour cette vie sans égale.
Sa vie, il est vrai, n’a rien d’un long fleuve tranquille ! Né en 1886 à Clichy, fille de petits commerçants juifs originaires d’Alsace, Marthe Hanau grandit entre un père jadis grand séducteur mais que ses passades répétées ont fini par affliger d’une « maladie honteuse » et qui voue une haine tenace à la bourgeoisie, et une mère tyrannique, austère et âpre au gain que sa fille exècre. Est-ce pour cela que la future banquière multiplie les provocations ? Dès sa jeunesse, Marthe rejette en bloc les codes de la bourgeoisie, s’exhibant aux terrasses des cafés, fumant en public et refusant de porter corsets et autres voilettes. Surtout, elle affiche sans complexe ses aventures avec des jeunes femmes, allant jusqu’à séduire une vendeuse de la boutique tenue par sa mère. Marthe finit par accepter un mariage arrangé avec l'héritier d'un industriel lillois à condition qu'on ne lui impose pas d'avoir une descendance. Elle se marie en 1906 à un homme d'affaires, Lazare Bloch, originaire de Lille. Mariée, elle a une liaison durable avec la fille d'un bijoutier, liaison qui, malgré une interruption provoquée par la Première Guerre mondiale, perdurera jusqu'à la fin de la vie de Marthe.
Premières embuches.
Lazare Bloch, héritier d’une fabrique de jute à Lille, est surtout un joueur invétéré qui dilapide la dot de son épouse et ce qui lui reste d’héritage dans les salles de jeux. Toujours en quête d’argent, Lazare Bloch sera condamné en correctionnelle en 1917 pour avoir vendu à l’armée une infâme mixture censée réchauffer le poilu et baptisé « le bâton du soldat ». L'Armée française porte plainte. Ils sont tous deux condamnés par un tribunal correctionnel, Marthe bénéficiant d'un sursis. Pour ménager sa réputation dans le milieu de la finance, elle divorce de son mari, trop compromis, le 4 mai 1920.
La gazette du franc.
Avec sa coupe garçonne, ses tailleurs stricts, ses fume-cigarettes en ivoire et son inépuisable appétit de vivre, Marthe a vite compris ce que l’époque pouvait lui offrir : une liberté presque absolue et de formidables opportunités pour voler de ses propres ailes et s’enrichir. L’argent, la Bourse. Ce monde-là, qui peut tout et ouvre toutes les portes, plus que d’autres l’attire et la fascine. Créer sa propre maison de valeurs : tel est le projet que Marthe mûrit peu à peu. Le contexte est favorable. Laminés par l’inflation, les Français boursicotent à tout-va, cherchant à gagner au Palais Brongniart ce que le quotidien leur assure de plus en plus difficilement. Partout à Paris, des officines et de petites banques de crédit ont fait leur apparition. La seule rue de Provence en abrite 450 ! Dans ce monde de la finance totalement fermé aux femmes, en 1925, elle ira assister aux séances de la corbeille costumée en homme et avec une barbe postiche afin de ne pas être reconnue ! elle fait son entrée, dès 1924, par la petite porte, c’est-à-dire, en l’espèce, par ce que l’on appelle, « l’animation de valeurs », soit la diffusion de rumeurs, d’informations, d’entrefilets de journaux et de publicité rédactionnelle visant à créer un climat de confiance autour d’un titre. Grâce aux relations de Josèphe[1] et à l’entregent de Lazare Bloch, elle s’y fait d’abord nom, puis un beau portefeuille de clients. Parmi eux se trouvent Léonard Rosenthal, un homme d’affaires considérable, surnommé « le roi de la perle. » L’homme s’est entiché de Marthe et lui a confié l’animation de ses titres. Avec succès. Poussant ses pions, Marthe lui propose alors de participer à la fondation d’un hebdomadaire : « La gazette ». L'équipe éditoriale est rejointe par Georges Anquetil, auteur à succès de Satan mène le bal, directeur d'une revue à scandale, La Rumeur, laquelle collectionne les procès pour diffamation. La Gazette se vend bien, et Marthe Hanau y pratique une forme de populisme financier, qui va lui jouer des tours. Elle reprend contact avec Lazare Bloch qui fonde une série de sociétés-écrans. Il aura plusieurs fonctions : soutenir le franc, alors victime d’attaques régulières sur les marchés, mais aussi, lancer en Bourse les titres des sociétés, et prodiguer des conseils aux petits épargnants. Les trois causes, à dire vrai, sont étroitement liées. Soutenir le Franc, c’est participer au maintien de la confiance, sans laquelle il ne saurait y avoir de bons investissements, et au final attirer les petits épargnants. Raisonnement de bon sens mais qui n’est pas dépourvu d’arrière-pensées.
De la gazette à la banque.
D’existence fragile durant ses deux premières années, l’entreprise Hanau va rapidement monter en puissance : en octobre 1926, elle compte une centaine d’employés, dix agences possédant plusieurs succursales en province, et gère 1 500 comptes de clients. Avec les profits engrangés, la société achète un immeuble rue de Provence à Paris estimé à 9 millions de francs. Elle s’y installe avec La Gazette du franc, en juillet 1928. Marthe Hanau décide alors de diversifier ses activités : de nouvelles entreprises sont créées telles la Société d’exploitation foncière, spécialisée dans la promotion immobilière, qui fait l’acquisition d’un golf à Chantilly et de terrains sur la Côte d’Azur, et Interpresse, agence d’information économique et financière qui publie un bulletin quotidien et afferme la publicité financière de plusieurs journaux. Les premiers syndicats d’actionnaires formés sont dissous et remplacés par cinq sociétés émettrices de bons à participation. Dès septembre 1928, une holding, la Compagnie générale financière et foncière, supervise cet ensemble de sociétés consacrées aux opérations boursières et foncières. La publicité financière, l’action des démarcheurs du groupe et les « conférences de propagande » organisées par La Gazette du franc attirent les souscripteurs en nombre de plus en plus important : pour la seule année 1928, le montant des souscriptions est d’environ 130 millions de francs. À ce moment, l’entreprise Hanau, dont le capital s’élève à 20 millions de francs, compte désormais 500 employés, gère 7 000 comptes clients et traite 300 000 francs de titres par jour.
Parvenue de la banque, Marthe Hanau, surnommée « la présidente » ou « la patronne », a donc progressivement acquis une véritable stature de femme d’affaires.
Une chute sans fin.
Le système commence à s'écrouler à la fin de l'année 1928. L'origine du scandale provient d'abord de Georges Anquetil, entre-temps congédié par Hanau, et qui pour se venger commence à publier dans « La Rumeur » des informations compromettantes concernant La Gazette et ses montages financiers. Ces révélations vont être relayées et vont éclabousser les milieux politiques et médiatiques, en particulier cartellistes ; le journal « Le Quotidien », principal organe du cartel des gauches, qui a affermé sa page financière à Marthe Hanau, ne s'en relève pas. L'affaire prend de l'importance quand, à la suite des affirmations d'Anquetil, une série d'investigations est menée par une société rivale, l'Agence Havas, qui tente de prouver que certains titres conseillés par La Gazette du franc et L'Agence Interpresse s'appuient sur des activités fictives.
Dans un premier temps, Marthe Hanau peut faire taire les rumeurs en soudoyant certains hommes politiques. Cependant les preuves s'accumulent et la brigade financière, alertée notamment par Horace Finaly, directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas, finit par enquêter. Marthe Hanau est arrêtée pour escroquerie et abus de confiance le 4 décembre 1928. Cette première arrestation est rocambolesque. Conduite à Saint-Lazare, Marthe Hanau entame une grève de la faim, parvient à fausser compagnie à ses geôliers lors de son transfert à l’hôpital avant de se constituer prisonnière. La presse d’extrême-droite se déchaine littéralement. Juive, « garçonne », elle affiche sans complexe ses aventures féminines et banquière, elle a tous les vices ! En route vers le bureau du juge d’instruction, elle est accueillie aux cris de « mort aux Juifs, les métèques au poteaux » ! Libérée contre une caution de 800 000 francs, elle n’en verse que 200 000, promet de rembourser intégralement tous ses clients et tente de se relancer. Mais le krach boursier de 1929 lui est fatal. Ne pouvant tenir sa promesse, elle est à nouveau arrêtée et est condamnée à deux ans de prison ferme le 29 mars 1931. Saisie en appel, la Cour d’Appel de Paris alourdit, en juillet 1934, la peine prévue et la condamne à trois ans de prison. Le rideau, cette fois, est tombé…Le 8 mars 1929, la Chambre des députés vote une commission d'enquête avec laquelle Hanau refuse de collaborer. Le 23 mai, première intervention de la Ligue des droits de l'homme, Victor Basch écrit à Louis Barthou, garde des sceaux, pour prendre la défense de Marthe. Le 8 juin, elle publie « La Vérité » sur l'affaire de la Gazette du franc. Marthe Hanau est condamnée le 28 mars 1931 à deux ans de prison et 3 000 francs d’amende pour escroquerie et abus de confiance par la 11e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, à l’issue de cinquante-sept audiences et d’un procès émaillé d’incidents. Dans un jugement de 166 pages ayant nécessité trois heures de lecture, le président du tribunal Gautier fait tout d’abord ressortir les nombreuses insuffisances dans la gestion des affaires de la banquière. Aucune comptabilité n’a été tenue pendant les deux premières années d’existence de son groupe. Elle est par la suite écrite au crayon sur des feuilles volantes de toutes dimensions. Le magistrat s’attache ensuite à démontrer le caractère frauduleux du système Hanau. Il rappelle à cet égard que l’une des missions de la justice consiste à protéger l’épargne populaire des spéculateurs et à préserver la moralité du crédit.
Le rideau est tiré.
Le 17 mars 1934, elle lance son dernier périodique hebdomadaire, Écoutez-moi..., qui disparaît en février 1935, après cinquante numéros, avec des couvertures signées Jean Effel, Louis Touchagues et Moise Kisling. Dans ce périodique, elle attaque ses juges et met en garde contre Hitler.
Le 23 mai 1934, elle est condamnée, dans le cadre de l'affaire du journal Forces, à trois mois de prison et deux cents francs d'amende par la 10e chambre pour délit de recel de documents volés et insulte à magistrats. Le 21 juin, un groupe de créanciers obtient le séquestre de son journal.
Ayant fait appel, Marthe Hanau passe le 13 juillet devant la cour d'appel, qui aggrave sa peine, en la condamnant cette fois à trois ans de prison ferme et 3 000 francs d'amende.
Début février 1935, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Marthe Hanau. Le 23, elle est emprisonnée à Fresnes.
Elle se suicide le 14 juillet 1935, à l'infirmerie de la prison de Fresnes, à l'aide d'un tube de barbituriques (Véronal). Elle aurait laissé ce mot pour ses proches : « J'ai la nausée de cet argent qui m'écrasa. ».
Pourquoi tant de haine ?
Marthe n’est pas une sainte. Le système élaboré par cette femme d’affaires repose sur un journal faussement présenté comme une œuvre de crédit public. La publication de tableaux de bénéfices mensongers comme la distribution de bénéfices fictifs ont contribué aux nombreuses souscriptions vers des sociétés non moins fictives. Les titres remis par les clients en règlement de leur participation syndicataire sont parfois indûment aliénés. Lorsqu’ils exigent de retirer leurs placements, certains clients mécontents ne peuvent être remboursés que grâce aux fonds ou titres versés par les nouveaux venus. L’escroquerie vis-à-vis des souscripteurs est estimée au bout du compte à une centaine de millions de francs, et le passif ramené – après expertise des biens – à un montant inférieur à 50 millions. Au final, il n’est pas inutile de ramener cette affaire à sa juste proportion : il s’agit somme toute d’une banale escroquerie comme la France en a connue beaucoup d’autres durant cette période, portant sur des sommes quatre à cinq fois inférieures à celles engagées dans les affaires Oustric et Stavisky. En revanche, le fait que l’escroc soit une femme n’est pas étranger à la médiatisation de ce scandale. Les rapports hommes-femmes, leurs places respectives dans la société française de l’entre-deux-guerres, et la perception masculine du rôle des femmes conditionnent la conduite de ses différents protagonistes. Une grille de lecture sexuée se justifie donc totalement pour appréhender les enjeux de l’événement. Pour autant, ce serait commettre un contre-sens que de présenter la trajectoire de Marthe Hanau comme une forme de résistance à l’oppression masculine. « La présidente » n’est pas une militante féministe. À aucun moment, elle ne fait de son procès une tribune de revendications féministes.
Pour en savoir plus :
Maurice Privat, Le Scandale de la Gazette du franc, éditions Pierre Souval, 1929.
Maurice Privat, Marthe Hanau : haute finance, basse justice, Les documents secrets, 1930.
Laurent Gautier, Marthe Hanau et le secret des dieux. Essai sur le rôle de la finance internationale dans la crise économique, 1933.
Dominique Desanti, La Banquière des années folles : Marthe Hanau., Fayard, Paris, 1968.
Dominique Desanti, La femme au temps des années folles, p. 106-115, Coll. Laurence Pernoud, Stock, Paris, 1984 (ISBN 2-234-01694-0).
Filmographie :
La Banquière, un film de Francis Girod sorti en 1980 avec Romy Schneider, s'inspire de la vie de Marthe Hanau ; l'actrice y apparaît sous le nom d'Emma Eckhert.
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Albert Londres : sur la piste des malheurs du monde.
Albert Londres définissait ainsi son métier :
« Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de rose. Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie »
Tout au long de sa vie, il essaya d’appliquer ce précepte. La Russie de la révolution, l'enfer du bagne, les colonies, la Palestine déchirée, la Chine cruelle... Albert Londres a tout vu, tout raconté et dénoncé les ignominies du monde. Il a plus de cent ans et il reste le roi des grands reporters !
Sacré à Reims.
Albert Londres est né à Vichy le 1er novembre 1884. Il est le fils de Jean-Marie Londres, chaudronnier, d'origine gasconne, et de Florimonde Baratier, d'une famille bourbonnaise. Son grand-père paternel était colporteur, parti de Labarthe-Rivière (Haute-Garonne), bourgade de Comminges. Le patronyme Londres aurait d'abord été Loundrès, terme gascon désignant des zones humides ou marécages, puis Londrès et enfin Londres. Il fait ses études au lycée de Moulins puis, en 1902, part à Lyon pour travailler comme comptable à la Compagnie Asturienne des Mines. Passionné de poésie et de théâtre, il envisage sérieusement de devenir écrivain et décide en 1903 de monter à Paris où il retrouve ses amis lyonnais Charles Dullin et Henri Béraud. En 1904, il publie son premier recueil de poèmes : « Suivant les heures ». La même année, sa compagne, Marcelle Laforest (qui décède en 1905), donne naissance à sa fille, Florise. Il fait ses premiers pas dans le journalisme en devenant correspondant d'un quotidien lyonnais dont la rédaction parisienne est dirigée par Élie Joseph Bois : Le Salut Public. En 1905, il publie un second recueil de poèmes ; L'âme qui vibre. En 1906, il est embauché comme « chambrier », c'est-à-dire reporter parlementaire, au journal Le Matin. Ses articles ne sont pas signés, comme le veut la tradition du journal à l'époque. Mais le journalisme n'est encore pour lui qu'un gagne-pain, la poésie restant son activité préférée. Deux nouveaux recueils de poésie paraissent entre 1908 et 1910 : Lointaine et La Marche à l'étoile, ainsi qu'une pièce de théâtre en vers, Gambetta. La Première Guerre mondiale permet à Albert Londres de s'affirmer comme journaliste. En août 1914, il est réformé pour raisons de santé. Le Matin l'affecte alors au ministère de la Guerre.
La signature est encore inconnue, mais bientôt ne le sera plus : Albert Londres, 30 ans, chroniqueur parlementaire, mué, compte tenu des circonstances, en envoyé spécial sur le front, a réussi, au mépris de toute autorisation de l'état-major, à gagner Reims, tout proche de la ligne de front qui, après la bataille de la Marne, est en passe de se fixer. En train, puis à bicyclette, accompagné seulement d'un photographe, il a gagné le cœur de la ville et il a été le témoin des obus tombant sur la cathédrale. Son article paraît en première page du Matin, l'un des « quatre grands » de la presse populaire, le 21 septembre 1914 : « C'était la moins abîmée de France. Rien que pour elle on se serait fait catholique. Ses tours montaient si bien qu'elles ne s'arrêtaient pas où finissait la pierre. On les suivait au-delà d'elles-mêmes, jusqu'au moment où elles entraient dans le ciel [...] . C'était la majesté religieuse descendue sur la Terre » . En 1915, Le Matin refusant de l'envoyer couvrir la campagne militaire du front d'Orient, il passe au Petit Journal dont le directeur, Stephen Pichon, accueille favorablement ses projets de grands reportages. Il entame alors une série d'articles qui le conduiront entre 1915 et 1917 d'abord dans les Dardanelles (Turquie), puis en Serbie, en Albanie, en Roumanie, en Bulgarie et en Grèce. En juin 1917, il revient pour suivre les combats de la fin de la guerre sur les fronts français et italien. Albert Londres butte souvent sur les impératifs de la censure et de la propagande officielle et sera parfois catalogué comme journaliste "indésirable" par les autorités militaires. Passant outre, on peut lire ses démêlés avec la censure en temps de guerre dans Contre le bourrage de crâne, 1917-1918 (Editions Arléa).
Au cœur « d’une usine à malheurs »
En quelques années, sa notoriété est considérable, à cause des lieux où il se rend et des événements qu'il couvre, de son style engagé (il entend « porter la plume dans la plaie »), mais non partisan, de son sens de la formule, des portraits et des interviews dont il émaille ses articles. Avant l'apparition et le succès fulgurant de la radio, dans les années 1920, c'est ce même esprit du reportage pris sur le vif qui passionne le lecteur. En 1919, au moment des négociations de paix, il part pour l'Italie, en 1920 pour la Russie bolchévique dont il décrit tôt les dérives, en 1922 pour le Japon et la Chine. Albert Londres veut aller « au bagne » et en convainc le rédacteur en chef du Petit Parisien, Élie-Joseph Bois. A la différence des sujets qui ont fait sa réputation, les bagnes de Guyane, sans être rebattus, sont un thème connu, notamment depuis l'affaire Dreyfus et la déportation du capitaine dans l'un d'entre eux, celui des îles du Salut (l'île Royale, puis l'île du Diable), entre mars 1895 et juin 1899. Le Petit Parisien publie le 8 août 1923 le premier volet du reportage d’Albert Londres intitulé « En voguant vers la Guyane », « une enquête passionnante, accomplie patiemment et consciencieusement dans le monde des "bagnards" ». Le journaliste s’engage à dire « avec une égale liberté, ce qu’il a vu, entendu et pensé ».
Chaque jour ou presque pendant un mois, Londres raconte ainsi ses rencontres, ses séjours dans l’île Royale, une des îles du Salut jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni, « la capitale du crime » d'après Le Petit Parisien. Il fait découvrir au grand public les pratiques du système judiciaire, par exemple la loi du doublage : chaque détenu au terme de sa peine, a l’obligation de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de celle-ci. Les reportages de Londres, ce sont des formules : « Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. » Une galerie de portraits : des tatoués, Hespel le Chacal, ancien bourreau du bagne et finalement exécuté lui-même, Duez l'escroc qu'a rejoint sa femme à la fin de sa peine ou Ullmo l'officier repenti qui a vendu des secrets militaires par amour... Et puis l'anarchiste Eugène Dieudonné, membre de la bande à Bonnot, au bagne depuis 1913, et qui s'en évadera en 1926. Albert Londres clamera son innocence, fera une seconde série d'articles en 1928, obtiendra sa grâce, écrira un autre livre, « L'homme qui s'évada (1928, rebaptisé Adieu Cayenne en 1932) », puis une pièce où Dieudonné jouera son propre rôle.
De Cayenne aux îles du Salut et à Saint-Laurent-du-Maroni, dans les quelques 30 pénitenciers de Guyane, Londres dénonce la promiscuité, l'inhumanité, l'organisation du désespoir et l'obsession de l'évasion (la « Belle » sur laquelle il compose une chanson), l'absurdité aussi et notamment celle du « doublage » : « Que font-ils, d'abord ils font pitié... » De même il dénonce la condition des relégués, condamnés plusieurs fois pour de petits délits en France et envoyés en Guyane où ils cohabitent difficilement avec les bagnards dont ils sont souvent les souffre-douleurs... À sa parution, en 1923, le reportage dans Le Petit Parisien rencontre un succès important, en raison, notamment, de la qualité des clichés du photographe qui suivait Londres et de la publication sous forme de feuilleton que le lecteur suit d’épisode en épisode. Cette première forme de journalisme d'investigation vient infléchir les politiques. Le Petit Parisien du 30 octobre 1923 rapporte ainsi la nomination d’un nouveau gouverneur qui « part pour la Guyane où il va effectuer les réformes nécessaires ».
Le Temps du 17 septembre 1924 annonce que « le bagne est supprimé : il ne reste plus que des forçats » mais il n’en est rien, seul le cachot est aboli et les conditions de vie et de travail y deviennent un peu moins dures. Il faudra attendre 1938 pour que, sous le gouvernement Daladier, Gaston Monnerville, député de Guyane, puis sous-secrétaire d'État aux Colonies, réussisse, enfin, à faire admettre la suppression des bagnes.
Après le succès des reportages sur le bagne, Albert Londres devient le reporter des « damnés de la terre ». Ainsi il va s’intéresser (entre autres), aux conditions de vie des bataillions d’Afrique (Biribi), à la traites des blanches, à la vie aux colonies.
Dante n’avait rien vu
Soutenu par son journal « Le Petit Parisien », Albert Londres se lance au début de l’année 1924, à l’assaut des camps du Maghreb. Au Maroc, il fait escale dans le Rif, le Gharb, la Chaouïa et le Moyen Atlas. Grâce à sa plume brillante et incisive, le reporter révèle au grand jour des pratiques indignes du pays des droits de l’homme. Après publication de son travail dans le quotidien parisien, Londres rassemble l’ensemble de ses reportages dans un ouvrage qu’il nomme « Dante n’avait rien vu».
Sa première visite est consacrée au bagne de Dar Bel Hemrit, ancêtre du pénitencier de Kénitra. Il y apprend d’abord que les voies de chemin de fer qui le longeaient auparavant sont déviées. Une mesure qui confirme la volonté des autorités de cacher le sinistre bagne de la vue des curieux. Chez les « joyeux » (nom donné aux militaires du «bat d’AF»), le camp de Dar Bel Hemrit est de sinistre réputation.
Pour atteindre la section la moins inhumaine, les bagnards appelés également les pègres, n’hésitent pas à se mutiler les doigts de la main pour éviter les corvées sous des chaleurs écrasantes. Dans ses descriptions, Albert Londres fait état de pratiques machiavéliques : « Ils jetaient de l’eau à la figure d’un détenu immobilisé par les fers. Ils saupoudraient ensuite avec du sucre en poudre. C’était pour les mouches qui avaient bien mérité leur petit dessert ». Si le journaliste ne se permet aucune autocensure, c’est parce que son objectif est de montrer au peuple français la face obscure de sa glorieuse armée coloniale. Durant son périple, il explore également les camps de Tafré Nidj (entre Meknès et Kénifra), de Sidi Moussah (à 12 km seulement de celui de Dar bel Hemrit), de Foum tegghet, ou encore Sidi Bouhalal. A chaque fois, les mêmes difficultés d’accès aux prisonniers, et surtout les mêmes pratiques dignes du Moyen Age sont racontées par Albert Londres dans des nouvelles. Dans l’une d’elles, il y décrit le sort réservées aux pègres sanctionnés : « Les 8 Sénégalais accourent. On apporte les fers. Voilà l’homme immobilisé. Attend ! lui disent les six sergents. Avec de la braise, il est brûlé au nez et aux talons. Quant à la fourchette qu’ils lui introduisirent dans la bouche, les avis sont partagés. Les uns disent que c’était pour l’étrangler, d’autres, pour lui arracher les dents... Belles soirées au soleil couchant !». Albert Londres profite de la vitrine que lui offre Le Petit Parisien pour adresser une lettre ouverte au ministère de la Guerre, alors responsable des « biribi ». Une commission d’enquête parlementaire sera nommée l’année suivante qui aboutira à la suppression du bagne militaire en 1925. Les derniers bataillons disciplinaires dans le monde ne disparaitront complètement qu’au début des années 1970...
Le Chemin de Buenos Aires.
En 1927, la révélation de la migration forcée de jeunes Européennes vers l'Argentine est un appel à la responsabilité de la société française.
La Franchucha (Française), 5 pesos, la Polak, 2 pesos, la créole, 1 peso ! En 1927, c'est le tarif à Buenos Aires quand Albert Londres effectue son enquête sur le « recrutement », l'acheminement et l'exploitation de femmes, devenues prostituées, entre la France et l'Argentine. Réalisé pour Le Petit Parisien, premier journal français et alors l'un des tout premiers du monde (près de 2 millions d'exemplaires), le reportage n'est pas seulement une série d'articles, mais est conçu comme un livre, à l'instar de ce qu'avait déjà réalisé Albert Londres au sujet du bagne de Guyane, en 1923. Un livre choc, « Le Chemin de Buenos Aires, sous-titré La Traite des Blanches, dont le succès est immédiat et qui dénonce un système largement admis, sinon toléré par une partie de l'opinion.
D'un café parisien, où il rencontre des souteneurs « en remonte », c'est-à-dire rentrés en France pour chercher des femmes - souvent des « faux-poids », c'est-à-dire non majeures - que l'on « exportera » en Argentine, en passant par Le Havre, Bilbao et Montevideo, Albert Londres piste les filières et réseaux , assez artisanaux au demeurant (un maquereau exploitant une, deux ou trois femmes, guère plus), qui aboutissent à ces trottoirs de Buenos Aires ou plutôt aux casas francesas, ces « maisons françaises » où, sur chaque côté de cuadra (pâté de maison), comme la loi l'autorise, la prostituée attend le client. Les initiés appellent ces péripatéticiennes « la garde de la légation de France ».
Au-delà, Londres s'intéresse aux Polaks, juives de Pologne, amenées et exploitées par des souteneurs juifs, et les créoles autochtones. Il évoque les effroyables maisons d'abattage du quartier de La Boca où naquit le tango. Il relate le rythme de travail effarant de ces prostituées, des dizaines de passes par jour. Il s'intéresse aux raisons qui ont amené ces femmes à la prostitution, mélange de précarité, d'aliénation, de peur. Il va même jusqu'à s'enquérir de ce que les diplomates français font pour tenter, sur la demande des familles, de les renvoyer en France...
Mais, il s'intéresse particulièrement aux maquereaux eux-mêmes, avec leur parcours, leur « folklore », leur morale, leur discours sur les femmes, leur récit sur leur manière de séduire et de dominer, de mettre en esclavage : sont ainsi dépeints le personnage de Victor le Victorieux ou de Vacabana dit « le Maure », voire le créole argentin (criollo), qui n'exploite qu'une femme pour ne pas se fatiguer ! Et l'on retrouve dans ces descriptions, dont on a critiqué l'empathie avec les voyous, l'image traditionnelle, venue de la littérature du XIXe siècle (Nana ou La Maison Tellier), familière dans le cinéma de l'entre-deux-guerres (Pépé le Moko), du milieu. Mais avec quelle violence et quelle indignation ! En analysant les structures sociales qui fondent la traite, la logique économique qui la sous-tend, et en mettant l'accent sur le malheureux destin de ces femmes dont il proclame bien haut l'innocence, Albert Londres interpelle la société : « la responsabilité est sur nous » !
En 1932, Albert Londres câble depuis Shangaï au quotidien Le Journal plusieurs articles sur le conflit sino-japonais et les réseaux des Triades chinoises (La Guerre à Shangaï, 1932). Ce sera son dernier reportage. Dans la nuit du 15 au 16 mai 1932, il disparaît en mer au large de la Somalie lors de l'incendie et du naufrage du paquebot Georges Philippar qui le ramène en France. Il avait 47 ans.
Qui est vraiment Albert Londres ?
On saisit au travers de sa biographie quelques traits de la personnalité d'Albert Londres : un homme curieux et rétif qui observe le monde et transmet ses impressions comme par devoir. Tous ses reportages interrogent les marges du monde, les zones d'ombre, les périphéries pourtant si centrales. Il dialogue avec les petits, les médiocres, les infâmes. Il investit le quotidien, peint des portraits et des tableaux. Albert Londres lutte au travers de ses écrits contre les injustices, les absurdités et les incohérences du pouvoir. Il lutte contre le silence en questionnant et en informant. Il est aussi homme de son temps, il ne critique le colonialisme, il ne milite pas pour l’indépendance de l’Afrique, il demande qu’on traite avec dignité les colonisés. Il ne réclame pas la fermeture du bagne, il revendique de meilleures conditions de détention. Il échappe ainsi à toute tentative de récupération et demeure un inclassable, juste un peintre de la misère du monde.
Toute la bibliographie d’Albert Londres.
https://www.babelio.com/auteur/Albert-Londres/4111
Pour en savoir plus :
Pierre Assouline : Albert Londres : Vie et mort d'un grand reporter, 1884-1932, GALLIMARD (22/03/1990)
René Caillié au coeur de Tombouctou
Le 8 septembre 1828, le Consul français de Tanger Delaporte recevait dans sa maison un curieux mendiant. Sale, vêtu de haillons, maigre et apeuré, il disait s'appeler René-Auguste Caillié et avoir traversé le continent africain en passant par Tombouctou, surnommée à cette époque « La Mystérieuse ». Il apportait comme preuves de ses affirmations ses notes prises en cachette de ses compagnons de route et le récit des difficultés qu'il avait affrontées. Delaporte le crut et il fut à la fois l'homme privilégié et le bon samaritain qui sauva à plusieurs titres l'explorateur de la mort, l'accueillit avec bonté et mit en œuvre son pouvoir pour le rapatrier. Mais comment René Caillié en est-il arrivé là ?
Une enfance malheureuse.
René Caillié voit le jour le 29 brumaire an VIII — 19 novembre 1799 — à Mauzé-sur-Mignon ou Mauzé-en-Aunis, bourgade située entre Niort et La Rochelle. Il nait en quelque sorte sans père. Ce dernier, ouvrier-boulanger, purge alors une peine de 12 ans de bagne, pour un vol commis quatre mois avant la naissance du petit René. En 1811, après le décès de ses parents, René est recueilli par sa grand-mère maternelle. A l'école de Mauzé, élève studieux, il se passionne pour la géographie. Mis en apprentissage chez le cordonnier du bourg, il se désintéresse du travail du cuir. Son comportement est jugé étrange. Ne se mêlant pas aux divertissements des «drôles» et des «drôlesses»— des garçons et des filles— de son âge, il recherche la solitude pour lire et relire Robinson Crusoé et tous récits d'explorateurs qu'il peut se faire prêter.
Une arrivée tourmentée en Afrique
A seize ans, sans un sou en poche, il se fait embarquer comme domestique d’un officier à bord de la flûte « La Loire » à destination de Saint-Louis-du-Sénégal, qui ne connaîtra pas le tragique destin de son accompagnante, la frégate «La Méduse ». (La Méduse). En fait, c'est son appartenance à la famille d'un bagnard qui lui vaut, comme à d'autres indésirables en métropole tels que d'anciens jacobins, des Noirs, ce voyage dans l'escadre de La Méduse. L’escadre quitte son mouillage près de l’Île d’Aix au nord de l’embouchure de la Charente le 17 juin 1816. Arrivé à Saint-Louis, Caillié tente de se joindre à l'expédition du major Gray, à la recherche de Mungo Park[1]. Il lui faut pour ce faire parcourir 300 km à pied ; il a présumé de ses forces et, en arrivant à Gorée, un officier français lui procure un passage sur un bateau pour la Guadeloupe où il ne restera que peu de temps. Il revient à Mauzé et en repart rapidement : à la fin de 1818, il est de nouveau à Saint-Louis, toujours démuni de moyens financiers. Cependant, il peut se joindre à l'expédition de Partarrieu dont le but est de délivrer le major Gray, retenu prisonnier par le roi du Bondou. Cette expédition fut un échec ; l'intransigeance des populations du Fouta- Toro, l'impossibilité́ dans laquelle elles mirent les membres de l'expédition d'accéder aux puits, la réduisirent à une misérable bande assoiffée et décimée qui parvint non sans peine au fort de Bakel. Caillié, terrassé par la fièvre, fut hospitalisé plusieurs mois à Saint-Louis avant de pouvoir revenir en France.
Tombouctou : une obsession.
Tombouctou est un objet de fascination quasi éternelle pour les Européens. Cette réputation a été nourrie par les récits de grands voyageurs, comme le marocain Ibn Battuta qui y séjourna en 1352. Il décrit ici la cour impériale :
« La salle (d'audiences) a trois fenêtres en bois recouvertes de plaques d'argent et, au-dessous, trois autres recouvertes de plaques d'or... Les écuyers arrivent avec des armes magnifiques : carquois d'or et d'argent, sabres ornés d'or ainsi que leur fourreau, lances d'or et d'argent, massues de cristal […]. Certains jours, le sultan tenait audience dans la cours du palais sous un arbre. Il était assis sur une estrade recouverte de tapis de soie, et surmontée d'une ombrelle de soie, couronnée d'un oiseau en or. Le sultan porte une coiffe en or. Il est vêtu d'une tunique de velours rouge confectionnée dans de précieux tissus venus d'Europe. Il est précédé de musiciens dont les guitares sont en or et en argent. Derrière lui, 300 esclaves soldats ». (Ibn Battuta, Voyages, 1352-1353).
Après avoir été dominée par les Touaregs (XIVe siècle), la cité marchande se place sous la protection de l'empire songhaï et multiplie les échanges avec les grands centres commerciaux au point de regorger au XVe siècle d'articles de luxe venus de Venise ou d'Orient. Mais, c'est surtout en profitant du développement qui a lieu au Soudan au XVe siècle, concomitant à notre « Renaissance », qu'elle devient «la Perle noire du désert ». C'est du Maroc que viendra le signal de la décadence : le sultan Al Mansour, s’inquiétant des visées de Charles Quint et des Turcs d'Algérie sur son royaume, dirige ses regards vers le sud. À la fin du XVIe siècle, après la bataille de Tondibi, Tombouctou est mise à sac par les mercenaires espagnols et ses savants sont déportés au Maroc. La ville entre dans un long sommeil
Tombouctou renaît au XIXe siècle dans l’imaginaire des explorateurs à mi-chemin entre romantisme et nouvelles ambitions. Elle devient une destination héroïque, un terrain de jeu pour les orgueils nationaux, en quelque sorte l’horizon de l’action et de la force humaines sur la nature. Dès lors que Tombouctou est surtout associée au désert, y parvenir, pour les Européens, signifie en premier lieu vaincre le Sahara.
La rude traversée.
En 1824, pour la troisième fois, il est à Saint-Louis. Fort des expériences malheureuses des expéditions de pénétration au cœur de l'Afrique, il met au point une stratégie originale pour gagner Tombouctou : il voyagera seul avec les caravanes indigènes qui sillonnent l'Afrique et sera musulman parmi les musulmans. Il se crée un nouveau personnage : Abd-Allahi, enlevé dès son enfance par des soldats, élevé par les Français, il veut retourner en Egypte, y retrouver sa famille et vivre la foi du Prophète. Il se revêt d'un coussable[2], chausse des sandales et, le Coran et un chapelet à la main, s'astreint à un stage de huit mois chez les Maures Braknas, réputés pour leur piété fanatique.
Pendant trois ans environ, Caillié connut une période de flottement ; on essaye de le décourager : « Un de mes amis m'engagea vivement à renoncer aux voyages, à quitter mon costume et à me mettre dans le commerce : mais cet ami connaissait mal mon caractère persévérant et doutait de mon courage. Les sarcasmes des Européens me rendirent plus cher le costume africain ; je fus fier de le porter ; je bravai les railleries, je méprisai la calomnie ; et, faisant peu de cas des avantages que pouvait m'offrir le commerce, je persistai dans mes projets. »
Rejeté par les communautés françaises et anglaises, après avoir réuni ses économies (2000 F à peine) et acheté́ des objets de pacotille qui lui permettront d'obtenir l'hospitalité́ des indigènes, il se joint, le 19 avril 1827, à une caravane qui part de Kakondy, aujourd'hui Boké, sur le Rio Nunez. Outre sa pacotille, il emporte avec lui un parapluie et une petite pharmacie, deux boussoles, un bâton de 1 mètre et... ses pas qu'il a étalonnés. Ce seront tous ses instruments de mesure. Tout au long du trajet, il va se joindre à des caravanes qui vont toute dans la même direction : Tombouctou. Son trajet va d’abord d’ouest en est, à travers le Fouta-Djallon jusqu’à Timé. Puis, bifurquant au nord en direction de Jenné, il s’embarque sur le Niger, jusqu’à Cabra le port de Tombouctou.
Le voyage de René Caillié.
Du mythe à la réalité.
Quand il arrive à Tombouctou au soir du 28 avril 1828. Caillié pourrait être un homme heureux, émerveillé, comblé. Mais, le rêve s’évanouit bien vite. Tombouctou n'est pas la grande ville paradisiaque décrite par Jean-Léon l'Africain et enjolivée par les récits de Paul Imbert. C'est une grosse agglomération de 15 000 habitants environ, faite de maisons mal construites, lieu de transit et de marché à la jonction d'une voie fluviale, le Niger, et des pistes du Grand Désert. La chaleur y est écrasante nuit et jour, le vent aggrave la sècheresse, la végétation est pauvre. Enfin, les pillages des Touaregs donnent un sentiment d'insécurité. Aussi, malgré les propositions de son hôte de s'installer à Tombouctou, ses ressources s'épuisant, Caillié souhaite revenir en France. Il se fait accepter par des caravaniers qui vont affronter la pénible traversée du Sahara durant 78 jours, jusqu'à El Harib. Puis, passant par Fez, Meknès et Rabat, il arrivera à Tanger ayant épuisé́ son capital de matériel, de santé et d'énergie. Il aura parcouru environ 4 500 k m en 538 jours.
Il est ensuite accueilli à Paris par Edme Jomard, membre fondateur de la Société́ de géographie, qui ne cessera, jusqu'à son dernier jour, de lui manifester une bienveillante affection. C'est avec l'aide de Jomard qu'il va rédiger le « Journal d'un voyage à Tombouctou et à Jenné en Afrique centrale », d'après ses notes et ses souvenirs. Cet ouvrage sera publié en 1830.
Que reste-t-il du voyage de Caillié ?
Dans son volumineux ouvrage, les détails de toute sorte foisonnent un peu pêle-mêle. Il n'en a pas moins intéressé les géographes pendant de nombreuses décennies. Les erreurs topographiques sont peu importantes, ce qui est surprenant vu l'extrême modicité de l'instrumentation de Caillé́. On y trouve une description abondante, parfois lyrique, de tout ce qu'il a vu quant aux sites, à la végétation et aux mœurs des peuplades qu'il a rencontrées. Jules Vernes le qualifie du « plus intrépide voyageur des temps modernes ». A la fin du XIXème, il est admiré comme ouvreur de l’empire colonial français africain. En 1885, ses biographes Emile Goepp et Etienne Cordier l’embarquent dans l’aventure coloniale « René Caillié a été le précurseur des grandes choses qui, plus de cinquante ans après lui, s'accomplissent sous nos yeux. Il n'a pas créé de mer, ni percé d'isthme ; mais il a tracé une route, et cette route que durant de longs mois il a cheminé douloureusement aux prix de fatigues inouïes, voilà que déjà nous pouvons prévoir le jour, où sillonnée par des machines à vapeur, elle nous livrera toutes les richesses de l'Afrique centrale.
Caillié semble ainsi embarquer, malgré lui, dans un mouvement qui a réduit l’Afrique, ses habitants et ses empires, au rang de vassal des puissances européennes, lui qui ne rêvait que d’aventures !
Bibliographie :
CAILLIÉ René, «Journal d'un voyage à Jenné et à Tombouctou en Afrique centrale».
DURAND Oswald, «René Caillié et Tombouctou».
LAMANDÉ A. et J.NAUTEUIL, «La vie de René Caillié, vainqueur de Tombouctou»
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Pierre Savorgnan de Brazza, un humaniste dans le piège de la colonisation.
En 1905, l’explorateur français d’origine romaine Pierre Savorgnan de Brazza meurt en revenant d’une dernière expédition en Afrique centrale. La France fait des obsèques nationales à ce héros pacifique de l’époque de la colonisation. Il a voulu traduire en actes l'abolition de l'esclavage. Explorant le bassin du Congo, convoité par le Britannique Stanley et le roi des Belges, ce fils d'Italien, naturalisé en 1874, a souhaité établir la domination française dans le respect des principes humanitaires. Les colons blancs finiront par avoir la peau et de l'homme et de ses idéaux.
La mer pour passion.
Pierre Savorgnan de Brazza, né à Rome le 25 janvier 1852, descendait d'une vieille famille vénitienne. Passionné dès l'enfance pour les choses de la mer, il eut la chance de rencontrer l'amiral marquis de Montaignac qui lui fit préparer le concours de l'École navale chez les jésuites parisiens. Admis à titre étranger, en 1867, sur le Borda, navire-école de la marine de guerre française ancré à Brest, il en sortit enseigne de vaisseau de deuxième classe. Pendant la guerre de 1870, Brazza demanda sa naturalisation, elle ne lui fut accordée qu'en 1874. A l'issue d'une croisière au large des côtes du Gabon (1873-1874), à bord de la Vénus, il surveille les derniers trafics d'esclaves, il ressent le double appel de l'inconnu et du continent noir : il sollicite et obtient l'autorisation de reconnaître et d'explorer le cours de l'Ogooué, que l'on confond alors avec le cours supérieur du Congo. L'enjeu est double encore : remonter le cours d'eau pour pénétrer un territoire à explorer, atteindre la source du flux esclavagiste pour éradiquer cette plaie que ce champion de la liberté dénonce. Même s'il est difficile au XXIe siècle d'entendre le paradoxe d'une aventure coloniale née d'une démarche humanitaire.
Première expédition sur L’Ogooué.
Déjà puissamment recommandé pour entrer dans le saint des saints de la Marine, en principe interdit aux étrangers, Brazza va encore utiliser ses relations pour obtenir les crédits nécessaires à son entreprise. Le providentiel marquis de Montaignac occupe justement le poste de ministre de la Marine et pourvoit aux fonds nécessaires à une expédition.
A la tête de trois Blancs, un naturaliste, un aide-médecin et un quartier-maître, assistés d'une vingtaine d'indigènes, Brazza se lance dans une aventure qui dure trois ans. Il apporte avec lui plus de cent cinquante caisses de marchandises diverses, étoffes, perles, glaces, couteaux, peu d'armes et d'alcool.
Dès le départ, Brazza vit son rêve : dans le récit de son voyage, il retrouvera les accents idylliques des voyageurs de l'Océanie : « La culture consiste à abattre les arbres dans un coin de terre ; on brûle les feuillages et les menues branches et, çà et là, au commencement de la saison des pluies, on jette des branches de manioc dont on ne s'occupe plus. Ce faible travail assure au bout d'un an l'existence de tout un village. ». « De là, les tendances paresseuses de la population ,affirme avec légèreté l'explorateur.
Arrivé sur le plateau Batéké, composé d'épaisses assises de grès, Brazza doit reconnaître qu'ici la terre ne se laisse pas cultiver facilement. La population, cependant, en tire aussi du manioc tout en ne dédaignant pas les activités commerciales et même guerrières. Brazza, grâce à sa politique systématique des cadeaux, noue des relations amicales avec quelques chefs, mais il ne pourra avancer aussi loin qu'il le désirait à cause de l'hostilité de la tribu des Apfourou installée sur l'Alima, un affluent du Congo. En juin 1878, la descente de cette rivière, qui décrit de nombreux méandres, se révèle dangereuse. Des pirogues montées par des guerriers armés foncent sur la petite flotte de Brazza. Celui-ci fut frappé par le courage d'un chef de haute stature. Debout dans son canot, il agitait un fétiche au-dessus de sa tête en poussant des cris de guerre : aucune balle ne parvint à l'atteindre.
Brazza se décida à rentrer au Gabon : « Là je songeai à l'avenir de mes esclaves qui étaient venus chercher à l'abri du pavillon français la liberté que leur sol natal leur refusait ; une concession de terrain que j'acquis en leur nom avec des plantations en plein rapport leur a assuré une existence heureuse. Ce devoir accompli, nous partîmes pour la France que nous eûmes le bonheur de revoir le 6 janvier 1879 après trois ans et demi d'absence. » Le rapport de Brazza (255 pages) demeura longtemps enfoui dans les archives de la Marine. On le redécouvrit après les fêtes du centenaire, en 1952. A l'époque même de sa remise, qui l'avait pris en considération ?
Deuxième expédition.
A son retour en France, il repousse les offres du roi Léopold II de Belgique et comprend que l'immense bassin du Congo, que le Britannique Stanley venait de découvrir, - suscite déjà des ambitions territoriales. Désireux que la France ne soit pas absente d'un éventuel partage, soucieux de prendre de vitesse Stanley qui a, lui, accepté de servir le roi des Belges, et surtout d'établir la domination française dans le strict respect des principes humanitaires, il obtient une seconde mission (1880-1882). Il revient sur ses traces moins en rêveur qu'en chef, presque en roi, son allure comme sa légende en marche en faisant un interlocuteur digne des souverains noirs. C'est dans cette région qu'apparaît le roi Makoko, chef politique et religieux des Batéké : il accueille l'explorateur français, à la fin d'août 1880, avec un cérémonial auquel Brazza se prête facilement. Précédé de ses femmes, Makoko se présentera devant Brazza, un peu honteux de son uniforme en guenilles. Le roi porte les insignes de sa fonction, un collier de cuivre à douze pointes et un bonnet en tapisserie où s'insèrent deux longues plumes. Il fait distribuer du manioc et des pistaches nouvellement récoltées avant de commencer les palabres qui dureront une quinzaine de jours. Makoko accepte de placer son territoire, des cataractes du Congo à l'Oubangui, sous la protection française. Il donne même à la France, en toute propriété, l'emplacement où sera fondée Brazzaville, sur la rive droite du Congo.
Sur les terres concédées par Makoko, Brazza fonde un poste à l'emplacement de ce qui deviendra Brazzaville, au point de rupture de la navigation sur le bas Congo et de la liaison terrestre vers la côte atlantique (chemin de fer Congo-Océan) jetant ainsi les bases de la future Afrique-Equatoriale française.
Le poste, une simple case à 500 kilomètres de la première position française, est confié au sergent Malamine Kemara, recruté par Brazza à Dakar, qui tient tête des mois durant à Stanley et aux forces belges, hissant chaque matin le drapeau tricolore, sentinelle dérisoire et superbe.
Dans l’imbroglio colonial.
Rentré en France en 1882, Brazza s'implique dans l'arène politique, où il est mal armé, pour gagner l'opinion à la ratification du traité avec Makoko par les Chambres. L'affaire prendra quatre ans. Sans attendre, Brazza retourne au Congo pour y compléter ses découvertes. Après l'heure de l'exploration, vient celle de l'organisation. Nommé commissaire de la République dans l'Ouest africain, puis commissaire général au Congo français en 1886, il administre la nouvelle colonie, s'efforçant d'en étendre les limites par des campagnes d'exploration que ses collaborateurs et lui-même dirigent vers la Sangha, le Chari, l'Oubangui et le lac Tchad.
Mais il se heurte aux grandes sociétés coloniales avides d'ivoire et de caoutchouc, qui voudraient pouvoir se partager le territoire en concessions. Depuis Paris, on incrimine la gestion financière du Congo, on dénonce l'aide insuffisante apportée au colonel Marchand, lorsque celui-ci, œuvrant à un nouveau partage de l'Afrique en visant le haut Nil, jusqu'à défier les Anglais sur leur sphère d'influence, prépare l'attaque du poste égyptien de Fachoda. Partant toujours de ce principe qu'une colonie ne doit rien coûter à la métropole, le gouvernement, en 1898, s'en remet à l'initiative d'une quarantaine de sociétés concessionnaires qui devront procéder aux investissements nécessaires. Brazza avait lui aussi imaginé cette politique sans en sentir les contradictions avec son idéal humanitaire. Devant la réalité, il exprime des réserves : accusé de négligences financières, il est brutalement relevé de ses fonctions. Brazza se retire de la mêlée coloniale : il s'installe à Alger avec sa femme, Thérèse de Chambrun, arrière-petite-fille de La Fayette.
Dernière mission.
Il revient au Congo en 1905 chargé par le gouvernement d'enquêter sur les exactions commises par les sociétés concessionnaires à l'encontre des populations indigènes (travail forcé infligé aux indigènes, abus du portage, violences contre les personnes) et tolérées par l'administration. Aussitôt, il travaille au grand jour, interrogeant Blancs et Noirs, de l'aube au crépuscule. Les plaintes affluent, confirmant ce qui avait déjà filtré par différentes sources d'information. Ainsi, pour mieux assurer la perception des impôts, on n'hésite pas à enlever les femmes et les enfants d'un village et à les maintenir en détention. Dans un cas au moins, à Bangui, sur 58 femmes et 10 enfants retenus dans un local étroit, 45 femmes et 2 enfants sont morts. Les abus du portage déciment la population mâle, comme Brazza peut s'en rendre compte en faisant examiner les hommes par un médecin. Démoralisé par la trahison de ce qui représentait son idéal, c'est au retour de cette mission qu'il meurt de dysenterie, à Dakar, le 14 septembre 1905, sans avoir revu la France, qu'il n'avait cessé de vouloir servir en accord avec sa générosité idéologique...
Le rapport « Brazza ».
« Son » rapport est rédigé à Paris par de hauts fonctionnaires, qui ne dénaturent pas trop son propos, sinon en dédouanant l’administration française, pour accabler les sociétés concessionnaires privées, qui exploitent le caoutchouc. Le ministre des Colonies, qui avait donné sa parole que le rapport serait publié, ne le fait pas. Deux remaniements ministériels plus tard, vers 1907, c’est finalement le président de la République qui tranche : le rapport ne sortira pas. Le secret d’État est là. Dans les années 1960, Catherine Coquery-Vidrovitch prépare sa thèse d’État. Son sujet ? « Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930 ». Elle multiplie les recherches. Dans la masse des documents consultés, elle découvre un exemplaire du rapport, probablement celui du ministre. Elle en photocopie les 120 pages, l’utilise, le cite et le référence dans sa thèse, publiée en 1972. Dans un petit cercle de spécialistes, on sait désormais qu’une copie a été retrouvée. Pour autant, l’opinion publique ne s’y intéresse pas plus que ça. La vie reprend ses droits, et l’historienne sa carrière d’enseignante. Il faut attendre la toute fin du XXe siècle pour que naisse, en France, l’intérêt du grand public pour l’histoire coloniale. Avec la manifestation, en 1998 à Paris, autour des 150 ans de l’abolition de l'esclavage de 1848, puis avec la loi que Christiane Taubira fait adopter le 10 mai 2001 et qui reconnaît la traite et l'esclavage comme crimes contre l'Humanité, la France commence à regarder son histoire en face, et notamment comment l’esclavage s’articule avec la colonisation. Bientôt, un éditeur propose à Catherine Coquery-Vidrovitch de publier le rapport Brazza : le texte de 1905, accompagné de compléments et de tout un appareil critique, paraît en 2014.
Pour en savoir plus :
H. Brunschwig, Brazza explorateur, l'Ogooué 1875-1879, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1966.
C. Coquery-Vidrovitch, Brazza et la prise de possession du Congo. La mission de l'Ouest africain, 1883-1885, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1969, 5
. C. Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1972,
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Nicolas Baudin : explorateur méconnu.
Au milieu des explorateurs des XVIIIème et XIXème, il n’est pas facile de se frayer un chemin vers la gloire, entre Bougainville, Cook, Lapérouse, Dumont d’Urville, etc.. Il en est ainsi de Nicolas Baudin, qui pourtant passa sa vie sur les océans du globe. Il conduisit deux expéditions fertiles, une pour le développement des connaissances botaniques des Antilles, une autre pour améliorer la connaissance cartographique de l’Australie. C’est sans doute, en raison de cette deuxième expédition qu’il fut pendant longtemps, plus reconnu par les historiens australiens que par les historiens français.
Condamné à la marine marchande.
Nicolas Baudin voit le jour le dix-neuf février 1754 dans la paroisse de Saint-Martin-de-Ré. Il est le fils de François Baudin, qualifié de marchand sur l’acte de baptême du petit Nicolas. Dans sa généalogie, nulle trace d’ancêtre noble, ce qui ne sera pas sans conséquence sur sa carrière future. Au milieu du XVIIIe siècle, l’île de Ré jouissait encore de privilèges fiscaux hérités du Moyen Age. Elle était le lieu de cabales religieuses entre protestants et catholiques. Elle avait érigé des fortifications et formé des milices pour résister aux débarquements anglais. Elle gisait dans l’Atlantique, à quelques encablures du port de La Rochelle, couverte de vignes, quadrillée de marais salants, dotée de ports internationaux hauts en couleurs et en parfums, peuplée de militaires et de négociants parlant le hollandais ou le créole de Saint-Domingue. C’est dans ce microcosme rebelle au continent mais ouvert au grand large que grandit Nicolas Baudin. Il s'engage en 1769 dans la marine marchande de son oncle Jean Peltier Dudoyer, et en 1774 comme cadet à la Compagnie des Indes orientales. Il est sous-officier en 1776 au régiment de Pondichéry avec la fonction de fourrier. Deux ans plus tard, il sert aux Antilles pendant la guerre d'indépendance des États-Unis. Puis il navigue plusieurs années sur des navires armés par Peltier Dudoyer C'est ainsi qu'il obtient le commandement d'une frégate civile l'Appolon, chargée de transporter la Légion du Luxembourg pour soutenir les Hollandais au Cap de Bonne-Espérance. Mais arrivé au port de Brest, où il rejoint les vaisseaux chargés d'accompagner le convoi, le comte d'Hector, commandant de la forteresse de Brest, lui retire le commandement au profit d'un officier de la Compagnie des Indes. Au népotisme, qui de tout temps sévit, s’ajoutait sous le règne de Louis XVI, comme condition préalable à l’obtention du grade supérieur d’officier « rouge », l’obligation de prouver aux généalogistes du roi son appartenance à la noblesse. La fierté rétaise de Nicolas Baudin s’en accommoda mal. II quitta brutalement la marine royale pour servir dans la marchande. En effet, le négoce était considéré sur l’île de Ré aussi honorablement que chez les Anglais. Dans les années qui suivent, Baudin sillonnent les océans. Il est capitaine en 1785 de la Caroline qui transporte les derniers Acadiens de Nantes à La Nouvelle-Orléans. Des négociants en bois de La Nouvelle-Orléans signent un contrat avec lui pour transporter une cargaison de bois, de viande salée, etc. à bord de la Joséphine qui appareille le 14 juillet 1786 à destination de l'Isle de France[1], où il arrive le 27 mars 1787. Entre-temps, la Joséphine s'arrête à Cap Français en Haïti, où Baudin rencontre le botaniste autrichien Franz Josef Maerter qui l'informe qu'un autre botaniste autrichien, Franz Boos, attend au cap de Bonne-Espérance un bateau pour l'emmener à l'isle de France. La Joséphine en arrivant au Cap le prend donc à bord et l'emmène à bon port. Après quelque temps à l'isle de France, Boos confie à Baudin ses collections de spécimens de flore du Cap et de l'ile de France pour les rapporter en Europe à son retour. Baudin prend la précieuse collection à bord et arrive au port de Trieste (à l'époque port autrichien), le 18 juin 1788. Baudin apprend ainsi la botanique et les techniques de maintien en vie des plantes et des animaux à bord.
Mission autrichienne.
Joseph II se montre moins ingrat que Louis XVI : en 1792 il promeut Baudin capitaine de vaisseau pour une mission particulière qui consistait à rapatrier Georg Scholl, l’assistant de Boos resté malade en Afrique du Sud. Le service en pays étranger était une pratique courante quoique dangereuse en ces temps agités où se succédaient les revirements d’alliances. Ainsi lorsque éclate la guerre entre la France et l’Autriche, Nicolas Baudin se trouve dans une situation diplomatique inconfortable. Cependant, tranquillisé sur la neutralité de la science par le vice-chancelier autrichien et par Monge, nouveau ministre de la Marine française, il repart sur la Jardinière, au gré de son inspiration et des vents, commerçant, herborisant, surveillant à l’occasion les activités de l’ennemi anglais. Il frôle l’Australie, oublie plus ou moins Scholl au cap de Bonne-Espérance dans les parages duquel une tempête finit par naufrager son vaisseau. En 1795 il décide de regagner la France sur un navire américain pour y demander sa réintégration dans la marine militaire.
La mission aux Antilles.
Rentré en France le 8 juin 1796, désireux de revenir au service de son pays après la Révolution, Nicolas Baudin confie à Jussieu, directeur du Muséum d'Histoire naturelle de Paris, qu'il possède cette importante collection en dépôt chez un de ses amis de l'île espagnole de la Trinité aux Antilles et qu'il est prêt à l'offrir au Muséum de Paris à condition que la Nation prenne en charge l'armement du navire pour aller la chercher. La demande en est faite au Directoire et acceptée le 1er juillet 1796. Quatre naturalistes sont nommés le 12 juillet pour seconder Baudin qui reçoit en septembre le commandement de la flute marchande vieillissante la Belle Angélique de 800 tonneaux appartenant à l'armateur Langevin de Nantes, affrêtée par la République pour une expédition scientifique aux Antilles. Baudin a alors 42 ans. Sont nommés pour l'accompagner le botaniste André Pierre Ledru, 35 ans originaire du Mans, auteur d'un récit du voyage, le zoologistes René Maugé 38 ans, le jardinier Anselme Riedlé 31 ans Allemand, le minéralogiste Alexandre Philippe Advenier et le peintre Antoine Gonzales d'origine madrilène qui illustrera le journal de la Belle Angélique. En outre un officier de santé Valentin Truffet et trois amateurs d'histoire naturelle sont également du voyage : Stanislas Le Villain, Jean Louis Hoggard et Louis Legros. Par ailleurs, l'équipage comprend 108 membres dont 3 Havrais : Jean Baptiste Angoumard enseigne, Michel Fortin pilote et Benjamin Le Villain matelot amateur d'histoire naturelle.
Cependant la Belle-Angélique est jugée incapable de poursuivre le voyage et un nouveau navire, la Fanny, la remplace en partant des Canaries. L'expédition atteint l'île de la Trinité en avril 1797. L'île vient juste d'être prise par les Britanniques qui en chassent les Espagnols et les nouvelles autorités interdisent à Baudin de charger la collection botanique qu'il avait laissée trois ans plus tôt. La Fanny appareille donc pour Saint-Thomas et Sainte-Croix, puis visite Porto Rico. Des collections de flore et de faune sont rassemblées. À Sainte-Croix, la Fanny est remplacée par un nouveau navire plus maniable qui est rebaptisé la Belle-Angélique. L'expédition continue vers les Antilles. Elle est de retour en France en juin 1798. C’est alors que Baudin connait son heure de gloire, qui contraste avec l’oubli dont il fera l’objet. En effet, les 9 et 10 thermidor de l’an VI (27-28 juillet 1798), les Parisiens sont conviés à un spectacle peu ordinaire, voire « inouï ». Le pouvoir exécutif décide de faire défiler dans les rues de la capitale un cortège présentant les œuvres d’art et divers autres objets saisis lors des récentes opérations militaires, notamment la campagne d’Italie menée par Bonaparte. Parmi les objets d’histoire naturelle, ainsi mis en valeur, se trouvent des plantes tropicales vivantes : des bananiers, des cocotiers, des palmiers, des papayers. Ces plantes font partie de l’importante collection ramassée aux Antilles et rapportée en France le mois précédent Nicolas Baudin. La coïncidence du retour de cette expédition et de cette cérémonie nationale ne fait qu’amplifier la notoriété du capitaine, promu ainsi héros national peu de temps après s’être mis au service de sa patrie.
La « désastreuse » expédition australe.
Baudin n’est pas à court d’idées. Il se démène comme un beau diable pour monter une expédition vers les terres australes. Devant un panel de notoriétés parmi lesquelles Jussieu, Cuvier, Lacépède, Monge, Bougainville, il exposa grand projet. Finalement, il obtient gain de cause et le 18 octobre 1800, les navires quittent le Havre. Ils sont deux, Le Géographe et Le Naturaliste, pour vingt-deux savants, dessinateurs et jardiniers, dont neuf zoologistes et botanistes. Parmi-eux, le naturaliste Péron et deux jeunes officiers, les frères Freycinet, dont le rôle va s’avérer déterminant pour le récit du voyage. Très vite les choses se compliquent. La moitié de l’équipage quitte l'expédition à l'escale de l'île de France, en mars-avril 1801. D'autres meurent de dysenterie au cours du voyage qui se poursuit, comme Maugé, Levillain, ou Riedlé, et d'autres enfin sont débarqués pour cause de maladie. Un grand nombre d'officiers sont jeunes et des coteries s'organisent. Baudin n'apprécie pas l'orgueil aristocratique de certains. Il débarque plus tard son second (Le Bas de Sainte-Croix) à Timor après un duel. Enfin la Nouvelle-Hollande (Australie actuelle) est atteinte en mai 1801. Alors le capitaine Baudin entreprit de reconnaître toutes les côtes de la Nouvelle-Hollande, à partir du port Jackson. On leur donna les noms suivants :
— Côte méridionale : Terre de Napoléon et Terre des Nuyts ;
— Côte occidentale : Terre de Leeuwin, d’Echels, d’Endracht et de Witt ;
— Côte septentrionale : Terres de Van-Diémen, d’Arnheims, de Carpentarie ;
— Côte orientale : Terres d’Endéavour et Nouvelles-Galles-du-Sud.
Baudin s’occupa principalement d’hydrographie et d’histoire naturelle. Mais, malheureusement pour le succès de l’expédition, des divisions éclatèrent entre le commandant et les officiers placés sous ses ordres, et la maladie força Baudin, à relâcher à l’île de France le 7 août 1803. Il y décéda le 16 septembre 1803.
Les résultats de l’expédition.
L'expédition devait donner une forme cartographique à une grande partie de cette terre demeurée jusque-là méconnue. Aujourd'hui encore, beaucoup d'endroits, sur les côtes australiennes, portent le nom dont Baudin et son intrépide équipage les avaient baptisés. L'expédition s'est révélée être également l'un des plus grands voyages scientifiques de tous les temps : le Naturaliste rentre au Havre en juin 1803 et le Géographe à Lorient le 21 mars 1804, rapportant des dizaines de milliers de spécimens de plantes inconnues, 2 500 échantillons de minéraux, 12 cartons de notes, observations et carnets de voyages, 1 500 esquisses et peintures. Ces descriptions importantes pour les naturalistes et les ethnologues s'accompagnent de cartes géographiques de presque toute la partie sud et ouest de l'Australie ainsi que de la Tasmanie.
Baudin méprisé.
Les exploits de Baudin restèrent largement méconnus, sauf chez les historiens australiens. Quelques historiens attribuent ce fait au silence de Péron et de Freycinet qui s'approprient ses découvertes et ne citent pas son nom. La mésentente initiale entre le commandant et les savants subsista et ne fit que s’aggraver au cours d’un voyage souvent pénible, dont Péron, dans sa rédaction officielle, garde le plus fâcheux souvenir. Tous les auteurs ont épilogué sur ce sujet, et, à première vue, on s’explique mal cette animosité entre les hommes de science et le chef qui fut l’ami de Humboldt et de Jussieu, du au Muséum et à l’Institut les véritables succès de sa carrière. Les raisons sont d’ordre psychologique : Baudin nous apparaît entier et autoritaire, sûr de soi et de sa science ; son abord peut être froid. Féru de discipline, il ne mâche pas ses mots, taquine ou reprend à plaisir les savants. Dès le début, il s’insurge contre leur nombre qu’il trouve excessif. Et chez ceux-ci la modestie, la patience ou la discipline n’accompagnent pas toujours les dons de l’esprit.
Une sorte de réhabilitation.
En 2000, Jacqueline Bonnemains, conservatrice du Muséum d'histoire naturelle du Havre, a publié le journal personnel de bord du commandant Baudin pour l'expédition de 1800-1803 et l'Imprimerie nationale en a assuré l'impression et la diffusion. Une maquette du Géographe a été réalisée par un arrière-petit neveu de Nicolas Baudin, notamment à partir de la description du navire fournie dans le journal personnel de bord du commandant Baudin et de la gravure en en-tête du papier à lettres de l'expédition - aujourd'hui exposée au Musée Ernest Cognac de Saint-Martin-de-Ré.
Pour en savoir plus :
- Nicolas Baudin, Voyage aux Antilles de La Belle Angélique, édition établie et commentée par Michel Jangoux,, Paris, PUPS, coll. « Imago mundi-Textes », 2009
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