Crimes peu ordinaires
De l’affaire Canaby à Thérèse Desqueyroux.
« Plus qu’un quartier commerçant, plus que des façades, les Chartrons sont une civilisation[1].» C’est dans ce quartier de Bordeaux qu’une affaire d’empoisonnement défraye la chronique à la Belle Époque. Au début de mai 1905 naît une rumeur qui se propage, grandit, s’amplifie, à tel point que toute la France s’en empare, avant que la justice, à son tour, n’intervienne. Elle concerne Henriette-Blanche Canaby, née Sabourin, soupçonnée d’adultère et de tentative d’assassinat sur son mari, par empoisonnement à l’arsenic. Elle est bien vite surnommée l’« empoisonneuse des Chartrons », ce quartier bourgeois du négoce du vin bordelais. Ainsi les assises de la Gironde vont être conduites à juger, en moins d’un siècle, trois importantes affaires d’empoisonnements criminels à l’arsenic perpétrés par des femmes. Car après Henriette vient le jugement de Paule Guillou, préparatrice en pharmacie, pour les homicides par empoisonnement de son amant, pharmacien d’officine, et de la mère de celui-ci. La dernière de ces poursuites criminelles concerne Marie Besnard ( voir : https://www.pierre-mazet42.com/lamour-a-larsenic-les-destins-croises-de-marie-lafarge-et-marie-besnard ) qui, accusée d’avoir empoisonné ses proches pour hériter, a été finalement acquittée au bénéfice du doute lors de son troisième procès en 1961. Le jour de l’ouverture du procès d’Henriette, qui s’annonce spectaculaire, le président Pradet-Ballade a pris des mesures pour prévenir tout débordement. Au milieu de la foule contenue par les forces de l’ordre, s’est glissé un fils de bonne famille : François Mauriac. Ce timide étudiant en lettres de 20 ans voit cette « petite silhouette entre les deux gendarmes dans le box des accusés, cette bouche mince, cet air traqué »
Ainsi est né « Thérèse Desqueyroux », le livre publié par l’écrivain en 1927 et qui sera ensuite adapté au cinéma, en 1962 par Georges Franju, puis en 2012 par Claude Miller. « J’ai emprunté à son affaire les circonstances matérielles de l’empoisonnement mais je n’ai pris qu’une silhouette », dira l’écrivain qui s’intéresse moins au récit du crime qu’au tableau de mœurs de la société bourgeoise qu’il dépeint.
Au départ, était La rumeur.
Au cœur de l’affaire des Chartrons, il y a le couple Canaby, apprécié et respecté dans le milieu du négoce de vins. Lui, apparait comme un négociant avisé, elle comme une jolie brune bien émancipée, délurée pour l’époque.
L’image idyllique de la famille Canaby est sensiblement brouillée par l’intrusion d’un autre personnage en 1903 : il s’agit de Monsieur Rabot, un ami d’enfance d’Henriette. Son arrivée, sa présence presque constante auprès du ménage intriguent, suscitent la réprobation, puis une sorte de ressentiment puisque les anciens amis du couple ne sont plus conviés aux dîners des Canaby. Des rumeurs se répandent autour d’Henriette et de sa conduite. Début avril 1905, M. Canaby tombe malade. Il est soigné par le docteur Guérin, un jeune généraliste, qui diagnostique une grippe infectieuse. À cette époque-là, les bonnes du couple Canaby rapporte que, chez leur maître, il est consommé de hautes doses de liqueur de Fowler[2]. En raison des déclarations des bonnes, de nouvelles rumeurs se propagent . Les insinuations vont bon train. Certains osaient qu’Henriette ne serait pas fâchée de devenir veuve. On observait qu’elle percevrait une forte indemnité au titre de l’assurance vie souscrite par son mari et pourrait alors refaire sa vie avec son amant supposé.
De la rumeur à l’enquête.
Le 16 juin 1905, le docteur Gaube, exerçant à Roquefort (Landes), informe par lettre le procureur de la République de Bordeaux que des ordonnances signées de son nom et prescrivant des « quantités considérables de toxiques » avaient été présentées à des pharmaciens de la ville de Bordeaux. Il dépose plainte afin que la justice recherche dans quelles circonstances et dans quel but une personne inconnue a abusé de son nom. Une enquête judiciaire est immédiatement ouverte par le parquet.
Un rapport de police, transmis au procureur le 20 juin 1905, révèle qu’effectivement, fin avril et début mai 1905, la cuisinière de la famille Canaby s’est rendue à quatre reprises chez deux pharmaciens, munie d’ordonnances pour obtenir divers médicaments dangereux : chloroforme, aconitine, digitaline, cyanure de potassium. Les prescriptions, portant en réalité la fausse signature du docteur Gaube, étaient accompagnées d’un courrier médical semblant les justifier. En fait, seules les trois premières ordonnances contrefaites seront exécutées successivement les 27 avril, 1er et 4 mai 1905. Le second pharmacien, Monsieur Erny (remplacé par son frère), refusa de délivrer pour la troisième fois en huit jours, soit le 9 mai, une aussi grande quantité de produits dangereux (cyanure de potassium, digitaline) et avertit le docteur Guérin, médecin traitant de la famille Canaby, qui se mit en relation avec le futur plaignant, le docteur Gaube. Par le même rapport de police, le parquet est de surcroît informé que Monsieur Émile Canaby, 44 ans, alité depuis le 4 avril 1905 et traité pour une « grippe infectieuse », a été transporté le 13 mai à la maison de santé du docteur Villar, à l’initiative de ce dernier, du médecin traitant et de trois autres praticiens appelés en consultation : « Le malade présentait, paraît-il, tous les phénomènes d’une intoxication à très haute dose au point de produire un résultat contraire à celui espéré... En tout cas, M. Canaby s’est trouvé dans un état absolument grave, presque désespéré et malgré un traitement rationnel après un diagnostic des plus exacts, il n’est pas encore hors de danger » (rapport du 20 juin 1905).
Devant l’étrange coïncidence entre le caractère inhabituel de la grave affection de Monsieur Canaby et l’introduction concomitante à son domicile conjugal de fortes doses toxiques suite à l’utilisation de fausses ordonnances, l’éventualité d’un empoisonnement criminel s’impose. Le procureur désigne alors comme expert le docteur Paul-Louis Lande, médecin légiste, afin de procéder à l’examen du patient, déterminer le caractère de sa maladie et préciser s’il a été ou non victime d’une tentative d’empoisonnement. Cet éminent spécialiste se rend au chevet du malade et constate une amélioration certaine de son état. Il note « des signes de polynévrite, de myélite même, accidents observés dans le décours de nombreuses affections et en particulier d’infections ou d’intoxications graves ». Il conclut ainsi sa mission d’expertise : « Tout ce que je puis dire à l’heure actuelle, c’est que l’ensemble symptomatologique de la maladie dont a été atteint M. Canaby, sa marche, ses incidents subits, ses conséquences, présentent des caractères absolument anormaux et sont bien faits pour inspirer des suspicions sur la cause même de cette maladie et des accidents intercurrents. » L’affaire Canaby, d’un strict point de vue technique, est complexe car plusieurs substances ont été utilisées, brouillant les pistes et empêchant de poser un diagnostic précis. De la sorte, l’instruction prend assez vite une tournure singulière. Comment, en effet, prouver un empoisonnement lorsqu’il y a plusieurs poisons délivrés, dont il ne subsiste aucune trace ? Ces ordonnances, accompagnées de lettres portant le nom du docteur Gaube, ont donc permis à Madame Canaby d’entrer en possession de nombreux poisons en quantités importantes. Elle l’admet lors de son interrogatoire, mais elle se justifie en disant qu’ils étaient destinés au docteur Gaube et qu’un tiers est venu les chercher chez elle ; de la sorte, elle n’aurait été qu’une aimable intermédiaire. Le médecin lui aurait envoyé ses instructions par courrier signalant qu’il avait besoin de ces substances dangereuses pour mener à bien des expériences. Henriette Canaby donne le signalement précis du personnage qui serait venu prendre livraison des produits toxiques. Lorsque le magistrat instructeur fait perquisitionner son domicile, les enquêteurs trouvent uniquement de l’arsenic sous la forme de liqueur de Fowler, médicament couramment utilisé entre les années 1880 et la veille de la Première Guerre mondiale ; Émile Canaby en prend depuis plusieurs années.
De l’enquête au procès.
Le dossier d’instruction rassemble un faisceau d’éléments, mais, hormis la présence des ordonnances, aucune preuve tangible ne semble pouvoir être produite. Outre le milieu social dans lequel le drame s’est déroulé, l’affaire passionne et attise la curiosité publique. Dans une cour d’assises, il n’est pas fréquent que la victime soit présente et qu’elle se range du côté de celui ou de celle qui se trouve dans le box des accusés. Tous les ingrédients sont réunis pour faire du procès Canaby une grande affaire. Il n’est pas rare qu’un public nombreux se rende au palais de justice pour suivre les audiences d’affaires renommées. Aussi le président Pradet-Ballade prend-il des mesures pour prévenir les débordements possibles et La Petite Gironde (ancêtre de Sud-Ouest) se charge de les faire connaître. Le public aura bien accès, comme l’avait prévu le législateur et comme l’avait rappelé le garde des Sceaux, à l’enceinte publique de la cour d’assises, mais aucune carte de faveur ne sera distribuée. Seuls les magistrats, les avocats et les journalistes auront accès à l’enceinte réservée. Le public devra donc attendre devant les portes du tribunal. Cependant le jour de la première audience, le service d’ordre déployé s’avère impressionnant, plus important que ce qui avait été annoncé dans la presse locale. Assurément, la peur d’un mouvement de foule provoquant un scandale public a joué un rôle déterminant dans le dispositif mis en place. Plus de trois cents personnes attendent devant le tribunal sous la surveillance de soldats d’infanterie, de gardiens de la paix et d’agents de la Sûreté. De plus, quarante-six témoins sont convoqués pour les quatre jours d’audience. Alors que Madame Canaby, incarcérée au Fort du Hâ, est inculpée uniquement de faux et usage de faux, la Chambre des mises en accusation y ajoute le chef d’empoisonnement au vu des circonstances et des conclusions des diverses expertises médico-légales : polynévrite en régression et quantité importante d’arsenic dans les phanères de son conjoint (arrêt du 21 mars 1906). L’opinion publique locale, largement entretenue par la presse, se mobilise en deux camps : comme dans l’affaire Dreyfus, acquitté la même année, l’accusée possède ses partisans et ses adversaires. C’est donc dans un climat de grande effervescence, de scandale mondain, que la foule se masse aux portes du Palais de Justice de Bordeaux, le 25 mai 1906, jour d’ouverture du procès de « l’empoisonneuse du quai des Chartrons ». Jusque-là, Henriette Canaby s’était montrée fière et hautaine. Elle comparaît devant ses juges « le nez mauvais, l’œil inquiétant et la bouche aigre, tour à tour larmoyante sans sincérité ou âpre avec violence [3]». Durant quatre jours, elle tente de s’expliquer sur ses multiples déclarations contradictoires, manifestant un comportement surprenant pour une femme en principe digne et pudique : elle crie, gémit, pleure, tombe même en syncope à l’audience du matin du 27 mai, ce qui lui vaut un examen en urgence des docteurs Arnozan, Lande et Villar à la demande du président de la cour d’assises. Ces experts constatent « une fatigue physique et une dépression morale manifeste » ainsi que « une anesthésie presque complète au pincement sur toute l’étendue du corps » lors d’une seconde syncope survenue à la prison en début d’après-midi. Madame Canaby est aidée dans sa défense par la victime elle-même, qui témoigne en sa faveur. Son mari, en effet, n’hésite pas à modifier ses dépositions antérieures et à abonder dans son sens. Ils forment bloc face à l’accusation qui mettra en doute la bonne santé mentale de l’accusée en citant l’hypothèse de l’hystérie. Au terme du 28 mai 1906, le verdict tombe : coupable, avec circonstances atténuantes, d’avoir écrit les ordonnances et d’en avoir fait usage ; acquittée du crime d’empoisonnement. Elle est seulement condamnée à 100 francs d’amende et 15 mois de prison, pour faux et usage de faux, peine qu’elle n’effectue pas en totalité. Comprendre ce drame familial nécessite de pénétrer plus avant dans la vie intime des personnages et de scruter l’« intérieur uni et prospère » du ménage. Le mari est présenté comme un homme travailleur qui assume son rôle d’époux puisqu’il procure à sa femme une vie relativement aisée. Cependant il est dépourvu de fortune personnelle. Il n’est ni tout à fait un héritier ni tout à fait un des nouvelles couches de la société dont l’avènement avait été annoncé par Gambetta. Toutefois, la situation financière du couple présente quelques failles. Suite à la liquidation d’une société, Émile Canaby doit une forte somme d’argent à son ancien associé. Il a demandé à un ami proche de lui servir d’arbitre lors d’un arrangement à l’amiable. Son ancien associé s’est engagé à ne rien exiger de Monsieur Canaby tant qu’il ne lui est pas possible de le rembourser. Ces aspects ne semblent cependant guère importants pour la justice qui se contente de les constater, mais n’y voit aucune relation directe avec l’affaire elle-même. Henriette Canaby remplit parfaitement son rôle de mère et d’épouse. Le témoignage le plus important est celui de la mère de son mari, présentée comme une femme vertueuse, qui vit avec le couple depuis le début de leur mariage, soit une dizaine d’années. Elle est amenée, pour répondre aux sollicitations de la justice, à donner son sentiment sur les relations entre sa belle-fille et Monsieur Rabot et à se prononcer sur le crime. Elle fait le portrait plutôt flatteur d’une femme vertueuse et incapable de commettre une mauvaise action. Toutefois, sans donner de justification à son attitude, elle refuse de prêter serment. Nul doute que ce témoignage a eu un impact important sur les douze jurés de la cour d’assises de Bordeaux. À peine libérée, elle abandonne son mari et part à Paris. Elle ne revient en Gironde qu’en 1936, trente ans plus tard, pour vivre auprès de sa sœur à Cambes, sa commune natale. Elle est morte le 31 octobre 1952, à 86 ans. Quelques jours après, François Mauriac recevait le prix Nobel de littérature.
Mauriac et l’affaire Canaby.
En 1906, à l’âge de vingt ans, Mauriac assiste à l’affaire Canaby à Bordeaux. Dans le Romancier et ses personnages, essai paru en 1933, l’écrivain révèle s’être inspiré de ce souvenir de jeunesse pour écrire Thérèse Desqueyroux. Cette affaire a bouleversé François Mauriac. Il a noté dans son journal du 26 mai 1906 des mots touchant Mme Henriette Canaby: « Pauvre femme que je vis hier au banc de la cours d’assises, droite et pâle devant les hommes qui vous jugeaient, n’avez-vous pas senti vers vous, si pitoyable, si vaincue, un peu de mon humaine pitié ? ». Pour Mauriac, l’affaire Canaby a été la source d’inspiration principale dans la composition de Thérèse Desqueyroux. Pourtant, l’écrivain affirme que l’emprunt à la réalité est limité : « Avec ce que la réalité me fournit, je vais construire un personnage tout différent et plus compliqué». Il continue son témoignage en opposant Mme Canaby à Thérèse Desqueyroux :
« Les motifs de l’accusée avaient été, en réalité, de l’ordre le plus simple : elle aimait un autre homme que son mari. Plus rien de commun avec ma Thérèse, dont le drame était de n’avoir pas su elle-même ce qui l’avait poussée à ce geste criminel. »
Pour en savoir plus :
https://www.persee.fr/doc/rhbg_0242-6838_1993_num_35_1_1416
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[1] Guicheteau Gérard, « La gloire des Chartrons », Le Point, 13 mai 2004,
[2] Médicament contenant de l’arsenic, découvert en 1786 par le médecin anglais Thomas Fowler.
[3] Arné A.-M, De « L’affaire des Chartrons » au roman de François Mauriac « Thérèse Desqueyroux », thèse, Université de Bordeaux II,
Le cas Pierre Rivière : enquête sur un parricide.
« Tout le drame de Rivière, c'est un drame du droit, un drame du code, de la loi, c'est toujours à l'intérieur de cette tragédie-là que se meut le monde paysan » [1] Pierre Rivière commit le 3 juin 1835 à Aunay, dans le Calvados, un triple meurtre en tuant sa mère de quarante ans, enceinte de six mois et demi, sa sœur Marguerite-Victoire de dix-neuf ans et son petit frère Jules de sept ans. Ce parricide, qui avait été pourtant considéré comme l’œuvre d’un fou, ou tout du moins décrit comme tel, fut condamné à mort le 16 novembre 1835 au terme d’un long procès. Cette affaire n’aurait pu être qu'un banal fait divers si Pierre Rivière, avant d'être jugé, n'avait pas, en prison, écrit un mémoire dans lequel il explique son geste.
L’inéluctable chemin vers le crime.
Mercredi 3 juin 1835, vers midi, lieu-dit La Faucterie, commune d’Aunay-sur-Odon, située près de Flers (Calvados). Pierre Rivière, cultivateur âgé de 20 ans, égorge sa mère, enceinte de six mois et demi, sa sœur Victoire, âgée de 19 ans, et son frère Jules, 7 ans et demi.
Pierre Rivière est né en 1815 à Courvaudon (Calvados). Il est le premier enfant d’un mariage contracté deux ans auparavant, dans le cadre d’un arrangement visant à éviter au père d’être enrôlé dans la conscription de 1813. La première sœur de Pierre, Victoire, nait en 1816. Une seconde sœur, Aimée, nait en 1820. À partir de 1821, Pierre est élevé seul par son père, qui ne vit pas sous le même toit que sa femme. En 1822 et 1824 naissent deux frères, Prosper, puis Jean, qui décèdera à l’âge de 10 ans. Un troisième frère, Jules, voit le jour en 1828. En 1833 débute une longue série de conflits entre les parents de Pierre, pour des questions principalement financières (dettes contractées par la femme, contestation de propriété́). Le 3 juin 1835, Pierre Rivière fait irruption dans la maison paternelle, une serpe affutée à la main. En présence de sa grand-mère paternelle qui tente vainement de l’arrêter, il égorge successivement sa mère, sa sœur Victoire et son frère Jules et prend la fuite. Les mains encore ensanglantées, il fait aussitôt part de son geste à plusieurs voisins avant de s'enfoncer dans les bois alentours.
Il ne fut arrêté qu'un mois plus tard, sur la route de Caen à Falaise. Dans la maison d'arrêt, il rédigea en une dizaine de jours un long mémoire intitulé « Détail et explication de l'événement arrivé le 3 juin à Aunay, village de la Fauctrie écrite par l'auteur de cette action. » L'affaire Pierre Rivière, puisque tel était son nom, pouvait commencer.
Querelles d’expert.
Au début de l’instruction, Pierre Rivière justifie son acte par une injonction divine : « J’ai obéi à Dieu, je n’ai pas cru qu’il y eut du mal à justifier sa providence », mais très vite, il se reprend et explique son crime par le fait qu’il voulait délivrer son père « d’une méchante femme qui le mettait dans un tel désespoir que, parfois, il était tenté de se suicider. J’ai tué ma sœur Victoire parce qu’elle prenait le parti de ma mère. J’ai tué mon frère parce qu’il aimait ma mère et ma sœur ». À l’appui de ses dires, Pierre Rivière donne au juge d’instruction lors de son second interrogatoire un mémoire d’une cinquantaine de pages écrit du 10 au 21 juillet durant sa détention à la maison d’arrêt de Vire. Ce récit explicite les raisons de son geste et relate avec précision la généalogie de la mésentente de ses parents « qui ne tinrent pas de noces et le jour de leur mariage ils ne couchèrent pas ensemble », le malin plaisir que la femme prend à provoquer des « niargues » avec son époux, ses actions auprès des autorités cléricales et même judiciaires et, chaque fois, les impossibles médiations, ses provocations, malgré l’attitude conciliatrice du mari. Pour Rivière, il est évident que sa mère était l’unique cause des tourments de son père. Dans une seconde partie, le criminel expose le déroulement du crime, sa préparation, son accomplissement et la période d’errance qui a suivi. Il dit ses nombreuses lectures, son désir d’élever son soin à éviter tout contact charnel avec les femmes, son mépris pour ce siècle « où ce sont les femmes qui commandent à présent » et le sentiment que par l’accomplissement de son geste depuis longtemps préparé son « nom allait faire du bruit dans le monde, que par [sa] mort [il se] convrirai[t] de gloire, et que, dans les temps à venir, [ses] idées seraient adoptées et qu’on ferait [son] apologie ». Rivière ne cherche nullement à se disculper. Il connait la portée de son acte et accepte par avance la sentence de mort qui en est la conséquence : « Pourvu qu’on entende ce que je veux dire, c’est ce que je demande, et j’ai toute rédigé́ du mieux que je puis. » Les témoignages recueillis dans le voisinage au cours de l’instruction dépeignent un Rivière au caractère contrasté, renfermé et taciturne, parfois bizarre, un peu idiot, cruel envers les animaux. Ils dessinent ainsi les contours d’une perception partagée de la folie et de l’immaturité de « l’imbécile à Rivière ». Les médecins ont eu des avis divergents dans l'affaire Pierre Rivière. Pendant l'instruction, un premier médecin (le docteur Bouchard) considéra que Pierre Rivière n'était pas fou, alors que le second (le docteur Vastel) pensa le contraire.
Un procès douteux.
La loi du 28 avril 1832, sous la monarchie de Juillet, marque la première étape de l'adoucissement du droit pénal en la matière : le parricide est toujours puni de la peine de mort, mais la loi abolit l'amputation du poing et instaure les circonstances atténuantes pour tous les crimes, y compris, donc, pour celui de parricide. C'est sous l'empire de cette loi que Pierre Rivière sera jugé. Renvoyé devant la cour d’assises du Calvados pour parricide, Rivière voit son procès s’ouvrir à Caen le 11 novembre 1835. À l’issue de son procès, le 16 novembre 1835, Pierre Riviere est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés. Il est en conséquence condamné à mort, mais les jurés envoient au roi une demande de commutation de peine, « considérant que les circonstances au milieu desquelles le coupable s’est trouvé ont pu fortement influencer sa raison dont il n’a jamais joui entièrement ». Le pourvoi en cassation est rejeté le 16 décembre 1835. Le 25 décembre, sept médecins réputés (Esquirol, Orfila, Marc, Pariset, Rostan, Mitivié et Leuret) rédigent à Paris un rapport d’expertise confirmant l’appréciation du docteur Vastel et déclarant Rivière atteint d’aliénation mentale. Le 10 février 1836, il est gracié par Louis-Philippe. Sa peine est commuée en réclusion à perpétuité́. Le 20 octobre 1840, Rivière se suicide par pendaison à la maison centrale de Beaulieu. Ainsi que l’avait souhaité́ le fils, le père survécut à la tragédie. Il se remaria et eut cinq nouveaux enfants.
L’affaire resurgit en 1973.
Michel Foucault[2] a découvert le dossier de Pierre Rivière en entreprenant des recherches portant sur les rapports entre psychiatrie et justice pénale dans le cadre d'un séminaire du Collège de France. Le dossier était contenu dans les Annales d'hygiène publique et de médecine légale de 1836. Y figuraient les pièces judiciaires, les articles de presse, les trois rapports médicaux et le mémoire de Pierre Rivière. Les recherches de Foucault ont donné lieu à la parution d'un ouvrage collectif en 1973 chez Gallimard :
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... (qui est la première phrase du mémoire de Pierre Rivière). L'ouvrage reproduit l'ensemble des pièces du dossier et comprend sept études relatives au procès de Pierre Rivière, aux liens entre parricide et régicide et aux rapports entre la justice et la médecine.
Quel était le mobile des crimes commis par Pierre Rivière ? Il s'agissait, pour ce dernier, de venger son père, de le libérer des griffes d'une mère tyrannique ; et Pierre Rivière dira, au cours de son premier interrogatoire devant le juge d'instruction, qu'il a entrepris également de tuer sa sœur et son frère, car « ils étaient d'accord tous trois pour persécuter mon père »
On retrouve les mêmes motivations - venger le père - chez des personnages célèbres de la littérature : Oreste qui, dans la tragédie d'Eschyle, Les Euménides, tue sa mère Clytemnestre car celle-ci a assassiné son père Agamemnon et Hamlet qui, dans la pièce de Shakespeare, venge la mort de son père - le roi du Danemark - en tuant Claudius, l'oncle usurpateur.
Un formidable objet d’histoire.
Le mémoire rédigé par Rivière constitue une source exceptionnelle : il fournit des données biographiques et familiales sur le sujet criminel, qui manquent d'ordinaire à l'historien ; il aide à mieux saisir le cheminement vers le parricide et les enjeux multiples de la transgression que ce crime représente. Aussi exceptionnelle qu'elle soit, l'affaire Pierre Rivière appartient à une série de crimes similaires, avec lesquels elle partage nombre de traits communs. Une douzaine d’affaires voisines par an sont jugées entre 1825 et 1914. Pierre Rivière ne tue pas pour hériter. Mais, il entend suppléer aux défaillances de la justice car celle-ci a donné raison à sa mère dans les désaccords patrimoniaux au sein du couple Rivière, au détriment de son père, trop faible pour faire valoir ses droits. Aîné de la famille, Pierre a vécu une grande partie de sa vie seul auprès de son père. Le conflit entre ses parents, qu'il met en scène dans son mémoire comme une véritable guerre des sexes, marque sa nostalgie de la coutume normande qui, avant l'instauration du Code civil, excluait les filles de la succession. D'où ce constat amer : « Ce sont les femmes qui commandent à présent. »
D'une manière générale, au-delà des questions d'argent et de justice, c'est dans les relations familiales et dans la psychologie du coupable qu'il faut chercher les causes du parricide. Celui-ci procède ainsi des rapports de force au sein de la famille - intimement liés d'ailleurs à la possession ou à la gestion des biens. Le crime peut exprimer alors la volonté de s'émanciper de la puissance paternelle - pour des raisons qui ne sont pas si différentes de celles des siècles précédents : exercice du pouvoir de commandement, amours contrariées, conduite dissipée. A une logique de statuts, le parricide entend opposer celle d'une autorité négociée, voire contractuelle.
C'est à l'autorité de sa mère que s'oppose, au contraire, Pierre Rivière : s'identifiant à son père mortifié par les tracasseries de celle-ci, Pierre déplore le déclin de la puissance paternelle et regrette le temps où « les lois des Romains donnaient au mari droit de la vie et de mort sur sa femme et sur ses enfants ».
En règle générale, le drame survient dans un milieu familial qui, à la faveur de la cohabitation des générations, fonctionne en vase clos. De fait, tous les membres de la famille se trouvent de gré ou de force impliqués dans la logique qui conduit au parricide : « J'ai tué ma sœur Victoire parce qu'elle prenait le parti de ma mère. J'ai tué mon frère parce qu'il aimait ma mère et ma sœur », confie Rivière lors de son premier interrogatoire.
Entre suicide et parricide, le lien est fréquent. Il se retrouve tant dans les actes - tentatives de suicide ayant précédé ou suivi le crime - que dans la signification profonde du geste criminel : le meurtre du père et, plus encore, celui de la mère ont valeur de suicide dans la mesure où ils brouillent irrémédiablement la certitude des identités et des parentés. « Je suis de partout » , répond Rivière à ceux qui l'interrogent sur son identité lors de son errance, alors qu'il n'a justement pas pu se résoudre à mettre fin à ses jours.
Une fois le parricide commis, le meurtre de soi peut être aussi une manière d'interpeller la société sur des responsabilités qu'elle aurait refusé de prendre : alors que sa peine a été commuée en réclusion à perpétuité, Rivière, en 1840, se suicide dans sa cellule. Comme la rédaction du mémoire, le choix de la mort constitue pour lui un moyen de s'approprier son acte et d'en assumer jusqu'au bout les conséquences : en prison, il « se croyait mort et ne voulait prendre de son corps aucune espèce de soin ; il ajoutait qu'il désirait qu'on lui coupât le cou, ce qui ne lui causerait aucun mal, puisqu'il était déjà mort », raconte le journal Le Pilote du Calvados le 22 octobre 1840.
En mettant en évidence l'existence de « parents coupables », les réflexions sur l'enfance délinquante entreprises dès les années 1830-1840 par les réformateurs sociaux ont sans doute joué un rôle non négligeable dans l’évolution vers un adoucissement du code pénal. Progressivement, l'idée fait son chemin que la famille peut enfanter elle-même le crime. En plus de fournir éventuellement de mauvais exemples, elle peut devenir criminogène par la violence clandestine, tant physique que morale, qu'elle impose à ses membres. Autant de paramètres qui sont de plus en plus pris en compte dans le jugement du parricide.
Pierre Rivière ne bénéficiera pas de cet adoucissement de la justice - tout au moins dans un premier temps. Alors que son état mental pouvait pourtant motiver en sa faveur le bénéfice de circonstances atténuantes, il est condamné au supplice des parricides. Intervient ici le contexte historique : au même moment se tient devant la Chambre des pairs le procès de Fieschi et de ses complices, responsables de l'attentat à « la machine infernale » perpétré le 28 juillet 1835 contre Louis-Philippe. Au XIXe siècle, le régicide apparaît symboliquement comme la transposition politique du parricide, les deux crimes étant punis de la même peine. Dans le cadre d'un régime monarchique où le roi fait figure de père de la nation, le parricide rejoue à l'échelle domestique le régicide de 1793.
Ainsi, ce sont les monarchies censitaires de la première moitié du siècle, celles de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, qui connaissent les taux de condamnation à mort les plus élevés, quand les campagnes françaises surpeuplées attisent les tensions familiales mais aussi quand le souvenir du régicide révolutionnaire pèse encore de tout son poids dans l'appréciation du crime.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2011-4-page-177.htm
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[1] P. Kane, « Entretien avec Michel Foucault », Paris, Cahiers du cinéma, nov. 1976, p. 53.
[2] Paul-Michel Foucault, dit Michel Foucault, né le 15 octobre 1926 à Poitiers, mort le 25 juin 1984 à Paris dans le 13e arrondissement est un philosophe français. Il est connu pour ses critiques des institutions sociales, principalement la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l'histoire de la sexualité, ses théories générales sur le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance.
Le Dahlia noir, le fantôme de l'Amérique
La mystérieuse affaire du dahlia noir
Si on dit qu’il n’existe pas de crime parfait, les crimes non élucidés sont une réalité. S’il s’agit parfois de délits mineurs, d’autres crimes beaucoup plus sordides et atroces laissent les policiers nager en plein mystère pendant des mois, des années et même des décennies. Parmi les causes, ayant laissé pantoises les forces de l’ordre, se trouve celle du Dahlia Noir, à laquelle nous n’avons jamais associé de meurtrier. « Le Dahlia noir est un fantôme, une page blanche qui exprime nos peurs et nos désirs. Une Mona Lisa de l'après-guerre, une icône de Los Angeles. »En quelques mots, James Ellroy résume la fascination morbide suscitée par l'assassinat jamais élucidé d'Elizabeth Short, vingt-deux ans, retrouvée nue et mutilée le 15 janvier 1947 au petit matin à Los Angeles dans un terrain vague, après avoir été torturée pendant des heures. C'est le dahlia noir qu'elle portait en permanence dans les cheveux quand, à la recherche d'un rôle à Hollywood, elle arpentait les bars comme serveuse et les boulevards comme michetonneuse qui lui avait valu ce surnom.
Qui est le Dahlia noir ?
Celle que l’on a connue sous le nom du Dahlia Noir se nommait en fait Elizabeth Short. Troisième d’une famille de cinq enfants, elle est abandonnée par son père alors qu’elle est jeune. Comme plusieurs, l’entreprise de Cleo Short n’a pas résisté au crash boursier de 1929, de sorte que les économies familiales se sont envolées. L’année suivante, son automobile est retrouvée sur un pont, complètement vide. La thèse du suicide est évoquée, mais l’homme est plutôt parti en cavale en abandonnant sa femme et ses cinq filles. A la suite du départ soudain de son père, Elizabeth grandit avec sa mère et ses sœurs dans un petit appartement de Medford, dans le Massachussetts. A partir de l’âge de 16 ans, en raison de ses problèmes d’asthme et de bronchites chroniques, Elle doit passer les longs et froids mois d’hiver en Floride avant de revenir à Medford auprès de sa famille. A 19 ans, elle retrouve son père en Californie et décide d’y déménager afin de vivre avec celui qu’elle croyait mort depuis toutes ces années. Au tout début de l’année 1943, le père et sa fille déménagent dans la région de Los Angeles, mais se querellent violemment, forçant Elizabeth à le quitter pour Camp Cooke où elle trouvera du travail. Peu de temps après, elle déménage de nouveau dans la région de Santa Barbara où elle se frotte pour la première fois au système judiciaire. En effet, les policiers procèdent à son arrestation puisqu’elle est ivre alors qu’elle est mineure. Le tribunal de la jeunesse la renvoie auprès de sa mère à Medford, mais elle retourne vivre en Floride en visitant à quelques reprises sa mère et ses sœurs au Massachussetts. Pendant le reste des années de guerre, elle continue d'échanger avec le lieutenant Gordon qu’elle avait rencontré en Floride. Il lui propose de l'épouser mais se tue en Inde dans un accident d'avion en novembre 1945. Les années suivantes, gagnant principalement sa vie comme serveuse, elle réside dans différentes villes de Floride, avec quelques retours occasionnels au Massachusetts. En 1946, elle reprend le chemin de la Californie, à destination d'Hollywood, avec pour but de devenir actrice. Elle vivote entre pensions, hôtels et colocations.
La macabre découverte
Le 15 janvier 1947, à Los Angeles, Betty Bersinger se promenait avec sa fille quand soudain elle aperçut une silhouette sur un terrain vague. « Je me promenais avec ma petite fille de 3 ans, Anne, le matin du 15 janvier vers 10h45. Nous allions vers le sud de l’avenue Norton, à la section du Leimert Park, où je vais faire réparer les chaussures de Anne. Comme nous passions ce lot vacant entre la 39e rue et l’avenue Coliseum, j’ai vu le corps depuis le trottoir. Il était couché sur le dos et je pouvais voir qu’il était coupé en deux. J’ai été́ tellement choquée et si inquiète que ma petite fille puisse le voir que je l’ai ramassée dans mes bras et j’ai couru vers la maison la plus proche, qui était celle d’un médecin je pense. Après avoir demandé à utiliser le téléphone, j’ai téléphoné à la police. Je ne me souviens pas si j’ai dit au policier avec qui j’ai parlé que le corps était coupé en deux. Et je suis sure de ne pas avoir précisé si c’était un homme ou une femme. Mais je lui ai dit exactement où il était, et j’ai dit qu’il y avait un corps là-bas. Je n’ai rien dit qui laissait à penser que c’était un homme ou un ivrogne. Ma petite fille n’a pas vu le corps. Je me suis assurée qu’elle ne le voit pas. Je suis heureuse qu’elle ne l’ai pas vu et nous allons éviter de parler de l’affaire devant elle. ». Le corps dénudé d’une jeune femme, sectionné au niveau de la taille, avait été abandonné sur un terrain vague au sud de la Norton Avenue. Il avait été complètement vidé de son sang, visiblement lavé et disposé sur le sol, les bras levés au-dessus de la tête et les jambes écartées. Ses chevilles et ses poignets portaient encore les marques de la corde qui avait servi à l’attacher et d’une horrible manière, ses intestins avaient été partiellement retirés de son ventre et soigneusement rangés sous ses fesses. La malheureuse avait été frappée à la tête jusqu’à en arracher la chair de ses oreilles. Sa peau arborait des traces de brûlures de cigarettes, ses seins et l’une de ses jambes avaient été lacérés avec un couteau, et un sourire sinistre, qui partait du coin de ses lèvres et montait jusqu’à ses oreilles, avait été dessiné sur son visage.
Une énigme insoluble.
Ce meurtre sauvage fit sensation mais il n'y avait guère d'indices pour faire avancer l'enquête. Au total, 50 hommes et femmes ont dit être responsables de cet homicide, mais aucune preuve irréfutable n’a pu les lier au crime. En quête d’une certaine célébrité ou d’un moment de gloire par rapport à un acte de barbarie ayant été fortement publicisé, ces personnes étaient prêtes à se rendre responsables ou encore à dénoncer des proches dans le but d’être connues. La police interrogea les nombreuses liaisons de la victime sans pouvoir identifier de suspect potentiel. Peu après la découverte du corps, les enquêteurs reçurent une lettre anonyme constituée à partir de lettres découpées dans des journaux. La missive disait : « Here is Dahlia's Belonging. Letter to follow » (Voici les effets du Dahlia. Une lettre suivra). Au courrier était joint un paquet contenant la carte de sécurité sociale de la victime, son certificat de naissance, un ticket de consigne, diverses photos et le carnet d'adresse d'Elizabeth dont certaines pages avaient été́ arrachées. Les empreintes avaient été soigneusement effacées. L'enquête ne fut pas davantage favorisée. La police ne reçut jamais la lettre promise. Si l’enquête n’aboutit pas, le cas de vingt-cinq suspects fut examiné. Il serait fastidieux de tous les décrire. Cependant, celui de Georges Hodel mérite notre attention. Cet homme fit figure de suspect de choix. Son propre fils, ancien policier à Los Angeles, est convaincu de sa culpabilité. Le fils trouva, à la mort de son père, une photo d'Elizabeth Short dans les effets personnels de ce dernier alors que, de prime abord, il n'aurait pas eu de raison particulière de l'avoir connue. Hodel fut un personnage sortant de l'ordinaire : doté d'un quotient intellectuel hors du commun, pianiste virtuose à l'âge de neuf ans, chauffeur de taxi en contact avec la pègre à l'âge de quinze ans, reporter photo couvrant des affaires de meurtres avant l'âge de vingt ans... Peu après, il devint poète et se lia à plusieurs artistes célèbres dont le réalisateur John Huston et le peintre-photographe Man Ray. Beaucoup de ces artistes, Hodel inclus, se seraient régulièrement livrés à des orgies. En 1945, Hodel fut suspecté dans le cadre de la mort de sa secrétaire, Ruth Spaulding, morte d'une overdose de barbituriques. Les enquêteurs ne crurent jamais vraiment à la thèse du suicide et Spaulding aurait pu avoir eu connaissance d'éléments accablants pour Hodel. Faute de preuves, l'enquête fut close mais Hodel n'en quitta pas moins les Etats-Unis pour se refugier en Chine. En 1949, Hodel fut accusé de viol par sa fille Tamar. Malgré́ les témoignages de plusieurs personnes qui confirmèrent avoir assisté ou participé aux relations sexuelles entre l'accusé et la victime, Hodel fut relaxé au bout de trois semaines de procès grâce à l'un des meilleurs avocats des Etats-Unis, Jerry Giesler.
Une avalanche de littérature.
Bien entendu le mystère de la mort d’ Elizabeth Short a suscité un torrent d’écrits, soutenant des hypothèses contradictoires.
1987: James Ellroy consacre un roman à cette affaire : Le Dahlia noir.
2003: Parution de Black Dahlia Avenger: A Genius for Murder (L'affaire du Dahlia Noir)de Steve Hodel (fils de suspect Georges Hodel)
2013 : Matz, David Fincher et Miles Hyman adaptent le roman de James Ellroy en bande dessinée : Le Dahlia noir.
A cette liste, il convient d’ajouter le livre de Stéphane Bourgoin : Qui a tué le Dahlia Noir, paruen 2014. Stéphane Bourgoin est un écrivain français spécialisé dans l'étude des tueurs en série et du profilage criminel. Il s’est plongé dans la criminologie après la découverte du corps de son épouse dans un état proche de celui d’Elizabeth Short. Il attribue ce crime au « Boucher de Cleveland », ce tueur en série qui commit pas moins de seize crimes entre 1934 et 1939. L’échec de son arrestation provoqua la chute d’Eliot Ness.
Enfin si vous avez deux heures à perdre (ou à gagner), installez vous devant le film de Brian de Palma : Le Dahlia noir, adaptation cinématographique du roman d'Ellroy, avec Aaron Eckhart, Josh Hartnett, Scarlett Johansson, Hilary Swank, et Mia Kirshner.
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Crimes en tout genre
Crimes en tout genre
La mort de la mystérieuse dame à l’ombrelle.
Le procès, aux assises de Melun, à la mi-août, fait grand bruit et s’achève par la condamnation aux travaux forcés à perpétuité de cette femme érudite, mariée à un négociant failli et mère de deux enfants. Plusieurs journalistes prédisent que le crime commis par cette inculpée énigmatique, défendue par le célèbre avocat Charles Lachaud, deviendra l’une des « causes célèbres » du siècle. Mais, contre toute attente, aux lendemains du verdict, cet évènement judiciaire exceptionnel n’occupe plus que de minces filets dans la presse locale et départementale.
Pour quelles raisons cette affaire, suivie par les plus grands tribunaliers[1] français et étrangers, n’a-t-elle pas pris place dans la mémoire collective ? Pourquoi, après un mois de vive lumière induite par le meurtre, cette Normande au comportement insolite, venue chercher fortune à Paris, pratiquant l’hypnose et le magnétisme animal alors en vogue, n’a-t-elle plus intéressé personne – ou presque ?
Macabre découverte à Fontainebleau.
Le dimanche 12 mai 1867, le cocher Onésime-Auguste Noël revenait avec sa voiture du Bouquet du Roi, célèbre chêne de la forêt, par la route du Mont-Fessas, quand il remarqua à quelques pas du chemin, une femme étendue au milieu d'une petite clairière. Elle portait une belle robe de dentelle à crinoline rouge, une ombrelle cachant son visage. La femme semblait dormir paisiblement, se reposant peut-être d'une longue promenade par ce chaud après-midi de printemps.
Le lendemain, un peu après quatre heures du soir, le même cocher qui promenait un groupe de touristes, aperçut la même femme allongée, à la même place et dans la même position. Inquiet, il descendit de sa voiture et se dirigea vers l'étrange endormie. Le cocher écarta l'ombrelle et découvrit un grouillement de vers et de larves qui couvrait le visage d'une morte. Noël retourna à Fontainebleau à vive allure, directement chez le commissaire de police.
Une affaire rondement menée.
L’enquête progresse vite car le nom de la morte, Mertens-Dusart, est gravé à l’intérieur de son alliance. Le commissaire Trocherie et ses hommes apprennent que la victime est arrivée de Paris le 7 mai avec une amie et que toutes deux ont dormi à l’Hôtel de France et d’Angleterre, dans deux chambres communicantes. Il découvre également que, le lendemain soir, la femme inscrite sous le nom de Lebouis est revenue seule dans l’établissement, affirmant avoir perdu sa compagne à proximité de l’auberge de Franchard, où elles avaient déjeuné.
Dès le 15 mai, l’affaire est confiée au juge bellifontain Hippolyte Bouilly. Ce dernier enjoint le chef de la Sûreté de la préfecture de police parisienne, Antoine Claude, de faire rechercher Mathilde Frigard-Lebouis, dont le comportement et les propos ont paru étranges aux différents témoins. Cette dernière est rapidement appréhendée dans sa boutique de comestibles nouvellement acquise, 34 rue Montholon.
Quelques heures plus tard elle est en état d’arrestation car les policiers ont découvert dans la chambre de bonne qu’elle occupe, à proximité de l’épicerie, des valeurs appartenant à la victime, un revolver chargé et des manuels de toxicologie.
Dès que la suspecte est déférée à la Conciergerie, le 17 mai, les informations délivrées à la presse, déjà rares, cessent totalement jusqu’à la fin de l’instruction, le 25 juillet.
Une instruction au pas de charge sous un silence de plomb.
Le magistrat instructeur et le commissaire de police font preuve de célérité. La victime, jeune veuve, et sa mère ont connu une vie itinérante, d’un hôtel à l’autre. Et puis, subjuguée semble-t-il, elle rencontre Mathilde Frigard. Le chef de la sûreté, Antoine Claude, que les mémoires apocryphes rendront célèbre, la soumet en deux mois à dix-neuf interrogatoires. La victime a été son amante, et Mathilde Frigard s’était livrée à la fois à des activités de proxénète de spirite, hypnotisant ou envoutant son entourage. Elle possède aussi une culture scientifique, qui lui vient en partie de son père, d’abord officier de santé puis docteur en médecine, comme l’attestent plusieurs ouvrages trouvés lors de la perquisition, notamment un traité de toxicologie de Mathieu Orfila. Le silence de plomb, qui s’abat sur l’affaire, s’explique de plusieurs manières. Charles-Emile Duret, commissaire chargé de l’enquête est un quasi familier de la suspecte puisqu’il demeure rue Montholon au-dessus de l’épicerie détenue par Mathilde. Comme il le mentionne au bas de son premier rapport, depuis le 10 mai, il a déjà reçu à deux reprises dans son bureau un certain Henri Burdet, 27 ans, qui s’inquiétait de la disparition de sa colocataire et ex-maîtresse, Sidonie Mertens. Or, comme le rappellera Monsieur Claude dans ses Mémoires, Duret, surnommé par la brigade des mœurs Le Requin, pour avoir « passé une partie de sa vie avec les dames », a pour indicateur le proxénète Burdet, alias Le Dos-Vert. Ce jeune homme, viveur et endetté, placé sous curatelle par ses parents restés en Savoie, donne régulièrement des renseignements à la Préfecture en échange de son impunité. Le juge d’instruction a aussi intérêt à la discrétion. Il fait preuve d’un sérieux manque de curiosité. Il n’interroge jamais l’accusée sur les activités qu’elle a exercées à son arrivée à Paris et ne se préoccupe pas de savoir comment une mère de famille à « l’allure provinciale » a pu basculer dans l’homosexualité et le « gai Paris ». Magistrat en disgrâce pour cause d’opinion républicaine, il espère, en résolvant avec succès, cette affaire délicate, retrouver les grâces de pouvoir et enfin quitter Fontainebleau, ville qu’il déteste.
Le retour de Mathilde.
Mais dès que le rapport est transmis au parquet, les journalistes, jusqu’alors tenus à l’écart, se passionnent pour cette ténébreuse histoire dont ils ignorent presque tout. La vie romanesque des deux amies, que l’instruction dévoile en partie, les captive. Le procès se déroule à Melun, du 9 août au 15 août 1867, et attire un public nombreux mais essentiellement local, curieux de voir une femme « ayant des habitudes qui ne sont pas naturelles à son sexe » : proxénétisme, maniement des armes, savoirs médicaux, magnétisme…Voici ce que rapporte la presse locale : « « La foule était très-grande au palais de justice. L'accusée a excité, un grand mouvement de curiosité. Son œil est expressif ; elle est entrée sans témoigner le moindre trouble, et a jeté les yeux sur le plan de la forêt de Fontainebleau, que tenait son défenseur. L'accusée a écouté la lecture de l'acte d'accusation en baissant la tête et en rougissant. Sa mise est fort simple : gantelet en soie noire, chapeau orné de lierre. La femme Frigard répond d'une voix douce et nie toutes les charges. ». Au long du procès, le président, comme l’avocat général Onfroy de Breville, mettent tout en œuvre pour discréditer une femme dont ils réprouvent le comportement. Dès le début de l’interrogatoire, le Président Dubarle, catholique fervent pour lequel il est inconcevable d’être à la fois homosexuelle, bonne épouse et excellente mère, savante et criminelle, fait la morale à Mathilde Frigard.
Contrairement aux magistrats, les tribunaliers sont séduits par la personnalité de l’accusée et font partager leur enthousiasme à leurs lecteurs. Dès qu’elle est attaquée, ils se moquent des témoins à charge.
Les journalistes dénoncent aussi l’attitude du président Dubarle qui, après avoir ordonné à l’huissier de montrer aux jurés l’album de photographies masculines saisi par la police au domicile de la victime, n’hésite pas à donner les noms et les professions de ces riches clients de Sidonie Mertens. Cette énumération choque Henri Rochefort, qui signe dès le lendemain un éditorial dans Le Figaro.
« Je donne cent mille francs et un parapluie rouge à qui me prouvera de quelle utilité pouvait être, dans l’interrogatoire de la femme Frigard, la production des photographies avec les noms et qualités y annexés, d’hommes entièrement étrangers à la mort de la victime et qui lui avaient rendu visite dans un but que la magistrature, gardienne naturelle des mœurs qui ne savent pas se garder elles-mêmes, devrait dissimuler à tous les yeux. »
Les enquêtes sur la victime et la présumée meurtrière sont bâclées ; les témoignages contribuent à la défigurer. Mathilde, à l’évidence, ne se conduit pas comme devrait se comporter une femme honnête, mariée et rangée. Sa victime n’est guère mieux traitée. Son cadavre est autopsié trois fois. Le monde que ces deux « intrigantes » fréquentent n’est pas recommandable : elles veulent acquérir un hôtel louche, sorte de lupanar « interlope » comme on disait au XIXe siècle : L’Hôtel du Liban. L’endroit, surveillé par la police et le bureau des mœurs, héberge plusieurs demi-mondaines connues pour leur tribadisme. L’incompréhensible est là : « comment une mère de famille à "l’allure provinciale" a pu basculer dans l’homosexualité et le "gai Paris" ? » Comment également Sidonie a-t-elle pu « excessivement » se lier à une « femme active et érudite, mais ruinée et laide » ? Seule une explication extravagante – Mathilde hypnotiserait et droguerait Sidonie – peut rendre compte d’un tel lien malsain et pervers dans le Paris de l’Exposition universelle de 1867. Le procès n’arrange rien et continue à estropier l’accusée, petite, qui se tient voûtée, mais fait plus jeune que son âge et parle bien.
Le verdict et l’oubli
Le jury d’assises est composé d’hommes de plus de 50 ans, majoritairement cultivateurs. Sur les 62 témoins requis, 57 sont à charge, et le président de la Cour d’Assises, en fin de carrière est un moralisateur qui commence la plupart de ses questions à Mathilde par « Comment avez-vous pu… ? » Seul l’avocat de l’accusée, un ténor du barreau, défend celle qui, autrefois, a été une épouse excellente qui a eu le malheur de perdre six de ses huit enfants en très bas âge et a connu la faillite. Mais, sans surprise, Mathilde Frigard est reconnue coupable (avec des circonstances atténuantes qui ne sont pas précisées) et condamnée aux travaux forcés à perpétuité, ainsi qu’à 100 F d’amende. La condamnée refuse de faire appel et, en dehors du prétoire, finit par avouer le crime, encore un acte incompréhensible pour ses contemporains.
Les 23 et 24 août, toute la presse publie ces révélations inattendues. Mathilde Frigard a bien tué son amie mais pas en l’étouffant, en lui faisant respirer de l’acide prussique. Elle a reproché aux médecins légistes leur incurie et aux enquêteurs d’avoir négligé la « piste de la fiole » qui avait été trouvée, cassée, à proximité de la morte. Elle a bien acheté son épicerie en faisant usage de faux, mais ceux-ci ont été rédigés par l’introuvable Williams dont la Cour niait l’existence. Elle est enceinte de cet inconnu. Si les tribunaliers avaient été conquis par cette femme atypique mais bonne épouse et bonne mère, ils ne suivent plus la détenue bisexuelle, qui humilie son conjoint, donc tous les hommes, remet en cause la médecine légale et la police scientifique encore balbutiante. Plus largement, ils n’apprécient pas d’avoir été grugés durant une semaine d’assises.
La presse nationale choisit de se taire. Les journaux locaux ne consacrent plus que quelques rares lignes à cette criminelle déconcertante. Ils en font désormais une épouse indigne, dont le mari, déshonoré, a demandé à changer de nom, et une mauvaise mère, qui a rompu tout contact avec ses deux enfants et refuse, après son accouchement, de voir son bébé qui ne survivra pas.
Cette affaire laisse entrevoir les conditions requises pour que se fabrique, ou ne se fabrique pas, une « cause célèbre ». Mais, si elle n’a pas pris place dans la mémoire collective, sans doute a-t-elle exercé une influence non négligeable sur Jean-Baptiste Troppmann, grand lecteur de La Gazette des tribunaux et du Droit, qui assassinera un an et demi plus tard, de façon comparable, sa première victime, Jean Kinck.
Pour en savoir plus :
Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle, Chêne-Bourg (Suisse), Georg Éditeur, 2021, 287 p.
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