Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Doña Isabel : Pénélope de l'Amazonie

Pénélope a attendu Ulysse pendant vingt ans à Ithaque. Elle a passé ses nuits à défaire ce qu’elle avait fait le jour. Doña Isabel a vécu la même aventure. Pénélope ne s’est pas aventurée en Méditerranée pour chercher son Ulysse, mais c’est ce qu’a fait Isabel qui s’est lancée dans l’Amazonie à la recherche de son époux  Jean Godin des Odonais. Finalement, comme dans l’Odyssée, elle le retrouva. Ils finirent leurs jours à Saint-Amand-Montrond, c’est pour cela que cette petite ville du Cher est aujourd’hui jumelée avec Riobamba, non loin de Quito en Equateur.  

 

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Au début de l’histoire : un expédition scientifique.

 

Ce n’est pas une guerre qui a conduit Jean Godin des Odonais en Equateur, mais une expédition scientifique. Cette expédition part de la Rochelle le 16 mai 1735 en direction de l’Amérique du sud. Elle a pour but de trancher une question qui agite le monde scientifique.  La Terre est-elle vraiment ronde ou serait-elle plutôt aplatie, en forme d’ellipsoïde, comme le soutient Newton ? Si tel était le cas, le rayon équatorial serait plus long que le rayon polaire… Or d’autres scientifiques, comme Cassini II, défendent la théorie inverse : la Terre serait plutôt allongée vers les pôles. Pour trancher ce différend, il fallait donc mesurer avec précision l’arc du méridien, aux hautes latitudes d’une part et à l’équateur d’autre part. La mission du Nord s'est déroulée en Laponie en 1736-1737. Elle comprenait quatre membres de l'Académie royale des sciences de Paris.  Prenait part aussi le savant suédois Celsius[1], professeur d'astronomie à l'université d'Uppsala, qui fut chargé par le roi de Suède de faciliter la mission française par sa connaissance du pays, et de participer aux observations. La mission en direction du sud est dirigée par Charles-Marie de la Condamine. Charles-Marie n’est pas un explorateur débutant. Durant un année, il a voyagé au Proche et Moyen-Orient. Il embarque avec lui des savants de renom, Joseph Jussieu, le botaniste, Pierre Bouguer, physicien et hydrographe, un naturaliste. Il embarque également Louis Godin, un astronome confirmé, ainsi que son cousin alors âgé de 22 ans, Jean Godin des Odonais. Après des arrêts en Martinique, Saint-Domingue et Carthagène, ils arrivent à Panama le 29 décembre 1735, puis à Manta, port de la province de Quito le 10 mars 1736. De Manta, La Condamine prend un chemin séparé et ne rejoint Godin et Bouguer à Quito que le 4 juin 1736.  L’arc méridien choisi passait par une haute vallée perpendiculaire à l’équateur, s’étendant de Quito, au nord, à Cuenca, au sud. Les académiciens commencent leur mesure de la base de la triangulation dans la plaine de Yaruqui (3 octobre-3 novembre 1736). Ils retournent à Quito en décembre. Les subsides attendus de Paris n’arrivent pas. La Condamine qui avait prévu des lettres de change sur une banque de Lima s’y rend le 28 février 1737 et prolonge son voyage pour observer l’arbre à quinquina mal connu des Européens. Il retourne à Quito le 20 juin 1737. Godin refusant de communiquer ses résultats à ses collègues, La Condamine et Bouguer collaborent. Les mesures géométriques de l’arc méridien prises dans un environnement montagneux et une région difficile se terminent en août 1739. Il restait à faire des mesures astronomiques des deux extrémités de l’arc. L’incompréhension entre les académiciens se durcit, Godin continue à travailler seul. Quant à Bouguer, vérifiant un calcul de La Condamine en décembre 1741 et y décelant une erreur, il la corrige ce qui déclenche une dispute entre les deux hommes. Désormais, les deux hommes travaillent séparément. Les travaux sont achevés en 1743. La Condamine choisit de rentrer par la rivière Amazone. Il arrive  à Paris en février 1745, rapportant avec lui de nombreuses notes, des spécimens d’histoire naturelle et divers objets d’art qu’il donne à Buffon. Le résultat scientifique de l’expédition est clair, la Terre est en effet un sphéroïde aplati aux pôles comme l’avait énoncé Newton.

 

Jean Godin et Isabel.

 

A partir de 1739, Jean Godin ne participe plus aux travaux de l’expédition. Il devient professeur d'astronomie et de sciences naturelles au Collège de Quito. Un an après, il rencontre Isabel. Fille de Don Pedro Gramesón y Bruno, administrateur à Riobamba, Isabel Gramesón est née  en 1728 dans la Vice-Royauté du Pérou (en actuel Equateur), sous domination espagnole. Bien éduquée, elle apprend notamment les langues et parle l’espagnol, le quechua et le français. Les deux tourtereaux se marient en 1741. Isabel a quatorze ans et Jean vingt deux ans. Ce mariage a l’avantage de libérer Jean des soucis économiques puisque la famille Gramesón est fort riche. Il démissionne de sa chaire pour se consacrer à plein temps aux sciences naturelles et à l'apprentissage des langues indigènes. En 1749, Jean, ayant appris la mort de son père, décide de retourner s’installer en France avec sa famille. Il décide alors de voyager seul à travers l’Amazone jusqu’en Guyane française, pour éprouver les dangers du périple et revenir ensuite chercher sa femme et ses enfants.

 

Une longue suite d’imprévus.

 

Il descend le Napo, puis l’Amazone jusqu'au Para, et arrive à Cayenne en avril 1750. Là, son histoire devient confuse. Selon son récit, il sollicite des passeports portugais, pour permettre à sa famille de traverser les territoires soumis à la souveraineté́ de Lisbonne. En les attendant, il se lance dans diverses entreprises, pêche, commerce du bois, établissement agricole auprès d'Oya- pok. Il élabore des projets économiques et politiques ; sur la navigation de l'Amazone, sur le commerce de la Guyane, sur la possibilité d'étendre les territoires français jusqu'à la rive de l'Amazone, pour reprendre des régions enlevées à la France par le traité d'Utrecht. Quinze ans passèrent ainsi. En décembre 1763, Godin envoie à Choiseul un mémoire relatif à ses projets et lui demande de pourvoir à son retour en France. C'est seulement en octobre 1765 qu'une galiote portugaise vient le chercher pour le conduire au Para, puis sur l'Amazone à la frontière des possessions espagnoles, où elle attendrait le retour avec sa femme. Craignant que son mémoire relatif à un coup de main sur les possessions portugaises ait été intercepté, il refuse d'aller plus loin qu'Oya-pok, mais cette volte-face le rend suspect au gouverneur de la Guyane, qui le tient désormais à l'écart. Pendant ce temps-là, Isabel se morfond à Quito. En 1767, des rumeurs lui parviennent qu’un navire l’attend pour l’emmener auprès de son mari. Aussi Isabel envoie son domestique avec des Amérindiens pour reconnaître le terrain. Deux ans plus tard, ils reviennent et confirment avoir trouvé le bateau. En octobre 1769, c’est une expédition de 42 personnes, parmi lesquelles Isabel, deux de ses frères, son neveu, un médecin, trois domestiques, 31 Amérindiens et trois Français, qui se met en route. Ils s’apprêtent à parcourir un trajet d’environ trois mille kilomètres, en au moins six mois.

 

Une expédition meurtrière.

 

La traversée de la cordillère des Andes et du bassin amazonien est ardue et risquée, d’autant plus qu’une épidémie de variole a décimé la région.  L’expédition ne parvient à se procurer qu’un canot d’une douzaine de mètres pour descendre l’Amazone. Petit à petit, le groupe s’amenuise. Au bout de deux semaines, les membres restants de l’expédition décident de construire un radeau, qui coule presque immédiatement.  Le fleuve emporte leurs provisions. Ils décident alors de continuer à pied, à travers la jungle. Petit à petit, des infections, dues à des piqûres d’insectes, à des blessures ou à la mauvaise alimentation, emportent les frères d’Isabel, son neveu, deux domestiques et deux Français. La dernière domestique, Héloïse, s’éloigne en pleine nuit dans la jungle et ne revient jamais. Pendant neuf jours, Isabel erre seule dans la jungle. Finalement des Amérindiens viennent à son secours. Grâce à leur aide, elle réussit à atteindre Cayenne. Le 22 juillet 1770, Isabel et Jean se retrouvent enfin dans la ville de Saint-Georges-de-l’Oyapock, ça fait plus de vingt ans qu’ils ne se sont pas vus. Les époux demeurent à Cayenne quelques années, avant de partir pour la France en 1773 en compagnie du père d’Isabel. Ils y vivent ensemble, à Saint-Amand-Montrond, pendant une vingtaine d’années. Isabel Godin des Odonais meurt le 27 septembre 1792, six mois après son mari.

 

Quelques interrogations.

 

La belle histoire d’Isabel repose sur une source unique : les écrits de son époux. Peu de chercheurs se sont attachés à vérifier ses dires. L’écrivaine Christel Mouchard  a consacré un livre et un blog :  http://dona-isabel.blogspot.fr/2011/02/isabel-godin-des-odonais-par-robert.html sur lequel elle expose les « raisons de douter ». Se fondant sur les résultats de « l’enquête de Quito », réalisée par les autorités coloniales espagnoles, elle pointe quelques incohérences dans le récit de Jean Godin. Un historien américain, Robert  Whitaker, a confronté aussi le récit de Jean Godin à « l’enquête de Quito », sans pour autant remettre en cause le fait que Doña Isabel a bien survécu dans la jungle par amour pour son mari.

 

 

Quelques références :

 

- BASSIÈRES (L.), Madame Godin des Odonais : miraculeux voyage d'une héroïne française dans les forêts vierges du Nouveau Monde au XVIIIème siècle, Imprimerie Cournouaillaise, Quimper, 1936.

 - BLANCPAIN (Marc), Le Plus long amour, éditions Grasset, Paris, 1971.

 - CHARCELLET (Jacques), Histoire fantastique de Jean et Isabelle Godin des Odonais, Saint-Amand-Montrond, 1985.

 - DENIS (Fernand), Aventures de Madame Godin des Odonais, Magasin Pittoresque, Paris, 1854.

 - GODIN (Pierre-Amédée), Généalogie de la famille Godin, Saint-Amand-Montrond, 1879.

- LAGUÉRENNE (Henri de), Un Saint-Amandois célèbre : Godin des Odonais, explorateur (1713-1792), Paris - Saint-Amand-Montrond, 1913.

 - ROUDIL (Pierre), La première femme qui traversa l'Amazonie : Isabelle Godin des Odonais, s.d.

 -TRYSTAM (Florence), Le Procès des étoiles, éditions Seghers, Paris, 1979.

 

Un lien  pour les français en Amérique du sud

 

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1969_num_56_205_1492

 

Pour télécharger l'article cliquez ici :

Don--a-Isabel--.pdf

 

 


[1]  Celsius est aujourd'hui surtout connu pour l'échelle thermométrique qui porte son nom.

 



09/04/2018
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