Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Germaine Berton : un acquittement étonnant

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Le 24 décembre 1923, après une semaine de procès devant les assises de la Seine, Germaine Berton est acquittée. Verdict étonnant, puisque Germaine Berton a reconnu le crime dont on l’accuse : l’assassinat de Marius Plateau. Marius n’est pas n’importe qui. Il est dirigeant des Camelots du roi, branche militante de l’Action française. Certes, personne  ne doute des talents de son avocat Henri Torrès, militant exclu du Parti communiste en 1923 et que  beaucoup considèrent comme le mentor de Robert Badinter. Cependant, il ne peut expliquer à lui seul qu’un jury, composé exclusivement d’hommes, acquitte une femme dont la personnalité va l’encontre de l’ordre social établi.

 

Une enfance marquée par la mort de Jaurès[1].

 

Germaine voit le jour le 7 juin 1902 à Puteaux. Cette ville fait alors partie de la banlieue ouvrière. Son père y possède un modeste atelier. Républicain, socialiste et franc-maçon, il appartient à cette catégorie d’ouvriers, qui oscille entre le salariat et l’artisanat, et qui a constitué la base populaire de la commune. Il est également réputé pour être un sérieux buveur de vin et d’absinthe. D’origine vendéenne, sa mère est pieuse, sobre et réservée. Grâce aux talents de mécanicien du père, la situation de la famille s’améliore.  Tout ce petit monde atterrit à Tours où Arsène Berton dirige un atelier d’une dizaine de personnes. Cependant, il n’a rien perdu de sa verve révolutionnaire et les soirs d’ivresse, il se déchaine :

« Vois-tu ma chérie nous aurons toujours à nous battre contre les autres. Toujours. C’est çà notre lot. Il faut taper dans le gras. Leur cracher à la gueule. A commencer par l’armée et ces trous du cul d’officiers. Voilà, c’est comme çà. » 

Germaine adore ce père. Elle découvre, dans sa nouvelle maison, de vieilles malles remplies de livres. Le livre deviendra son cabanon le plus sûr, son abri de cœur, son refuge indispensable, car sa mère, ulcérée par les débordements de son alcoolique de mari, claque la porte. Germaine choisit de rester avec son père.

« Ils ont tué Jaurès ! ». Le 31 juillet 1914, au café du Croissant, à travers une fenêtre ouverte, Raoul Villain tire une balle dans la tête du leader socialiste. Depuis l’annonce de ce crime, Arsène est en rage. Les fumiers ! Comment-ont-ils osé ! « C’est cette charogne de Daudet qui a fait descendre Jaurès. » Germaine n’y comprend rien. Le Daudet des « lettres de mon moulin » ? Arsène remplit son verre et lui explique calmement.

«  Mais non, ma fille, celui du moulin, c’est Alphonse. Je te parle de Léon, le fiston, Léon l’ordure, l’antisémite, le collaborateur de Charles Maurras. C’est lui qui appelait à tuer Jaurès ». Il est vrai que dans l’Action Française, les incitations à « Tuer Jaurès », sont  quasi quotidiennes. De ce jour, Germaine hérite la détestation viscérale que son père éprouve pour le Gros Léon. Et huit années plus tard, c’est elle qui répétera « Tuer Daudet ».

 

Une adolescence tuée par la guerre.

 

Jaurès mort, la guerre arrive. Même si elle est loin du front, la ville offre à Germaine le triste spectacle des permissionnaires hirsutes, boueux, crasseux, pouilleux, écrasés de fatigue, arrivant à la gare de Tours. Tandis qu’à quelques pas, les officiers bottés et sanglés dans leur rutilant uniforme sablaient le champagne en  galante compagnie. Elle a quatorze ans et déjà, elle pleure toutes les larmes de son corps. Sur les bords de la Loire, elle s’est offerte à un jeune homme. Quelques jours plus tard, il est fauché par les mitrailleuses allemandes. Ce lourd chagrin va se transformer en haine incommensurable contre la folie meurtrière des hommes.

 

Une jeunesse anarchiste.

 

Elle accueille la révolution d’octobre comme une délivrance. La révolution devient le sujet n°1 des cafés populaires de Tours. Ce sont des soirées d’intense passion et de déversements d’illusions lyriques. On trinque, on fume. Avec ses camarades, Arsène ne cache pas son enthousiasme pour le décret de paix proposé par Lénine. Germaine découvre les « délices » de la condition ouvrière dans une usine d’armement où elle trime dix heures par jour. La victoire de 1918 ne lui offre qu’un bref répit. Sur un coup de sang, Clémenceau décide de « casser du Bolchévique » ,  pour soutenir les Russes blancs. Il envoie deux divisions vers la Crimée. L’opération tourne au fiasco. Les matelots français hissent le drapeau rouge, chantent l’Internationale et se mutinent. Peines de morts, envois au bagne, les peines sont lourdes, bruyamment applaudies par Léon Daudet. La libération de Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, achève de la convertir. La jeune Germaine est sur le chemin de la révolte. En revanche, son père s’éteint doucement. Lentement abruti par l’absinthe, il n’a plus la force de défiler. C’est un fantôme qui décède en aout 19. La fondation du parti communiste la remplit d’espoir. Elle aboie, elle exhorte, elle envoie des malédictions. A dix-huit ans, elle est élue secrétaire du comité du syndicaliste révolutionnaire de Tours. Mais la discipline de fer du Komintern la déçoivent rapidement : «  Les règles du Komintern me rappellent celles du couvent ». C’est alors qu’elle bifurque vers les anarchistes.

 

Vers le crime politique.

 

En 1920, elle part pour Paris de juin à septembre. Elle vend des journaux pour survivre tant bien que mal, et souhaite réunir des fonds pour lancer une revue intitulée, « De l'acte individuel à l'acte collectif ». Elle défend alors l'idée de l'action directe et de la vengeance sociale.

Elle rejoint l'Union anarchiste de Paris pour ensuite rejoindre le groupe des anarchistes individualistes du quatorzième arrondissement. Les anarchistes individualistes s'opposent au travail salarié, et forment un mouvement dispersé. Elle écrit des articles virulents dans plusieurs journaux, exprimant encore des positions antimilitaristes et révolutionnaires. Son article dans le journal communiste « Le Réveil » est particulièrement remarqué car elle lance des appels à la désertion:

"La France cette marâtre ignoble qui envoie ses fils crever sur les champs de carnage, est à l'heure actuelle le pays le plus militarisé du monde entier. La république, cette salope au muffle barbouillé de sang pourri craint que les Français n'entendent les clameurs révolutionnaires du peuple russe (…) Déserte et n'obéit pas".

 

La police mentionne sa présence au café La Rotonde à Montparnasse, un supposé repère d'anarchistes. Le 20 novembre 1921, au commissariat du Pré Saint Gervais, elle annonce avoir perdu ou s'être fait voler ses papiers d'identités, qui auraient d'après elle été déposés dans ce commissariat à son attention. Mécontente d'être éconduite, elle gifle le secrétaire du commissaire de police et est condamnée, le 22 novembre, à trois mois de prison et 25 francs d'amende.

Elle fréquente Louis Lecoin, anarchiste notoire, qui l'héberge avec sa compagne Marie Morand. Elle est employée au « Libertaire » où elle effectue des taches administratives, mais où elle subtilise aussi des lettres, des mandats et de l'argent. Elle en est chassée. Elle développe par rapport à l'argent le comportement anarchiste de reprise ou d'égalisation des conditions, car elle considère que voler aux fortunés n'est pas du vol. Elle contracte également des dettes qu'elle ne rembourse pas. Dès 1922 elle ne travaille plus, et a des problèmes de santé, et avorte de plus dans des conditions difficiles. Elle tombe amoureuse d'un anarchiste prénommé Armand, qui appelé au front se suicide pour ne pas y aller. Cet évènement ravive son antimilitariste et la conduit à préparer un coup contre l'Action française, dont Léon Daudet est l'un des membres influents. Les Camelots du roi sont en quelque sorte le service d'ordre de l'Action française. Germaine Berton considère qu'il y a un lien entre les activités de l'Action française et la montée du fascisme. L'Action française soutient également Poincaré dans son projet d'occupation de la Ruhr en 1923. Berton considère que Léon Daudet est responsable de l'assassinat de Jaurès. Elle n’a rien perdu de son obsession première : « Tuer Daudet ».  Le 21 janvier 1923, elle se rend à la messe anniversaire de la mort de Louis XVI, mais ni l’un, ni l’autre n’est présent. Le 22, elle se rend donc rue de Rome au siège de l’Action française. Maurras et Daudet étant absents, elle se rabat sur Marius Plateau qu’elle abat sans sourciller de deux coups de revolver.

 

Un procès sous tension.

 

Pendant les onze mois qui séparent le crime du procès, l’affaire connaît une importante médiatisation. Alors que les obsèques de Marius Plateau donnent lieu à un long cortège funéraire dans les rues de Paris, les louanges adressées à titre posthume à l’ancien combattant salué pour son courage sont concurrencées par les critiques envers les royalistes. La multiplication des soutiens à Germaine Berton alimente ainsi le retournement d’une part importante de l’opinion, non pas tant par approbation du geste de la jeune femme que par dénonciation des pratiques d’agitation du camp royaliste, responsable de la mort de Jaurès neuf ans plus tôt, au seuil de la Première Guerre mondiale. L’Action française de retrouve ainsi en position, sinon d’accusée, du moins de responsable de l’acte commis par Germaine Berton contre l’un des siens. Le fantôme de Jaurès est ainsi omniprésent, jusqu’au dernier jour du procès et les soixante-dix témoins cités par la défense – contre quinze pour les parties civiles – n’ont de cesse de le rappeler. Se succèdent ainsi pour la défendre et dénoncer le camp royaliste, qui a beau jeu de se faire victime des personnalités aussi variées et importantes que Léon Blum, Marcel Cachin, André Marty, Léon Jouhaux, Paul Vaillant-Couturier, mais aussi Romain Rolland et Ferdinand Buisson, Joseph Paul-Boncour, député socialiste, mais surtout avocat de la famille Jaurès. À ces figures politiques et syndicales, communistes, socialistes et pacifistes s’ajoutent également plusieurs témoins féministes, comme la journaliste Séverine, l’avocate Suzanne Lévy ou Victor Margueritte, auteur du roman La Garçonne, qui, en 1922, met en scène la vie d’une femme libre. Car Germaine Berton – dont la presse commente sa coupe de cheveux « à la garçonne » et sa lavallière – est doublement mineure, non seulement par son âge, mais aussi – et surtout – par son sexe, dans une France qui rechigne à accorder, en dépit des mobilisations suffragistes, l’égalité politique aux femme. L’image du héros des anciens combattants ne résiste pas au procès et les quinze témoins cités par les parties civiles accentuent encore davantage le clivage politique puisque les témoignages des responsables de l’Action française et des Camelots du Roi qui se succèdent à la barre (citons Charles Maurras, Maurice Pujo, Maxime Réal del Sarte) jouent la carte de la confrontation et du bellicisme dans une France traumatisée par la saignée de 1914-1918. Les attaques sur les mœurs – supposées – dissolues de Germaine Berton, campées sur les ressorts habituels de l’antiféminisme qui lient faute pénale et morale, tout comme la théorie d’un complot contre l’Action française dont Germaine Berton n’aurait été qu’une simple exécutante ne convaincront finalement pas les jurés.

Germaine Berton est jugée non coupable par les douze hommes du jury de la cour d’assises de la Seine. « Nul gloire pour le sang versé » tonne Me Torrès, plaidant l’acquittement pour que Germaine Berton puisse rejoindre Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, « dans l’oubli ». La détermination de la jeune femme est sans faille.  Elle déclare devant la cour : « Je mentirais si je disais que le 22 janvier je n’ai pas eu un moment de sensibilité au moment de tuer un être humain. Oui j’ai eu une minute d’émotion. Mais une fois l’acte accompli, je n’ai eu aucun regret et je n’en ai pas aujourd’hui. »

 

Epilogue

 

Avec le transfert au Panthéon des cendres de Jean Jaurès, Germaine met un point final à son militantisme. Après avoir épousé Paul Burger, un peintre hollandais, elle se fond dans l’anonymat d’une vie de bohême. Germaine finit par s’en lasser. En 1935, elle se met en ménage avec René Coillot un imprimeur dont le cœur bat à l’extrême gauche. Il la couve, la cajole, la protège contre ses pulsions ténébreuses. Bien vite, son pire cauchemar est de retour : la guerre.  Son pire ennemi, Daudet s’éteint au « Pays des lettres de mon moulin » le 30 juin 1942. C’est une femme de quarante ans usée, dépressive qui lit et relit sa notice nécrologique. Elle veut s’assurer que l’objet de sa haine n’est plus. Pour elle, il est bien temps de partir. Le 5 juillet au matin, elle avale une dose fatale de véronal, malgré les efforts du brave René, elle s’éteint à 13h30 à l’hôpital Boucicault. 

 

 

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Quelques liens intéressants :

 

https://www.franceculture.fr/oeuvre/germaine-berton-anarchiste-et-meurtriere

 

https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2005-3-page-68.htm

 

Cliquez ici pour télécharger l'article

 

L---e--trange-acquittement-de-Germaine-Berton.pdf

[1] Criminels. Histoires vraies, Philippe Di Folco et Yves Stavridès, Paris, éd. Sonatine/Perrin, 2014

 



30/04/2023
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