Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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La rumeur de Paris : rapts d’enfants en 1750.

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Dès le XVIIe siècle, les premières rumeurs d’enlèvements d’hommes et de femmes par la police circulent dans Paris. Aux sources de ces rumeurs, il y a une réalité sociale : celle des arrestations arbitraires, menées par le guet et les archers des hôpitaux. Des prostituées et des mendiants, en général enfermés à l’hôpital de Bicêtre ou à la Salpetrière furent effectivement envoyés de force dans les colonies américaines (Canada et Louisiane) : on parle d’ailleurs à l’époque de « peur panique de l’Amérique », pour qualifier les troubles relatifs à ces enlèvements et aux craintes qu’ils suscitaient. C’est en effet sur ordre du ministre Colbert, à la fin des années 1660, puis surtout de la Compagnie du Mississippi, pendant la période de la Régence (1718-1723), que des mouvements de « déportation » de marginaux sont impulsés à travers tout le royaume dans l’objectif de “purger” le continent de ses éléments les plus nuisibles et peupler les lointaines colonies.

 

Des rumeurs non dénuées de fondement.

 

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on racontait assez fréquemment à Paris que de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches des parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver leurs traces. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin[1] et des messes noires de l’abbé Guibourg [2]; d’autres prétendaient que des princes du plus haut rang demandaient à des bains de sang humain la guérison de maladies honteuses ou une vigueur nouvelle ; d’autres enfin expliquaient plus simplement ces disparitions d’enfants par leur envoi au Mississippi et en Louisiane où ils devaient faire souche de colons français. Au début de septembre 1675 : des femmes et des servantes qui tenaient des enfants par la main ou les portaient dans leurs bras « avaient été insultées et maltraitées avec la dernière cruauté », ce qui avait donné naissance aux faux bruits que, « comme autrefois, on y enlevait des enfants, sans qu’il soit rien arrivé qui ait pu donner lieu à une opinion si extravagante et même sans aucune apparence qui ait pu lui servir de fondement », aucune plainte d’enlèvement d’enfant n’ayant été déposée. Une information fut ouverte contre « les auteurs des faux bruits et contre ceux qui ont commis les violences qui les ont suivis » (ordonnance du lieutenant général de police du 3 septembre 1675). Pourtant il y avait eu des enfants enlevés au XVIIe siècle et des enfants disparurent encore mystérieusement au XVIIIe. En 1720, on racontait à nouveau dans toutes les classes de la population parisienne que des enfants étaient enlevés. C’était l’époque où la colonisation du Mississippi attirait l’attention des ministres. On vantait les délices de ce nouvel Eldorado, véritable paradis terrestre, s’il fallait en croire les auteurs du temps. « Il semble que l’on veuille faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là. On ne s’y prend pas mal pour faire de la France un pays sauvage et en dégoûter les Français ! », pouvons-nous lire dans Journal et mémoires de Mathieu Marais. Pour mettre en valeur ces régions que les contemporains prétendaient être si riches et si fertiles, on traquait dans tout le royaume et particulièrement à Paris, où ils étaient très nombreux, les pauvres hères sans domicile fixe. L’ordonnance royale du 10 mars 1720 prescrivait d’arrêter, passé un délai de huit jours, tous les vagabonds et gens sans aveux qui seraient trouvés dans la capitale ; ceux qui étaient reconnus valides et d’âge convenable devaient être conduits aux colonies, « en exécution des édits et déclarations royales déjà promulgués à ce sujet et en particulier de celles des 8 janvier et 12 mars 1719 ». En 1720, une première émeute eut lieu. La faillite de la banque Law avait fait déserter aux marchands leurs boutiques, aux artisans leurs ateliers, aux laquais les antichambres de leurs maîtres. La plupart vite ruinés, n’ayant plus le goût du travail, allaient grossir les rangs des vagabonds. Cette situation conduit le lieutenant de police à multiplier les rafles. Le peuple de Paris est excédé. Le lundi 29 avril, le conflit éclata en plusieurs points de la ville ; le peuple attaqua les archers et les exempts[3]. Les émeutes, des plus violentes, durèrent tout le jour et recommencèrent le lendemain. Une ordonnance royale du 3 mai 1720, prévoyant la protection des mendiants et vagabonds arrêtés calma le mouvement. Ce mouvement calmé, des ordres sévères ayant été vraisemblablement donnés aux archers et exempts, il continua pourtant à subsister, dans la population parisienne, la ferme croyance que des enfants étaient enlevés à leurs parents dans un dessein ignoré. L’avocat Barbier, dans son Journal, mentionne qu’en mars 1734 on envoya « à la Morgue du Châtelet quinze ou seize petites enfants, parmi lesquels il y en avait un âgé de trois ans et tous les autres plus jeunes ou nouveau-nés. Ce spectacle a attiré un grand concours de monde et a effrayé le peuple ». Ces petits cadavres avaient été réunis par un médecin pour des études d’anatomie et avaient été transportés à la Morgue à la suite d’une plainte des voisins. Mais il est certain que la grande majorité du peuple se refusa à croire à cette explication et resta persuadée qu’il y avait eu là rapt d’enfants.

 

Les émeutes de 1750.

 

Depuis les débuts de l'hiver 1749-1750, la tension allait croissant. On « en » parlait partout : des policiers, déguisés en bourgeois, raflaient les gamins de Paris. Précédés de mouchards, ils tombaient de préférence sur ces groupes d'enfants joueurs occupés à battre les cartes dans les coins, lancer leurs balles et leurs palets au bout du Pont-Neuf, ou à se poursuivre à la course sous les préaux de la foire Saint-Germain, dans les marchés et sur les quais. Un geste des exempts, et les archers qui les suivaient attrapaient les petits, leur passaient les menottes et les embarquaient dans des voitures aux fenêtres de bois, qui prenaient aussitôt la direction des prisons du Grand Châtelet ou du Fort l'Évêque. 

 

Barbier décrit les arrestations en ces termes :

 

« Depuis huit jours, on dit que des exempts de la police déguisés rôdent dans différents quartiers de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis 5 ou 6 ans jusqu'à 10 ans et plus, et les mettent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts. Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu'ils tournent dans différents quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit.»

 

Au sein de la population, les réticences à l’égard des méthodes brutales et répressives de la police du Châtelet sont indéniables, et peuvent être palpables lors des vastes campagnes d’arrestation des mendiants. Si le vendredi 22 mai les débordements sont tels que de malheureux passants sont accusés d’être des voleurs d’enfants dans les quartiers de Saint-Denis et Poissonnière, le lendemain, ils visent directement des agents du Lieutenant général de police, des archers et des cavaliers du guet. Un exempt de la police du nom de Labbé cherche à arrêter un enfant sur le Pont-Marie si bien que, très rapidement, la population s’attroupe et prend à partie le responsable de l’arrestation. Ce dernier finit par se réfugier dans une maison, mais les émeutiers échaudés le retrouvent et le frappent à coups de pierre ou avec des barreaux arrachés à la devanture du cabaret ! Labbé succombe à ses blessures et, dans un geste expiateur, la foule traîne son cadavre jusqu’à la maison du Lieutenant général de police, Berryer. Au printemps, les émeutes se propagent dans tout le royaume, et frappent des villes comme Vincennes, Tours ou encore Toulouse. Le soulèvement de la population parisienne ne traduit pas seulement son désarroi, suite aux frustrations économiques de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et son hostilité croissante aux enlèvements arbitraires, il est également contemporain de rumeurs encore plus glaçantes…En effet, un bruit se répand progressivement : et si l’instigateur de ces enlèvements d’enfants n’était pas finalement le roi lui-même ? Les fausses rumeurs et les mauvais discours sur Louis XV, en particulier sur sa sexualité débauchée, sont monnaie courante. Pourtant, un cran est bel et bien franchi en 1750. Le monarque serait responsable des enlèvements d’enfants car, à l’image de l’ancien roi de Judée, Hérode, il prendrait des bains dans le sang des jeunes victimes pour se soigner de la lèpre. L’imaginaire médiéval des bains de sang bénéfiques pour la santé avait donc largement prospéré jusqu’au mitan du XVIIIe siècle. Ces bruits ravivaient des terreurs enracinées dans la nuit des temps : la crainte sans âge de l'ogre des légendes hantait à nouveau les esprits. Des faits précis remontaient en mémoire, simples incidents dramatisés par les récits au gré des rencontres de cabaret, de fontaine ou de marché. L’enlèvement d’enfants revêt pour les Parisiens un crime insupportable et diabolique. Les échauffourées dans Paris dégénèrent, les 22 et 23 mai, et débouchèrent sur une véritable sédition ! La mort de l’exempt Labbé est point d’acmé de la contestation, ce meurtre incarne le divorce entre la police parisienne et les Parisiens. L’armée est même appelée en renfort pour calmer les échauffourées qui enflamment la capitale…

On peut s'étonner de la vivacité des réactions populaires dans un monde par ailleurs si dur à l'enfance. On connaît, pour cette époque, le taux élevé de la mortalité néo-natale, pour ne parler ni de l'avortement ni de l'infanticide. On sait aussi l'hécatombe effrayante des abandons et l'ampleur du phénomène d'errance juvénile. Naissances illégitimes, lointaines mises en nourrice, couples dissociés, familles « en miettes », dénuement matériel et moral : l'enfant apparaît trop souvent comme un fardeau dont il faut se débarrasser. C'est que la misère et son cortège sont vécus comme une fatalité qui n'appelle que la résignation, sans place pour l'éclat de révolte ou la sentimentalité. Perdre ses enfants, c'est encore la loi naturelle. Mais que d'autres, par force, richesse ou diablerie, viennent vous les enlever, vous priver de leur présence, de leur capacité de travail, et le refus déferle dans la rue. La violence populaire prend alors sa revanche du massacre des innocents.

 

La suite des émeutes :

 

Dès le 25 mai, la machine répressive se met en branle sur l'ordre exprès du roi. L'enquête rassemble une masse énorme de témoignages - deux cent trente-quatre -, et l'on finit par désigner dans la confusion quelques boucs émissaires. La sentence du 1er août 1750 expédie trois d'entre eux au gibet : le petit brocanteur du pont Saint-Michel (Charles-François Urbain) et deux jeunes gens du quartier Saint-Paul, l'un et l'autre âgés de vingt-quatre ans, le Savoyard (Jean-Baptiste Charvaz), portefaix[4], et le charbonnier Jean-Baptiste Lebeau. Ils sont exécutés le 3 août. Des cris partent de la foule quand le premier condamné grimpe à l'échelle : « Grâce, grâce ! ». Le bourreau hésite, mais la troupe pointe ses baïonnettes et repousse l'assistance en provoquant une énorme bousculade. Cette sinistre cérémonie laisse les craintes intactes. Le populaire demeure convaincu de la permanence du danger et du mauvais vouloir des autorités accusées de piétiner le droit des gens et de violer l'innocence. Tout confirme que l'ordre monarchique lui-même provoque des réactions d'allergie et un irrémédiable rejet. Dans son journal, le marquis d’Argenson en tire la leçon politique : « Tout s'écroulera dans le royaume... Tout cela fondra un beau matin... On voit s'élever une antipathie extraordinaire entre le roi et son peuple, surtout le peuple de Paris... Le peuple révolté vomit à foison des propos exécrables contre le roi. »

Au total, selon Barbier, quinze à vingt personnes tuées, tant du côté du guet que des émeutiers, et de nombreux blessés. Et puis les trois suppliciés... Le choc est très long à s'amortir. Pendant des années les fêtes monarchiques, cortèges et célébrations de circonstance se dérouleront dans un Paris morne et glacé. Louis XV éprouve maintenant un véritable sentiment de répugnance à l'encontre d'une capitale dont les éclats de violence ont entamé le pacte implicite qui le liait à ses sujets. Pour ne plus avoir à traverser la ville ingrate en se rendant de Versailles à Compiègne, il ordonne dès le mois de juin 1750 la construction d'une nouvelle route pavée qui coupera vers le nord-est, en lisière des faubourgs, entre la porte Maillot et Saint-Denis. «Eh quoi, aurait-il déclaré, je me montrerais à ce vilain peuple qui dit que je suis un Hérode!»

Désormais, pour les chasses et les voyages de divertissement, la cavalerie et les carrosses de la cour emprunteront directement cette voie que le public parisien baptise aussitôt d'un nom vite devenu d'usage courant, et qu'elle gardera plus d'un siècle : le Chemin de la Révolte... ?

 

Pour en savoir plus :

 

Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants, Paris, 1750, Paris, Hachette, 1988.

Arlette Farge étudia la rumeur circulant au sujet des mœurs du roi, qu’on soupçonnait de crimes contre les enfants.

Auguste-Philippe Herlaut, « Les Enlèvements d’enfants à Paris en 1720 et en 1750 », Revue historique, t. 139, 1922.

Son étude, basée sur des archives du Parlement et du Châtelet, mit en évidence les exactions policières.

Jean Nicolas (historien), La Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, UH Seuil.

Christian Romon, « L’Affaire des enlèvements d’enfants dans les archives du Châtelet » Revue historique, 3/1983

 

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Les-enle--vements-d.pdf



[1] Catherine Deshayes, dite la Voisin, née vers 1640 à Paris et morte sur le bûcher le 22 février 1680 à Paris, est une sage-femme, empoisonneuse et prétendue sorcière française, mêlée à l'affaire des poisons.

[2] Etienne Guibourg, né vers 1610 et mort en janvier 1686, est un prêtre catholique et occultiste français, connu pour avoir célébré de nombreux rituels satanistes et pour son implication dans l'affaire des poisons, lors de laquelle il aurait célébré une série de messes noires à la demande de Catherine Deshayes dite la Voisin.

[3] Officiers de police

[4] Porteur



19/09/2023
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