Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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L’affaire Lyssenko : une éclipse de la raison.

 

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« Comment rendre les pis de nos vaches encore plus gros ? On ne peut plus les accroître en largeur. On pourrait penser à les allonger, mais ils arriveraient alors très près de terre [...]. Allonger les pattes ? [...]. Cela serait nuisible pour les vaches [...]. Le pis ne peut aller plus loin vers l'arrière, il ne nous reste plus qu'à l'étendre vers l'avant. C'est ce que nous allons faire », affirmait sans ambage, en 1949, Chaoumian, l'un des disciples de l'agronome Trofim Lyssenko, devenu président de l'Académie des sciences agronomiques de l'URSS en 1938. Lyssenko se faisait, en effet, fort de transformer le blé en seigle, l'orge en avoine, les choux en raves, etc. Le communisme triomphait de la nature, et les peuples soumis à Staline allaient connaître un nouvel âge d'or, une « abondance illimitée ».

 

Une ascension tributaire de Staline. 

 

Lyssenko (en graphie anglaise Lysenko) est né, en 1898, de Denis et Oksana Lyssenko, couple de paysans ukrainiens. Trofim a un frère, Pavel (qui va émigrer vers l’Occident dans les années 1950). On lui connaît aussi une sœur, dont on ne connait pas le destin.

Il apprend à lire et à écrire à l'âge de 13 ans ; en 1913, il intègre l'école élémentaire d'horticulture de Poltava.

De 1917 à 1921, il suit une formation de jardinier à Uman en Ukraine ; cela l'amène à suivre en 1920 un stage d'un mois sur la betterave. De 1921 à 1925, il suit des cours par correspondance auprès de l'institut d'agriculture de Kiev tout en travaillant à la station de sélection végétale de Belaya Tserkov ; en 1922, il y devient assistant-chercheur. Cette station jouit alors d'une très bonne réputation, notamment du fait de la présence du généticien Grigorij A. Levitsky.

En 1925, désormais agronome, il travaille à la station de sélection végétale de Gandzha en Azerbaïdjan ; d'abord occupé à l'amélioration des sols, il s’intéresse rapidement à l'effet des températures sur les cultures, comme en témoigne une première publication en 1928. Praticien, il démontre en 1927, en Azerbaïdjan, qu'on peut transformer une terre agricole en prairie et économiser du fourrage. Cette réalisation lui vaut une certaine publicité dans la Pravda.

En 1929, il rejoint l'institut de génétique d'Odessa, dans lequel il est chercheur, puis chef de laboratoire.

Lyssenko fit irruption sur la scène publique en affirmant qu’il pouvait traiter le blé d’hiver de façon à ce qu’il produise une moisson abondante au printemps, non seulement l’année suivante, mais aussi les années à venir. Il appelait sa technique « vernalisation ». On lui confia alors la responsabilité d’un département, créé spécialement pour lui à l’Institut national de reproduction des plantes d’Odessa. La vernalisation consistait à humidifier sous abri les semences de blé ou d’autres céréales, en les remuant sans cesse et en les maintenant dans des conditions déterminées. Les graines étaient semées alors qu’elles avaient déjà commencé à gonfler. Les fortes pertes de grains en Ukraine lors de l’hiver 1927-1928 provoquent un intérêt croissant pour la vernalisation, et Lyssenko reçoit le soutien du commissaire à l’agriculture Yakovlev, mais sa communication au Congrès d’agronomie de 1929 ne convainc pas les scientifiques réunis à cette occasion. Lyssenko se présente alors comme le continuateur des expérimentations du botaniste Ivan Vladimirovitch Mitchourine, qui a développé une pratique de croisements de variétés fondés notamment sur des greffes, et prétend avoir ainsi créé par « hybridation végétative » des centaines de nouvelles variétés. Mitchourine est parvenu dans les années 1920 à obtenir un certain soutien de la part du gouvernement soviétique, qui était initialement très sceptique, mais il est resté jusqu’à sa mort en 1935 largement déconnecté de la communauté scientifique, ce qui ne l’a pas empêché de devenir une sorte de héros populaire de la botanique, le prototype du nouveau scientifique intéressé par la pratique plus que la théorie. Lyssenko et Mitchourine ne sont alors que des pratiquants d’une agronomie plus ou moins fantaisiste prospérant en marge de l’agronomie scientifique privilégiée par le régime soviétique. Celle-ci est incarnée par la figure du généticien et botaniste Nikolai Ivanovitch Vavilov, président de l’Académie Lénine des Sciences agronomiques et membre du Comité Central. Il avait entamé un programme unique au monde d’importation systématique de variétés de plantes venues d’autres parties de la planète, et il avait initié l’étude de ces variétés dans le but d’améliorer les espèces.

 

Deux raisons principales au succès de Lyssenko : d’une part la politique de collectivisation de Staline et une série de mauvaises récoltes avaient fait des millions de morts en Ukraine, dus à la famine ; les agronomes du pays étaient impuissants face à ce désastre et les bureaucrates, craignant la vengeance, s’agrippaient désespérément à chaque promesse de miracles. D’autre part, la théorie lamarckienne[1] de la transmission, par laquelle des caractéristiques génétiques peuvent être imposées à des plantes (ou des animaux) par une intervention humaine, convenait très bien à la pensée marxiste, tandis que le déterminisme de la génétique mendélienne[2] était détestable. Lyssenko perfectionna également un style de débats théâtral, efficace, et sa maîtrise des injures verbales : se faire alors traiter « d’idéaliste menchévique » annonçait parfois, pour un biologiste, des coups frappés à la porte à minuit, et un départ rapide pour le goulag ou la cellule d’exécution, car, à cette époque, Lyssenko bénéficiait du soutien personnel de Staline.

 

Lyssenko concentra ses attaques sur les meilleurs biologistes du pays, et notamment sur Nicolaï Ivanovich Vavilov. La situation devint critique lors d’une conférence à Moscou en 1936. La grande terreur stalinienne se déchaînait et l’atmosphère était menaçante. Staline avait laissé entendre qu’il ne devait y avoir aucune mention de la génétique humaine, mais l’Américain Hermann J. Muller, lauréat du prix Nobel, qui avait été nommé à la tête de l’Institut de génétique médicale de Moscou trois ans plus tôt, non seulement désobéissait, mais parlait haut et fort contre Lyssenko. L’issue fut désastreuse : une vague d’arrestations et d’exécutions s’ensuivit, et le secrétaire qui avait traduit le livre de Muller fut même exécuté. Vavilov réussit à faire sortir Muller du pays dans un convoi de « volontaires » pour la guerre d’Espagne. Le Présidium de l’Académie des sciences, poussé par Lyssenko, accusa docilement l’Institut de Vavilov de manquement à dénoncer « une position de classe hostile sur le front théorique ». Vavilov en réchappa pour un temps, mais fut finalement arrêté en 1941, accusé de « sabotage » et d’espionnage ; emprisonné, il mourut de privations et de maladie en 1943. Quelques biologistes courageux continuèrent de s’opposer à la dissémination des idées lyssenkistes, mais, dans l’ensemble, la recherche en génétique et dans les autres domaines sensibles de la biologie cessa tout simplement.

 

Des dégâts inestimables. 

 

Rien ne pouvait contenir les excès de Lyssenko. Ses déclarations devinrent de plus en plus fantasques : une espèce pouvait être transformée en une autre (par exemple, l’orge en seigle, ce qu’il « obtint » dans sa ferme), et l’obtention de caractères voulus pour un organisme provenait non pas de la sélection naturelle (une imposture bourgeoise), mais de la coopération entre individus. Ainsi, un œuf devait être fécondé par de nombreux spermatozoïdes pour garantir une descendance vigoureuse ; les plantes, quant à elles, pouvaient subir une « rééducation socialiste » et devaient être plantées en groupes pour que les éléments faibles puissent se sacrifier pour les forts ; des oiseaux chanteurs colonisés par le coucou donnaient naissance à des coucous, et ainsi de suite… Les disciples de Lyssenko infiltraient les positions élevées du savoir soviétique, ainsi que les académies, et les conséquences en étaient visibles dans le contenu des revues scientifiques. Le cas le plus bizarre fut peut-être celui d’Olga Lepeshinskaya, une ancienne révolutionnaire, amie de Lénine, qui n’avait de formation ni en biologie, ni dans d’autres domaines : elle découvrit pourtant que le jaune d’œuf produisait toutes sortes de cellules, que les bactéries pouvaient être transformées en virus (et inversement) et les cristaux inorganiques donner des organismes vivants. Elle démontra la génération spontanée à partir de l’eau stérile et reçut, par téléphone, les félicitations de Staline.

En 1945, l'ascension de Lyssenko, coqueluche scientifique de Staline, semble infinie. Il a été récompensé huit fois de l'ordre de Lénine, est conseiller auprès du Soviet suprême, directeur de l'institut génétique de l'Académie des sciences d'URSS. Il est distingué comme héros du travail socialiste en juin 1945.

Bien que Staline ait, certes tardivement, manifesté des doutes sur son protégé, cette situation se prolongea jusqu’à sa mort en 1953. Un certain nombre de projets grandioses avaient échoué spectaculairement, les ennemis de Lyssenko reprirent courage. Pendant la guerre, Lyssenko avait ainsi dirigé un projet forestier en Sibérie et décrété que les chênes devaient être plantés en groupes, selon son principe de coopération ; en peu de temps, presque tous les plants moururent. Khrouchtchev, le successeur de Staline, soutint Lyssenko, mais n’essaya pas trop fortement d’imposer sa volonté à une Académie des sciences revigorée. Lyssenko tomba seulement après la chute de Khrouchtchev en 1964, et fut relégué dans une ferme expérimentale près de Moscou. Il ne passa jamais en jugement pour ses exactions, et mourut dans une retraite tranquille en 1976. Nicolai Vavilov, sa victime la plus célèbre, avait quant à lui été réhabilité en 1955, à titre posthume.

 

L’affaire Lyssenko et la France. 

 

Au lendemain de la guerre, le PCF connaît une audience intellectuelle remarquable. Des intellectuels, artistes et scientifiques de renommée mondiale tels que Paul Langevin, Frédéric Joliot-Curie, Pablo Picasso et Paul Éluard adhèrent au PCF pendant la guerre ou immédiatement après. Ces intellectuels et scientifiques vont cependant vite se retrouver tous au cœur d'une lutte idéologique et pris dans des enjeux politiques qui vont peser dans les discussions sur la science. En effet, la science est au centre d’une guerre idéologique, politique et militaire entre le bloc communiste et l’Occident. Bien qu’elle ne soit pas la seule, l’affaire Lyssenko est la plus connue de ces controverses. Avant la Seconde Guerre mondiale et comme leurs homologues non-communistes, les intellectuels communistes français n’étaient absolument pas hostiles à la génétique, comme l'attestent les articles de J. B. S Haldane, Jacques Monod, Georges Teissier et Marcel Prenant publiés en 1939 dans le premier numéro La Pensée, un périodique créé par le PCF. En 1948 encore, à quelques semaines de la session de l'Académie Lénine, paraît la seconde édition de Biologie et Marxisme de Marcel Prenant, où l'auteur critique vivement les théories de Lyssenko et les méthodes par lesquelles il les fait valoir. Le lyssenkisme donnera pourtant lieu à un violent débat en France pendant l'été 1948. 

Étonnantes à relater, les doctrines absurdes de Lyssenko exerçaient un attrait considérable, y compris à droite, car, selon l’historien et philosophe Dominique Lecourt, qui fait autorité en la matière, une majorité de biologistes français avaient alors une conception lamarckienne de l’hérédité : les théories de Darwin n’étaient pas encore, semble-t-il, bien installées. Les scientifiques communistes étaient pris dans un dilemme, et il y eut quelques victimes à gauche. En 1950, le manifeste du PCF affirmait qu’il y avait maintenant une science bourgeoise et une science prolétarienne, et que la science « est aussi affaire de lutte de classes, affaire du parti ». L’éminent biologiste Marcel Prenant, professeur à la Sorbonne et héros de la résistance, était membre du comité central du parti communiste français. Il essaya de trouver du sens dans la biologie de Lyssenko, mais échoua et, en fin de compte, osa la dénoncer. Il fut expulsé du comité central (mais demeura un membre fidèle du parti jusqu’en 1957). Une autre victime fut le généticien-mathématicien Georges Teissier, communiste et directeur du CNRS de 1946 à 1950. Le flirt prolongé de Teissier avec le lyssenkisme fut très probablement à l’origine de sa destitution par le ministère de l’Éducation, bien que sur des motifs inventés de toutes pièces. Du début à la fin, Teissier dirigea la recherche génétique conformément aux idées mendéliennes classiques et, finalement, désavoua Lyssenko. Claude Lévi, premier directeur du Département des sciences de la vie au CNRS (entre 1966 et 1974) parle « d’une très sale période », évoquant le suicide d’un de ses jeunes camarades, auquel aurait probablement contribué une impossibilité à concilier convictions politiques et scientifiques. 

 

Comment interpréter l’affaire Lyssenko ?

 

L'« affaire » Lyssenko a longtemps été l'objet d'interprétations excessives. Certains y ont vu un effet du marxisme appliqué aux sciences naturelles. Mais les discours sur l'homme nouveau et la transformation de la nature n'étaient pour Staline que pure rhétorique et relevaient de la propagande. Soulignons aussi que Lyssenko et le lyssenkisme ont, en 1947-1948, été à deux doigts de la disgrâce. Or Staline, qui cherchait partout des saboteurs, n'a jamais demandé des comptes à Lyssenko sur ses promesses mirobolantes. C'est qu'il n'y croyait pas plus qu'à ses propres discours sur la « démocratie soviétique ». Il a utilisé Lyssenko à des fins purement politiciennes, d'abord pour masquer les échecs de sa politique agricole en annonçant par la bouche du praticien-charlatan de fantastiques moissons, ensuite pour liquider la vieille intelligentsia « bourgeoise » ou « révolutionnaire » (comme il l'a fait dans les autres domaines intellectuels : la littérature en 1946-1947, l'histoire en 1948-1950, la linguistique en 1950, l'économie en 1951, la médecine à partir de 1951, etc.).

Enfin, en 1948, Lyssenko a eu la chance de tomber au beau milieu d'un conflit de clans  au sein même du Kremlin. Depuis 1945, le clan Jdanov s'opposait ouvertement au clan Beria-Malenkov. En 1946, Malenkov avait brusquement cessé d'être mentionné comme membre du secrétariat du Comité central. Mais on le voit réapparaître dans cette fonction, le 20 juin 1948, au moment même où Staline choisit Lyssenko contre les mendéliens. Rappelons que le 7 août, la Pravda publie l'autocritique de Iouri Jdanov. Le 31 août, André Jdanov décède. L'année suivante, ses collaborateurs seront arrêtés, puis fusillés, et Staline encourage Lyssenko à faire régner la terreur dans la science soviétique, au nom de la « biologie prolétarienne ».

 

Lyssenko, c'est désormais évident, n'était qu'un pion dans le jeu du secrétaire général, et la science soviétique a chèrement payé le prix de ces manœuvres politiciennes et de ces rivalités personnelles.

 

Lyssenko aujourd’hui ?  La réponse est peut-être dans le lien suivant :

 

https://www.cairn.info/revue-des-sciences-de-gestion-2020-5-page-1.htm

 

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.erudit.org/fr/revues/ms/2005-v21-n2-ms870/010555ar/

 

Cliquez ici pour télécharger.

 

Lys2.pdf



[1] Théorie concernant l'origine des espèces et selon laquelle les êtres vivants ont subi, au cours de leur évolution, des transformations régulières et de complexité croissante dues à leur adaptation au milieu et qu'ils ont transmises à leur descendance.

[2] Relative au mendélisme, loi fondamentale de la génétique formulée par Mendel qui définit les mécanismes de l'hérédité



10/01/2024
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