Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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L’assassinat de Walther Rathenau : les débuts des malheurs de l’Allemagne.

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Dans ses Souvenirs d’un Européen, Stefan Zweig évoque la mort de Walther Rathenau comme «  l’épisode tragique qui marqua le début du malheur de l’Allemagne, du malheur de l’Europe ». Pour beaucoup, avec l’assassinat en juin 1922 de ce grand patron rallié à la République de Weimar, c’est une voix solitaire dans le monde des affaires et de la politique en Allemagne qui s’est éteinte. Pourtant, la carrière de Walther Rathenau n’est pas précisément celle d’un marginal. C’est que le personnage a de multiples facettes.

 

Un riche héritier et un entrepreneur audacieux.

 

Walther Rathenau a eu une vie peu banale, une triple vie, pourrait-on dire : d’industriel, d’homme politique et d’essayiste, avec des correspondances pas toujours évidentes entre elles. Walther Rathenau est le fils d’Emil Rathenau, le célèbre fondateur d’AEG.

 

Avant d’entreprendre des études, Emil Rathenau avait été formé comme apprenti dans une fabrique de machines agricoles, dont avait hérité son grand-père. Par la suite, il travaillera à la construction (et plus spécialement à la conception) des machines afin d’en systématiser la construction de masse au moindre coût. Après avoir acheté le brevet d’Edison, il fonde la Deutsche Edison Gesellschaft qui deviendra l’Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG). Se trouvant confrontée au très puissant Siemens, AEG va habilement se positionner sur le domaine à l’époque hautement scientifique de l’électrotechnique inventant des techniques de conception systématique des machines. En contribuant à l’électrification rapide du pays, AEG devient rapidement la plus grande entreprise d’électricité d’Allemagne.

À son tour, Walther Rathenau se lance dans des études d’ingénieur, en électrochimie, le seul domaine de l’électricité dans lequel AEG n’avait encore aucune compétence à l’époque. Puis il soutient une thèse en physique sur l’absorption de la lumière par les métaux à Berlin, en 1889. C’est à ce moment que débute sa carrière dans l’électrochimie. Il dépose rapidement plusieurs brevets sur l’électrolyse des alcanes. Ses découvertes semblent suffisamment pertinentes pour qu’il soit appelé à les présenter à l’Empereur Guillaume II. Il fonde une entreprise, Electrochemische Werke, une filiale d’AEG, où il fait ses armes en tant que jeune dirigeant, avant d’intégrer le directoire d’AEG, en 1899. On lui prête le mérite d’avoir impulsé de nombreux projets, dont la reconstruction des usines du groupe, avec le célèbre architecte R. Behrens (du Bauhaus). Il dirige des usines d’électrochimie en Allemagne, mais aussi en Autriche (dont celle de Bitterfield), avec succès. Après le retrait de son père, il prend la direction d’AEG. Il préfère toutefois occuper très rapidement le poste de président du conseil de surveillance, s’occupant davantage des relations publiques. Et il s’investit dans de très nombreuses autres entreprises. À la veille de la Première guerre mondiale, il est membre de 86 conseils de surveillance en Allemagne, et de 21 autres à l’étranger !

 

Une personnalité atypique du patronat allemand.

 

Les dirigeants des industries nouvelles (chimie, électricité) sont, avant-guerre, réputés plus libéraux que leurs collègues de l’industrie lourde, actifs soutiens de la politique expansionniste. Rathenau est alors considéré comme un modéré. Mais il reste fidèle jusqu’au bout à l’Empire. Son attitude face à la guerre est significative. Opposé à la politique d’expansion navale qui conduit à l’affrontement avec l’Angleterre et au déclenchement de la Première Guerre mondiale, qu’il juge précipité, il n’en offre pas moins, dès août 1914, ses services au gouvernement pour organiser ce qu’il considère comme la clé de cette nouvelle guerre industrielle : l’approvisionnement en matières premières. C’est lui qui met ainsi sur pied la planification de l’industrie de guerre allemande. Mais c’est sur le plan de la pensée économique qu’il se distingue de la majorité des dirigeants d’entreprises allemands (même occidentaux). Au travers de nombreux ouvrages, il développe des théories originales notamment sur le rôle social de l’entreprise. Rathenau considère clairement qu’un nouvel ordre social et industriel est en train d’émerger en ce début de XXe siècle, qui ne relève ni d’un rapport de force politique ni d’un accroissement de la taille des entreprises, quand bien même cet accroissement irait de pair avec un projet de rationalisation. Pour lui, on ne comprend le monde moderne, ni on ne peut l’orienter, si l’on ne prend pas la pleine mesure de la « mécanisation », c’est-à-dire de la capacité de l’action collective à modeler le monde au point d’en faire un univers artificiel. L’ère moderne consacre avant tout l’avènement d’une capacité inédite d’innovation et de création collective. Il en découle une responsabilité très forte des dirigeants à l’égard du monde qu’ils contribuent à créer. Comme d’autres de ses contemporains, Rathenau juge que les entreprises ne peuvent plus être assimilées à des acteurs privés poursuivant leurs propres intérêts. L’économie classique modélisant des acteurs indépendants les uns des autres apparaît donc dépassée : il ne faut pas que la puissance d’agir des entreprises soit abandonnée ni au libre jeu du marché ni au hasard de la composition des assemblées générales. Rathenau juge donc indispensable de réformer les institutions qui encadrent le gouvernement des entreprises. Il voit l’entreprise comme une institution certes privée, mais dotée d’une finalité d’intérêt collectif. Il propose d’adapter son mode de gouvernement en conséquence, en partant d’expériences concrètes. En particulier, il suggère que les dirigeants conduisent l’entreprise selon des finalités d’intérêt collectif et avec un dispositif de surveillance aligné sur ces finalités. C’est au nom de leur puissance d’innovation et de leur impact potentiel sur la société que les entreprises doivent être engagées dans des projets d’intérêt collectif. Rathenau n’est pas un économiste, il ne se positionne pas vraiment sur le terrain de la science économique. Néanmoins, en tant que dirigeant, il semble mesurer la distance entre les cadres théoriques censés décrire l’économie et la réalité des entreprises. Modéliser les entreprises modernes comme des agents indépendants les uns des autres et penser la production ou la consommation comme des fonctions de choix individuels lui semble profondément décalé par rapport aux enjeux. Aussi critique-t-il violemment les théories libérales classiques :

 

« Toute science économique et sociale n’est qu’éthique appliquée (…), et un État, une économie, une société méritent de disparaître, lorsqu’ils ne signifient qu’un état d’équilibre d’intérêts réfrénés, lorsqu’ils ne sont que des associations de production et de consommation, armées ou désarmées ».

 

On notera qu’il rejette aussi le socialisme. Pour lui, supprimer la propriété, ou même la notion de profit, est un contresens. Il livre sa propre conception du profit : supposons un État qui dispose d’une certaine somme d’argent à investir dans l’intérêt collectif, s’il doit choisir entre plusieurs projets de développement pour différentes populations, quel devrait être son choix ? Rathenau affirme qu’il ne faut pas vouloir choisir, mais justement demander à chaque projet de renouveler les ressources qu’il consomme, c’est-à-dire de générer du profit, de manière à être réalisé tout en autorisant la réalisation d’autres projets. Telle est la véritable fonction du profit : l’entreprise en a besoin pour renouveler ses ressources et pour poursuivre son travail, qui est utile.

 

Un modéré en politique

 

Après l'armistice du 11 novembre, il choisit de soutenir les institutions de Weimar. Devenu ministre de la Reconstruction en 1921 et ministre des Affaires étrangères en 1922, Walter Rathenau négocie avec les représentants soviétiques Christian Rakovsky et Adolf Joffe le traité de Rapallo, qui efface la dette de guerre et qui permet à la république de Weimar de contourner les stipulations des traités de paix (entraînement de troupes allemandes sur le territoire soviétique). Partisan de la « politique d’exécution des traités » pour mieux les renégocier avec l’aide des Anglo-saxons, Rathenau se retrouve bien isolé : les industriels, tant des industries nouvelles que de l’industrie lourde, tempêtent contre le traité de Versailles qui a confisqué brevets et investissements à l’étranger et suivent Stinnes[1] dans la campagne contre les réparations et la politique de Rathenau. Allant plus loin, l’extrême droite, après l’assassinat du ministre Erzberger (en août 1921) qui avait eu le tort de signer l’armistice, désigne alors publiquement Rathenau, le «  traître juif », comme la prochaine victime. La signature du traité de Rapallo, qui normalise les relations germano-soviétiques (avril 1922), aggrave encore son cas à leurs yeux.

 

Un assassinat de mauvais augure.

 

Son style flamboyant et son intelligence, mise au service du gouvernement allemand, s'opposent au chaos dans lequel les forces révolutionnaires espèrent construire une nouvelle société sur les ruines de la Première Guerre mondiale. Il est alors considéré par ses ennemis comme un représentant de l’« Ancien régime ». Selon Hellmut von Gerlach, un journaliste pacifiste ami de Walther Rathenau, ce dernier est honni parce qu'« il est juif et  il est la réfutation vivante de la théorie antisémite qui veut que le judaïsme soit nocif pour l'Allemagne ». L'assassinat de Rathenau « doit inciter la gauche à frapper », et pour le procureur du Reich, une fois « le soulèvement de la classe ouvrière écrasé, doit permettre la mise en place d'un gouvernement d'extrême droite ». L'organisation Consul, groupe terroriste dans lequel évolue Ernst von Salomon[2], décide de l'assassiner pour provoquer la chute du gouvernement. Ernst von Salomon conteste le fait que l’antisémitisme ait joué le moindre rôle dans cet assassinat. Les membres de l’organisation passent à l'action le 24 juin 1922 : un cabriolet s'approche de la voiture du ministre. Rathenau est abattu de plusieurs coups de pistolet automatique. Les assassins prennent alors la fuite en lançant une grenade. Une vaste opération de police est déclenchée et la plupart des groupes nationalistes sont décapités. 

 

Que reste-t-il de Walter Rathenau ?

 

Avec le recul, Walter Rathenau, quoique représentatif à bien des égards de la grande industrie allemande et partageant certains des préjugés de ses assassins, apparaît comme un homme à part dans son milieu : un esprit libre, « grand juif qui rêvait d’un néocapitalisme intelligemment organisé » (Victor Serge), victime précoce de l’antisémitisme qui submergea le pays, son option politique fut une parenthèse refermée conjointement par les classes dirigeantes et les nazis. Et les dirigeants français leur ont facilité la tâche par leur obstination à désigner l’Allemagne comme seul fauteur de guerre et à exiger le paiement de réparations élevées en occupant la Ruhr en 1923.

 

 

L’institut Walther Rathenau :

 

https://www.bundesregierung.de/breg-fr/recherche/prix-walther-rathenau-1978770

 

Pour en savoir plus :

 

http://www.annales.org/gc/2016/gc-125/GC-125-Article-SEGRESTIN.pdf

 

 

Cliquez ici pour télécharger l'article.

rathenau.pdf

 

 



[1] Industriel important et membre du Parti populaire allemand national-libéral. 

[2] Ernst von Salomon est un écrivain allemand né en 1902 à Kiel, mort en 1972. Il a d'abord été membre des Freikorps dans l'immédiat après-guerre, puis activiste de l'Organisation Consul sous la République de Weimar, avant de se consacrer à l'écriture d'une œuvre essentiellement autobiographique.



17/01/2022
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