Le banquet : plus qu’un repas, un acte politique et social.
Charles III est reparti pour la Grande-Bretagne, les historiens du futur diront ce qu’il convient de retenir de ce voyage sur le plan diplomatique. Les commentateurs du présent ont abondamment parlé du diner d’État servi dans la galerie des Glaces à Versailles. Le terme banquet n’a pas été utilisé. Sans doute, le terme est devenu un peu désuet ou, peut-être a-t-il acquis une connotation un peu trop populaire voire révolutionnaire pour un invité royal. D’ailleurs Pagnol l’avait bien compris, puisque dans Fanny, il nous régale du dialogue suivant :
Panisse : « Mais comment ça se fait que vous ne soyez pas resté au banquet de la noce ? »
César : « Parce qu'aujourd'hui, c'était le mariage à la mairie. Le banquet ça sera demain, et d'abord, ça ne sera pas un banquet. Ça sera un « lonche ». C'est un mot anglais. Ça veut dire banquet d'ailleurs, mais c'est beaucoup plus distingué »
Pourtant, le banquet au sens de repas pris en commun existe depuis l’antiquité. A cette période il se caractérise par plusieurs actions codifiées : manger, puis boire et enfin débattre ou se divertir. Sous l’ancien régime, il faisait référence aux repas fastueux donnés par le roi ou la noblesse et où la position et le rôle de chacun sont clairement définis. Les révolutionnaires de 1789, pétris de culture antique, vont renouer avec le banquet dans sa forme originelle. Au cours du XIXème siècle, le banquet va jouer un rôle non négligeable dans la chute de Louis-Philippe puis plus tard dans le renforcement du régime républicain.
Le symposium grec
Né en Grèce, le banquet n’est pas un simple repas axé sur la nourriture offerte. La cérémonie a pour vocation de confronter les idées et de nourrir le débat. Il répond à un rituel très précis et invariable.
Arrivé au domicile de l’hôte, on enlève ses sandales, on se fait laver les pieds par un esclave puis on s’installe sur une banquette. Puis le repas, le deipnon (repas vers le coucher du soleil), débute. A l’issue de ce dernier, on se lève et le sol est nettoyé. La seconde partie prend ensuite la forme d’une beuverie (le potos ou sympotos) agrémentée par des chants ou des danses. Elle débute avec une libation ou une prière, et un maître de banquet est alors élu pour conseiller, entre autres, les esclaves sur les proportions de vins. L’alcool, dont les effets pour délier les langues sont connus, permet de stimuler la réflexion et l’esprit des protagonistes. Enfin le banquet se termine par un débat ou des jeux lorsque ne restent que les bouteilles sur les tables.
On sait que les femmes et les enfants sont exclus des banquets, et qu’ils ne sont réservés qu’aux citoyens. C’est d’ailleurs l’occasion de faire avancer la discussion sur des sujets de société. Les dépenses du repas, généralement offert par l’hôte, peuvent parfois être partagées entre les participants.
Ce modèle a été exporté chez les romains mais aussi chez les étrusques, qui vont l’adapter en choisissant de faire du banquet un thème central dans les représentations funéraires. On voit ainsi, sur ces fresques, des cérémonies où sont également présentes des femmes, des proches et leurs esclaves, installés autour d’une table dans un espace dédié au repas, que les romains appellent le triclinium. Ces scènes de banquet sont aussi notables dans la statuaire étrusque, avec ses sarcophages, et des bas-reliefs.
Dans les tombes celtes, on retrouve des objets utilisés durant le banquet gréco-romain. De nombreuses analyses laissent entendre que la vaisselle avait contenu du vin, laissant entrevoir la possibilité que les objets avaient été disposés auprès du défunt, en souvenir d’un repas partagé.
Banquets et festins médiévaux
Dans un monde qui, aux XIVe et XVe siècles, est souvent tenaillé par la faim, les châteaux et les somptueux palais urbains de l'aristocratie apparaissent comme autant d'îlots de goinfrerie. Manger plus et manger mieux sont en effet des privilèges de ce groupe social, qui trouve dans les événements les plus variés de nombreuses occasions de ripailles. Une table bien fournie est un indéniable signe de pouvoir et de distinction sociale. Les qualités d'ostentation et de prodigalité que doit posséder tout seigneur se manifestent en premier lieu dans l'abondante nourriture qu'il fait servir à ses invités. Cette nourriture est si copieuse qu'une partie ne peut être consommée lors du festin et sera donc redistribuée aux pauvres alentour, en conformité avec une autre valeur aristocratique : la largesse. Rien d'étonnant à ce que certaines rations théoriques déduites des comptes atteignent 4 à 5 000 calories par jour, soit le double du minimum vital et bien plus que ce qui est considéré comme nécessaire à un travailleur de force. En revanche, les serviteurs qui eux travaillent vraiment n'ont droit qu'à des portions diminuées.
Des traités expliquent aux jeunes nobles ou aux jeunes clercs les obligations qu'entraîne le partage des récipients et des couverts. Ce sont en effet deux convives qui se partagent le plus souvent un même récipient à boire, une même écuelle ou un même tranchoir, ce morceau de pain rassis posé sur une planche qui sert d'assiette improvisée. Ne pas remettre dans le plat le mets dont on a déjà goûté, ne pas offrir à son voisin un morceau entamé, saler sa viande sur le tranchoir et non pas la tremper dans la salière, s'essuyer la bouche avant de boire au hanap, enfin ne pas repasser à son voisin une coupe de vin entamée dans laquelle on a trempé des tranches de pain : autant de préceptes de bon sens. Les règles d'hygiène sont encore plus strictes lorsqu'il ne s'agit plus seulement de manger mais de servir.
Nourrir le seigneur ou le souverain est une tâche à laquelle les nobles sont préparés dès l'adolescence : servir est un honneur, par exemple pour l'écuyer tranchant qui coupe la viande avec un art consommé. De nombreux officiers, l'échanson, le sommelier, etc., se partagent la rude tâche de choisir le vin du maître ou de ses convives de marque, de le mélanger à de l'eau et de vérifier qu'il n'est pas empoisonné. Le vin, en effet, ne se boit pas pur. Quant à la hantise des empoisonnements, elle est très vivace dans les cours de la fin du Moyen Âge. Pour la prévenir, on fait confiance à des réactifs, telle la corne de licorne (en réalité une défense de narval[1]) : la virginité de cet animal mythique est censée faire bouillonner tout liquide infecté de venin.
La cour de Bourgogne a développé une étiquette de la table sans précédent par son raffinement et sa ritualisation. Elle fait de chaque banquet un spectacle permanent. Le plus célèbre, auquel assistèrent d'ailleurs des centaines de convives et de spectateurs, est le banquet du Faisan, tenu à Lille en 1454. Avant même que le repas ne démarre, les invités peuvent admirer, dans la salle même où il a lieu, la statue d'une femme nue aux pieds de laquelle est couché un lion ; la plus belle vaisselle du duc est exposée à leurs yeux sur un buffet. Déjà sont installés sur les tables des "entremets" peints sur du métal, du bois et du papier. Ces véritables pièces montées représentent une ville, un château ou bien un personnage (par exemple, saint Georges terrassant le dragon). Tout au long du banquet du Faisan, des acteurs ou des musiciens sont venus réciter un texte, chanter ou bien mimer une histoire : ce sont les entremets "mouvant et allant". Ils tracent un véritable programme politique, centré sur la croisade et exaltant la puissance ducale. Les scènes dramatiques racontent comment Jason a conquis la Toison d'or, et rappellent par là même l'Orient (but de la croisade) et l'ordre de chevalerie que vient de fonder le duc ; une dame déguisée en sainte Église et gardée par un géant "sarrasin" se plaint longuement des maux qui l'assaillent, avant que ne soit présenté le faisan (oiseau supposé venir d'Asie Mineure). C'est sur cet oiseau que chacun a fait vœu de se croiser et c'est lui qui a donné son nom au banquet de Lille. Ainsi, le festin sert autant à éblouir et mobiliser les invités qu'à les nourrir.
Le banquet républicain.
Quatre jours après la prise de la Bastille, le Marquis de Villette invitait les citoyens à organiser des repas fraternels : « Pour une révolution qui n'a point d'exemple, il faut un appareil d'un genre nouveau. Je voudrais que tous les bourgeois de la bonne ville de Paris fissent dresser leur table en public et prissent leur repas devant leur maison. Le riche et le pauvre seraient unis et tous les rangs confondus. »
Ce souhait fut exaucé par deux fois sur les ruines même de la Bastille, en 1792 et 1794. Le citoyen qui avait participé à ces banquets, en parle en ces termes : « Très belle et édifiante réjouissance civique. Le pain, le vin et la bonne chère y furent en abondance. Ceux qui ne possédaient rien, trouvèrent leurs couverts mis. On chanta, on dansa sur l'herbe comme en un paradis terrestre. ». Si le banquet, dans sa forme révolutionnaire perdit de sa vigueur sous l’empire, il joua au cours du XIXème siècle un rôle politique non négligeable.
Le banquet moyen d’opposition.
Durant les mois qui précèdent les Trois Glorieuses, le banquet de gauche s’oppose à la monarchie. Ainsi, au restaurant « Aux vendanges de Bourgogne », le 1er avril 1830, un premier banquet honore les deux cent vingt et un députés qui ont osé défier le ministère Polignac. En mai 1830, le banquet du Berry, à Paris, aurait vu le buste de Charles X voler à travers une fenêtre. Charles X renversé, Louis-Philippe au pouvoir, la contestation ne tarde pas à reprendre. Une campagne de banquets se déroule entre juin et septembre 1840, pour réclamer la réforme électorale.
Le soir du 1er juin 1840, chaussée du Maine, a lieu un banquet regroupant environ trois cent cinquante républicains chez le restaurateur Godard. Le repas est présidé par Thomas, rédacteur en chef du National. Des notabilités républicaines, des babouvistes et des jacobins y assistent. On s’y appelle « citoyen » et on critique violemment le gouvernement. La police surveille les alentours pour éviter tout désordre. À vingt et une heures trente, alors que la violence des discours est extrême, un commissaire de police interpelle Thomas et lui demande de faire cesser les déclamations de l’assemblée, sinon il sera obligé de la disperser. Thomas répond que
« cette réunion avait pour but d’entretenir et de protéger les idées de réforme ; qu’en Angle- terre il n’était jamais mis d’empêchement à de semblables réunions et qu’il ne comprenait pas qu’on fit différemment en France ; qu’au reste, il promettait qu’aucun trouble ou désordre n’aurait lieu ».
L’assemblée se sépare à vingt-deux heures trente et, à vingt-trois heures, il ne reste plus personne chez Godard. Les convives rentrent chez eux dans le calme.
Le 18 juin 1840, les Républicains promettent un banquet de mille couverts. Le 29 a lieu un banquet de deux cent vingt personnes organisé par la gauche dynastique et les radicaux pour l’abaissement du cens. Républicains (Laffitte et Arago) et communistes (Pillot) s’opposent désormais. Le 30, Delessert observe : « Les réunions en banquets sont autant de moyens de se voir et de se compter. » Le 1er juillet 1840 a lieu le grand banquet communiste à Belleville, auquel participent soixante gardes nationaux. Mais en 1847, démarre une nouvelle campagne. Elle prend la forme d'environ 70 réunions organisées dans toute la France entre 1847 et 1848. Face à l'interdiction des réunions politiques, elle est le moyen trouvé par les réformateurs pour demander l'élargissement du corps électoral et s'opposer aux décisions prises par le gouvernement conservateur de François Guizot. Cette campagne s'étend à tout le pays et défend des idées variables selon les lieux et les dates. Ainsi, si les banquets sont au départ menés par des représentants de l'« opposition dynastique », comme Odilon Barrot, qui souhaitent une évolution de la monarchie de Juillet, mais pas sa fin, ils permettent peu à peu l'expression des idées républicaines qui finissent par être les plus exprimées.
Devant l'ampleur prise par le mouvement, le gouvernement fait preuve de fermeté, refusant d'ouvrir le débat, et fait interdire une de ces réunions, qui devait se tenir à Paris le 22 février 1848. Si les plus modérés prennent alors du recul vis-à-vis de ces initiatives, il est trop tard pour faire machine arrière et des protestations surviennent le jour dit, qui entraînent la révolution de février 1848, le départ du roi des Français Louis-Philippe et la chute de la monarchie de Juillet, dernier régime politique du royaume de France, mettant un terme à la royauté dans le pays.
Quand les banquets confortent la République.
Au tournant du XXème siècle, la République semble bien installée. En 1889, elle a célébré avec faste le centenaire de la République avec notamment un banquet servi aux maires de France. En 1900, Paris accueille avec faste l’exposition universelle. Cependant le pays reste profondément divisé par l’affaire Dreyfus[2]. Pour tenter de cicatriser ces plaies, Émile Loubet, président de la République, et Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil invitent tous les maires de France à l’occasion de l’exposition universelle, le 22 septembre 1900. Le jour n’a pas été choisi au hasard. C’est celui de la proclamation de la République en 1792. Il s’agit là de magnifier la République encore une fois, de retrouver une unité nationale bien écornée par l’affaire Dreyfus, d’afficher le prestige français et de célébrer la réussite de l’exposition. On en parle comme du plus grand banquet de l’histoire. Il a réuni 22 965 convives, dans le jardin des Tuileries, dont 21 019 élus municipaux de métropole, d’outremer et d’Algérie et aligne des quantités astronomiques de nourriture et matériels.
A banquet démesuré, moyens démesurés :
Un seul traiteur, Potel et Chabot, maison parisienne dirigée par M. Legrand, est à la manœuvre. Pour préparer et servir les plats, on a recruté 11 chefs renommés, 220 chefs de partie, 400 cuisiniers et 1 215 maîtres d'hôtel, 3 245 serveurs et plongeurs. Les cuisines s’étendent sur 4 km. Le téléphone et six bicyclettes sont utilisés pour la transmission des ordres de service. Une automobile De Dion-Bouton de 4 CV permet au général de brigade de circuler entre les tables…
Le menu ne peut être que remarquable et très copieux. Il a été imprimé en quatre pages sur un carton luxueux. Il donne aussi le programme de la représentation qui aura lieu à la salle des fêtes.
Menu
Hors-d'œuvre
Darnes de saumon glacées parisiennes
Filet de bœuf en Bellevue
Pains de canetons de Rouen
Poulardes de Bresse rôties
Ballotines de faisans Saint-Hubert
Salade Potel
Glaces Succès – Condés
Dessert
Vins
Preignac servi en carafes - Saint-Julien servi en carafes
Haut Sauternes
Beaune - Margaux J. Calvet 1887
Champagne Montebello.
Chaque invité repartira avec une plaque de bronze (4,5 cm sur 6,2) commémorative gravée à son nom et celui de sa commune par Frédéric de Vernon. On y reconnaît la France personnifiée portant un toast avec la ville de Paris.
Et le banquet aujourd’hui ?
Bien sûr, il n’y a plus besoin de banquet pour contourner la loi sur la liberté de réunion ou conforter la République. Cependant, il demeure un moyen puissant de création de liens entre les individus et il n’est pas rare de voir un congrès, un meeting se conclure par… un banquet
Pour en savoir plus :
https://www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2015_act_138_5_2788
https://www.histoire-pour-tous.fr/dossiers/2954-a-la-table-du-moyen-age.html
Pour les gourmands… mais attention à vos estomacs.
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