Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Les tontes de la honte

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En exergue de son poème, Au rendez-vous allemand, Eluard écrit : "En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait les filles. On alla même jusqu'à les tondre". Dans la folie revancharde qui s’est emparée du pays à l’été 44, prendre la défense d’une tondue aurait pu relever de la trahison. En novembre 1964, sort l’album Les Copains d’Abord, dont deux chansons choquent beaucoup : Les Deux Oncles et La Tondue. Qui d’autre que Brassens aurait pu, en pleine période gaullienne, défendre les tondues de la libération ? Ces femmes ont subi un crime sexiste à grande échelle, mais qui a rapidement été effacé par le mythe Résistant instauré par le Général de Gaulle. On estime que 20 000 femmes ont subi cet horrible châtiment dans les années 45-46. Pourtant, le sujet a été longtemps laissé de côté par les historiens, comme si nous éprouvions un sentiment de honte. Aujourd'hui, cet épisode de honte faite à ces femmes est devenu un secret dans de nombreuses familles. La honte est toujours active dans ce secret. L’occupation a marqué. Des histoires d’amour ont vu le jour. De ces unions secrètes sont nés des enfants… de la passion ou de la guerre, une descendance franco-allemande, témoin de l’histoire. En effet, si l’événement des femmes tondues fut très répandu et vu par des foules de témoins, la mémoire brouillée de cet épisode reposait sur des idées reçues : ces femmes étaient des boucs émissaires, la tonte avait été un exutoire au déchaînement des violences et des passions de la Libération, au demeurant les tondeurs étaient surtout des résistants de la dernière heure.

 

Une pratique ancienne.

 

Le châtiment de tonte de la chevelure d'une femme est ancien et présent dans plusieurs cultures : on en trouve des exemples dans la Bible, en Germanie antique, chez les Wisigoths, dans un capitulaire carolingien de 805 et il était déjà utilisé au Moyen Âge contre les femmes adultères. Les brus du roi Philippe Le Bel, convaincues d'adultère, ont été tondues. Dans le monde contemporain, les premiers cas attestés de femmes tondues en public sont relevés dans l'Allemagne de Weimar, au début des années 1920. Une portion du territoire allemand est occupée par les armées française et belge, et des relations se nouent entre ces soldats et des Allemandes. Parmi celles-ci, plusieurs sont tondues, en punition. Ces tontes se poursuivent jusqu'aux années 1930. Elles ont aussi pu être accompagnées d'affiches désignant les femmes ayant des relations avec l'ennemi. 

 

Un châtiment préparé de longue date.

 

Les premières menaces de tontes apparaissent dans la presse clandestine dès juillet 1941. Les premières tontes apparaissent dès 1943 entre mars et juin, quand la collaboration s'identifie de plus en plus à la trahison et ce dans quelques départements (Loire-Inférieure, Isère, Ille-et-Vilaine), mais sont clandestines et ne sont pas nombreuses. Elles sont le fait de groupes résistants qui l'utilisent comme moyen pour faire passer la peur dans l'autre camp. C'est pourquoi les tontes de la Libération ne surprennent pas. Elles sont rentrées dans les mœurs. Une première vague a lieu entre juin et septembre 1944 au fur et à mesure de la libération du territoire. Les tontes marquent la libération de plus petites parcelles du territoire souillé par la présence allemande. La recherche des femmes à tondre a lieu dès l’installation des comités locaux de Libération (CLL), et fait partie de leurs premières tâches, alors que les troupes allemandes peuvent se trouver à proximité. La première vague importante a donc lieu à la fin de l’été 1944.  Ces tontes sont relayées et décrites par la presse, et Radio-Londres (émissions des 20 et 30 août 1944). Des résurgences ont lieu durant l’automne, et des tontes se produisent sporadiquement tout l’hiver.  La maison de la "Tondue" qu'on investit et qu'on marque même avec ce qui reste de cheveux, ou la réappropriation des lieux publics et de pouvoir. La tonte s'effectue dans les rues, les places ou dans les mairies, généralement en public aux yeux de tous.

Une deuxième vague, en revanche, se dessine nettement en mai-juin 1945. Elle correspond à la conjonction de trois phénomènes. C'est la période du retour des déportés, des prisonniers de guerre, des requis au STO, mais aussi des travailleurs volontaires et de celles et ceux qui sont partis avec les Allemands lors de leur retraite. C'est aussi la découverte de l'horreur des camps. Retour des rescapés, images des camps, témoignages publiés par la presse provoquent un véritable choc dans la population La volonté d'une épuration en profondeur est ainsi relancée. C'est aussi le moment où un certain nombre de personnes, arrêtées à la Libération, sont relâchées après quelques mois d'internement. Pour beaucoup, elles semblent s'en tirer à trop bon compte. Tontes, attentats, exécutions viennent compléter une épuration légale jugée trop clémente ou incomplète par certains. Le préfet du Jura note dans son rapport bimensuel :

 

C'est la première fois depuis de très nombreux mois, et dans différents centres du département, on s'est emparé de certaines femmes pour leur couper les cheveux ; on s'en prend aussi bien à des femmes de mœurs légères, qu'à d'autres personnes de conditions sociales plus élevées, qui s'étaient fait remarquer pendant l'occupation. 

 

Qui sont les tondues ?

 

Les femmes tondues ne sont pas identifiées et aucune étude sérieuse n'a pu ni ne pourra être menée, puisque toutes attitudes alors jugées ambiguës vis-à-vis de l'occupant pouvaient être prétexte à formuler une accusation de collaboration au moment de la Libération. Ainsi, les exemples concernent des jeunes filles peu favorisées économiquement, des femmes seules, divorcées, veuves ou dont le mari est encore en captivité. La plupart a dû, pour survivre, faire le ménage, laver le linge, ou faire tous autres travaux au service des Allemands. Certaines furent tondues parce qu'elles vivaient à proximité de l'occupant : ainsi les jeunes institutrices, dont le logement de fonction touchait souvent les logements attribués aux soldats allemands, ce qui a permis l'établissement de relations jugées sévèrement. D'autres femmes accusées de « collaboration horizontale » (relations sexuelles) avec l'ennemi furent également victimes de ces exactions : les prostituées, ainsi que celles entretenant une réelle relation amoureuse avec un soldat allemand. Enfin, la tondue peut être une vraie collaboratrice : espionne ou délatrice par intérêt, vengeance ou idéologie.

Plus que l'identité de la tondue et les faits avérés, c'est son comportement et les fantasmes qu'il a suscités qui justifient la tonte. Le choix des femmes à tondre relève ainsi largement du fantasme, de la rumeur publique. La tonte des femmes, accusées de délits sexuels (collaboration horizontale), mais pas uniquement, est une punition par la majorité ayant souffert de frustrations pendant quatre ans, envers des femmes soupçonnées d'avoir voulu échapper aux sacrifices faits par les autres Français en menant une vie de noces. La tonte s'applique également à des femmes n’ayant pas eu de tels rapports (sexuels, festifs ou amicaux) avec l'occupant.

La faute

 

Dans les documents étudiés, la faute, ou le crime imputé à la « tondue » occupe souvent une place plus importante que la coupe des cheveux elle-même. Le traumatisme de l'Occupation, les restrictions, les peurs, la faim et toutes les frustrations de la période, semblent alors exploser dans la description de celles qui seraient passées au travers de ces privations. « La vie de noces » supposée de ces femmes apparaît comme une injure aux souffrances du plus grand nombre. Les reproches invoqués peuvent alors toucher chaque aspect de la vie quotidienne : ce sont des meubles et un poste de TSF que l'on reproche à une infirmière de Rochefort-sur-mer d'avoir obtenu d'un Allemand, comme d'être raccompagnée en voiture, de pouvoir rentrer après l'heure du couvre-feu, de consommer du vin et des liqueurs, d'écouter de la musique et de danser alors que les bals sont interdits, de confectionner des gâteaux pour toutes les autres... La liste de ces griefs est longue.

Si l'on a ainsi une image en négatif des frustrations de la population, ce qui exprime le plus ce reproche d'une vie de jouissance dans une période de souffrance est bien sûr l'accusation « d'avoir couché avec les boches ». Il y a ainsi, par le vocabulaire de désignation de ces femmes, par la description plus ou moins fantasmée de leurs relations avec les Allemands, la construction d'une image érotisée des « tondues ». C'est probablement un des éléments qui fait encore croire que la tonte est le châtiment exclusif de ces relations sexuelles avec l'ennemi. Les articles de presse, malgré la violence de certains propos tels que « paillasse à boches », restent dans l'ensemble relativement pudiques. Le vocabulaire est plus feutré, moins directement vulgaire ; ainsi le terme le plus fréquemment utilisé est celui de prostituée, accompagné parfois de variations sur le même thème, telles que « égéries à doryphores », « cocodettes frivoles », « hétaïres de haute volée » ou celles qui ont « fridolinisé sur les matelas ». On imagine cependant mal une foule utilisant ces expressions à l'encontre d'un cortège de femmes tondues. Ces expressions « journalistiques » reflètent néanmoins, en les déformant, les sentiments exprimés de manière beaucoup plus directe lors des témoignages recueillis par les gendarmes. On a alors toute une palette de cette rancœur, souvent investie de fantasmes à l'encontre de celles qui sont soupçonnées d'avoir pratiqué « la collaboration horizontale ».

 

Que nous dit la tonte des comportements à la Libération ?

 

La tonte n'est pas simplement vue comme une sanction mais aussi, avant la Libération, comme une prévention en désignant de manière visible les personnes qui auraient pu aider l'ennemi (peur de la cinquième colonne). La tonte intervient aussi pour effacer la trace des souillures de la guerre : l'occupation et la collaboration ont souillé aussi bien l'espace public (affiches, drapeaux, défilés) que le corps des tondues, corps qui est censé rester pur pour perpétuer la nation intacte. Dans le fantasme, leur comportement a porté la souillure jusque sur la Nation et le corps de Marianne. La tonte est ainsi vue comme une mesure d'hygiène nécessaire, de réappropriation du corps des femmes ; mais par le cortège, la cérémonie de la tonte permet également la réappropriation de l'espace public. La tonte, qui est une mort symbolique de la collaboration, agit également comme une négation de la féminité du corps des tondues, objet du délit et du châtiment, et qui doit se soumettre à l'ordre masculin, mais aussi une exclusion de la communauté nationale, au moment même où les femmes françaises sont appelées à voter pour les premières fois (neuf fois d'avril 1945 à l'automne 1946).

 

Dominique François en fait une interprétation psychanalytique : pour lui, les tontes sont à placer à la suite de toutes les diabolisations de la femme par les sociétés occidentales (comme avec les sorcières et Mata-Hari). En 1940-1944, l'ensemble de la France est dévirilisée par la déroute de 1940 ; une partie de la faute en est rejetée sur les femmes et l'« esprit de jouissance » dénoncé par l’État français. Les tontes sont ainsi le moyen pour les hommes de retrouver leur virilité, une compensation de leur échec à protéger la patrie féminine et le retour à une répartition traditionnelle des rôles. La tonte de la chevelure, instrument de séduction symbole de féminité, est ainsi la punition du corps qui a péché.

 

Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut

La malheureuse qui resta

Sur le pavé

La victime raisonnable

À la robe déchirée

Au regard d'enfant perdue

Découronnée défigurée

Celle qui ressemble aux morts

Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet 

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

Souillée et qui n'a pas compris

Qu'elle est souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme

Voudrait bien dorloter

Cette image idéale

De son malheur sur terre.

 

Paul Eluard, Comprenne qui voudra, 1944.

 

Pour en savoir plus :

 

-       Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, Manya, 1992.

 

-       Fabrice Virgili La France « virile » : des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot et Rivages, 2000,

 

Cliquez ici pour télécharger l'article :

 

 Moi-mon-remords-ce-fut.pdf

 

Et comme il n'est pas interdit de se faire plaisir : Ecoutons la tondue

 

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=mMh4Wi4VziI

 

 



28/09/2022
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