Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Marthe Hanau : génie ou démon ?

 

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Le 14 juillet 1935, Marthe Hanau avale un tube de barbituriques. Après cinq jours d’agonie, elle est officiellement déclarée morte le 19 juillet 1935 à 6 h 20 du matin par l'administration pénitentiaire. Le 29 juillet, elle est inhumée dans un caveau provisoire du cimetière Sud (Montparnasse). Le temps de construire sa sépulture au cimetière parisien de Bagneux. Son corps y est transféré le 3 janvier 1936. Trois jours après le décès de Marthe Hanau, Léon Daudet écrit en guise d’épitaphe dans L’Action française : « Cette femme entreprenante aura été, avec la grande Thérèse de l’affaire Humbert, une des viragos de la République. » Étymologiquement, le substantif féminin « virago » vient de « vir » : « l’homme », et de agere qui signifie « contrefaisant ». Il s’emploie donc pour désigner une femme aux manières d’un homme, robuste et autoritaire.

 

Un sens des affaires redoutable et une vie bien éloignée des convenances.

 

Théâtre des Variétés, 9 octobre 1928. Le Tout-Paris se presse à la première de la nouvelle pièce de Marcel Pagnol, Topaze. Le public se régale de cette comédie satirique sur l'arrivisme. Les mésaventures de l'honnête maître d'école devenu un riche homme d'affaires corrompu amusent particulièrement une femme au rire tonitruant. Dans son smoking de soie sombre, cheveux coupés à la garçonne, Marthe Hanau attire tous les regards. La plantureuse banquière de 42 ans, unique femme de son temps à réussir dans le monde de la finance, fascine aussi par la liberté de ses mœurs : homosexuelle affichée, elle dépense des sommes extravagantes dans les casinos, conduit sa Torpedo pied au plancher, se travestit pour se faufiler à la Bourse réservée aux seuls hommes… En moins de cinq ans, cette fille de modestes commerçants s'est constituée une fortune personnelle de plus de cinq millions de francs. Ce soir, son nom circule d'autant plus sur les lèvres qu'elle est, depuis quelques semaines, la cible d'une campagne de presse l'accusant d'opérations frauduleuses. Altière, cette maîtresse femme soutient les regards et s'esclaffe ostensiblement quand, au quatrième acte, Topaze professe que "l'argent peut tout, il permet tout, il donne tout". Rien ne semble pouvoir l'abattre. Pourtant, rien ne semblait la destiner pour cette vie sans égale. 

Sa vie, il est vrai, n’a rien d’un long fleuve tranquille ! Né en 1886 à Clichy, fille de petits commerçants juifs originaires d’Alsace, Marthe Hanau grandit entre un père jadis grand séducteur mais que ses passades répétées ont fini par affliger d’une « maladie honteuse » et qui voue une haine tenace à la bourgeoisie, et une mère tyrannique, austère et âpre au gain que sa fille exècre. Est-ce pour cela que la future banquière multiplie les provocations ? Dès sa jeunesse, Marthe rejette en bloc les codes de la bourgeoisie, s’exhibant aux terrasses des cafés, fumant en public et refusant de porter corsets et autres voilettes.  Surtout, elle affiche sans complexe ses aventures avec des jeunes femmes, allant jusqu’à séduire une vendeuse de la boutique tenue par sa mère. Marthe finit par accepter un mariage arrangé avec l'héritier d'un industriel lillois à condition qu'on ne lui impose pas d'avoir une descendance. Elle se marie en 1906 à un homme d'affaires, Lazare Bloch, originaire de Lille. Mariée, elle a une liaison durable avec la fille d'un bijoutier, liaison qui, malgré une interruption provoquée par la Première Guerre mondiale, perdurera jusqu'à la fin de la vie de Marthe. 

 

Premières embuches. 

 

Lazare Bloch, héritier d’une fabrique de jute à Lille, est surtout un joueur invétéré qui dilapide la dot de son épouse et ce qui lui reste d’héritage dans les salles de jeux. Toujours en quête d’argent, Lazare Bloch sera condamné en correctionnelle en 1917 pour avoir vendu à l’armée une infâme mixture censée réchauffer le poilu et baptisé « le bâton du soldat ». L'Armée française porte plainte. Ils sont tous deux condamnés par un tribunal correctionnel, Marthe bénéficiant d'un sursis. Pour ménager sa réputation dans le milieu de la finance, elle divorce de son mari, trop compromis, le 4 mai 1920. 

 

La gazette du franc. 

 

Avec sa coupe garçonne, ses tailleurs stricts, ses fume-cigarettes en ivoire et son inépuisable appétit de vivre, Marthe a vite compris ce que l’époque pouvait lui offrir : une liberté presque absolue et de formidables opportunités pour voler de ses propres ailes et s’enrichir. L’argent, la Bourse. Ce monde-là, qui peut tout et ouvre toutes les portes, plus que d’autres l’attire et la fascine. Créer sa propre maison de valeurs : tel est le projet que Marthe mûrit peu à peu. Le contexte est favorable. Laminés par l’inflation, les Français boursicotent à tout-va, cherchant à gagner au Palais Brongniart ce que le quotidien leur assure de plus en plus difficilement. Partout à Paris, des officines et de petites banques de crédit ont fait leur apparition. La seule rue de Provence en abrite 450 ! Dans ce monde de la finance totalement fermé aux femmes, en 1925, elle ira assister aux séances de la corbeille costumée en homme et avec une barbe postiche afin de ne pas être reconnue ! elle fait son entrée, dès 1924, par la petite porte, c’est-à-dire, en l’espèce, par ce que l’on appelle, « l’animation de valeurs », soit la diffusion de rumeurs, d’informations, d’entrefilets de journaux et de publicité rédactionnelle visant à créer un climat de confiance autour d’un titre. Grâce aux relations de Josèphe[1] et à l’entregent de Lazare Bloch, elle s’y fait d’abord nom, puis un beau portefeuille de clients. Parmi eux se trouvent Léonard Rosenthal, un homme d’affaires considérable, surnommé « le roi de la perle. » L’homme s’est entiché de Marthe et lui a confié l’animation de ses titres. Avec succès. Poussant ses pions, Marthe lui propose alors de participer à la fondation d’un hebdomadaire : « La gazette ». L'équipe éditoriale est rejointe par Georges Anquetil, auteur à succès de Satan mène le bal, directeur d'une revue à scandale, La Rumeur, laquelle collectionne les procès pour diffamation. La Gazette se vend bien, et Marthe Hanau y pratique une forme de populisme financier, qui va lui jouer des tours. Elle reprend contact avec Lazare Bloch qui fonde une série de sociétés-écrans. Il aura plusieurs fonctions : soutenir le franc, alors victime d’attaques régulières sur les marchés, mais aussi, lancer en Bourse les titres des sociétés, et prodiguer des conseils aux petits épargnants. Les trois causes, à dire vrai, sont étroitement liées. Soutenir le Franc, c’est participer au maintien de la confiance, sans laquelle il ne saurait y avoir de bons investissements, et au final attirer les petits épargnants. Raisonnement de bon sens mais qui n’est pas dépourvu d’arrière-pensées.

 

De la gazette à la banque.

 

D’existence fragile durant ses deux premières années, l’entreprise Hanau va rapidement monter en puissance : en octobre 1926, elle compte une centaine d’employés, dix agences possédant plusieurs succursales en province, et gère 1 500 comptes de clients. Avec les profits engrangés, la société achète un immeuble rue de Provence à Paris estimé à 9 millions de francs. Elle s’y installe avec La Gazette du franc, en juillet 1928. Marthe Hanau décide alors de diversifier ses activités : de nouvelles entreprises sont créées telles la Société d’exploitation foncière, spécialisée dans la promotion immobilière, qui fait l’acquisition d’un golf à Chantilly et de terrains sur la Côte d’Azur, et Interpresse, agence d’information économique et financière qui publie un bulletin quotidien et afferme la publicité financière de plusieurs journaux. Les premiers syndicats d’actionnaires formés sont dissous et remplacés par cinq sociétés émettrices de bons à participation. Dès septembre 1928, une holding, la Compagnie générale financière et foncière, supervise cet ensemble de sociétés consacrées aux opérations boursières et foncières. La publicité financière, l’action des démarcheurs du groupe et les « conférences de propagande » organisées par La Gazette du franc attirent les souscripteurs en nombre de plus en plus important : pour la seule année 1928, le montant des souscriptions est d’environ 130 millions de francs. À ce moment, l’entreprise Hanau, dont le capital s’élève à 20 millions de francs, compte désormais 500 employés, gère 7 000 comptes clients et traite 300 000 francs de titres par jour.

 

Parvenue de la banque, Marthe Hanau, surnommée « la présidente » ou « la patronne », a donc progressivement acquis une véritable stature de femme d’affaires.

 

Une chute sans fin. 

 

Le système commence à s'écrouler à la fin de l'année 1928. L'origine du scandale provient d'abord de Georges Anquetil, entre-temps congédié par Hanau, et qui pour se venger commence à publier dans « La Rumeur » des informations compromettantes concernant La Gazette et ses montages financiers. Ces révélations vont être relayées et vont éclabousser les milieux politiques et médiatiques, en particulier cartellistes ; le journal « Le Quotidien », principal organe du cartel des gauches, qui a affermé sa page financière à Marthe Hanau, ne s'en relève pas. L'affaire prend de l'importance quand, à la suite des affirmations d'Anquetil, une série d'investigations est menée par une société rivale, l'Agence Havas, qui tente de prouver que certains titres conseillés par La Gazette du franc et L'Agence Interpresse s'appuient sur des activités fictives.

Dans un premier temps, Marthe Hanau peut faire taire les rumeurs en soudoyant certains hommes politiques. Cependant les preuves s'accumulent et la brigade financière, alertée notamment par Horace Finaly, directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas, finit par enquêter. Marthe Hanau est arrêtée pour escroquerie et abus de confiance le 4 décembre 1928. Cette première arrestation est rocambolesque. Conduite à Saint-Lazare, Marthe Hanau entame une grève de la faim, parvient à fausser compagnie à ses geôliers lors de son transfert à l’hôpital avant de se constituer prisonnière. La presse d’extrême-droite se déchaine littéralement. Juive, « garçonne », elle affiche sans complexe ses aventures féminines et banquière, elle a tous les vices ! En route vers le bureau du juge d’instruction, elle est accueillie aux cris de « mort aux Juifs, les métèques au poteaux » ! Libérée contre une caution de 800 000 francs, elle n’en verse que 200 000, promet de rembourser intégralement tous ses clients et tente de se relancer. Mais le krach boursier de 1929 lui est fatal. Ne pouvant tenir sa promesse, elle est à nouveau arrêtée et est condamnée à deux ans de prison ferme le 29 mars 1931. Saisie en appel, la Cour d’Appel de Paris alourdit, en juillet 1934, la peine prévue et la condamne à trois ans de prison. Le rideau, cette fois, est tombé…Le 8 mars 1929, la Chambre des députés vote une commission d'enquête avec laquelle Hanau refuse de collaborer. Le 23 mai, première intervention de la Ligue des droits de l'homme, Victor Basch écrit à Louis Barthou, garde des sceaux, pour prendre la défense de Marthe. Le 8 juin, elle publie « La Vérité » sur l'affaire de la Gazette du franc. Marthe Hanau est condamnée le 28 mars 1931 à deux ans de prison et 3 000 francs d’amende pour escroquerie et abus de confiance par la 11e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, à l’issue de cinquante-sept audiences et d’un procès émaillé d’incidents. Dans un jugement de 166 pages ayant nécessité trois heures de lecture, le président du tribunal Gautier fait tout d’abord ressortir les nombreuses insuffisances dans la gestion des affaires de la banquière. Aucune comptabilité n’a été tenue pendant les deux premières années d’existence de son groupe. Elle est par la suite écrite au crayon sur des feuilles volantes de toutes dimensions. Le magistrat s’attache ensuite à démontrer le caractère frauduleux du système Hanau. Il rappelle à cet égard que l’une des missions de la justice consiste à protéger l’épargne populaire des spéculateurs et à préserver la moralité du crédit.

 

Le rideau est tiré.

 

Le 17 mars 1934, elle lance son dernier périodique hebdomadaire, Écoutez-moi..., qui disparaît en février 1935, après cinquante numéros, avec des couvertures signées Jean Effel, Louis Touchagues et Moise Kisling. Dans ce périodique, elle attaque ses juges et met en garde contre Hitler.

Le 23 mai 1934, elle est condamnée, dans le cadre de l'affaire du journal Forces, à trois mois de prison et deux cents francs d'amende par la 10e chambre pour délit de recel de documents volés et insulte à magistrats. Le 21 juin, un groupe de créanciers obtient le séquestre de son journal.

Ayant fait appel, Marthe Hanau passe le 13 juillet devant la cour d'appel, qui aggrave sa peine, en la condamnant cette fois à trois ans de prison ferme et 3 000 francs d'amende.

Début février 1935, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Marthe Hanau. Le 23, elle est emprisonnée à Fresnes.

Elle se suicide le 14 juillet 1935, à l'infirmerie de la prison de Fresnes, à l'aide d'un tube de barbituriques (Véronal).  Elle aurait laissé ce mot pour ses proches : « J'ai la nausée de cet argent qui m'écrasa. ».  

 

Pourquoi tant de haine ?

 

Marthe n’est pas une sainte. Le système élaboré par cette femme d’affaires repose sur un journal faussement présenté comme une œuvre de crédit public. La publication de tableaux de bénéfices mensongers comme la distribution de bénéfices fictifs ont contribué aux nombreuses souscriptions vers des sociétés non moins fictives. Les titres remis par les clients en règlement de leur participation syndicataire sont parfois indûment aliénés. Lorsqu’ils exigent de retirer leurs placements, certains clients mécontents ne peuvent être remboursés que grâce aux fonds ou titres versés par les nouveaux venus. L’escroquerie vis-à-vis des souscripteurs est estimée au bout du compte à une centaine de millions de francs, et le passif ramené – après expertise des biens – à un montant inférieur à 50 millions. Au final, il n’est pas inutile de ramener cette affaire à sa juste proportion : il s’agit somme toute d’une banale escroquerie comme la France en a connue beaucoup d’autres durant cette période, portant sur des sommes quatre à cinq fois inférieures à celles engagées dans les affaires Oustric et Stavisky. En revanche, le fait que l’escroc soit une femme n’est pas étranger à la médiatisation de ce scandale. Les rapports hommes-femmes, leurs places respectives dans la société française de l’entre-deux-guerres, et la perception masculine du rôle des femmes conditionnent la conduite de ses différents protagonistes. Une grille de lecture sexuée se justifie donc totalement pour appréhender les enjeux de l’événement. Pour autant, ce serait commettre un contre-sens que de présenter la trajectoire de Marthe Hanau comme une forme de résistance à l’oppression masculine. « La présidente » n’est pas une militante féministe. À aucun moment, elle ne fait de son procès une tribune de revendications féministes.

 

Pour en savoir plus :

 

Maurice Privat, Le Scandale de la Gazette du franc, éditions Pierre Souval, 1929.

Maurice Privat, Marthe Hanau : haute finance, basse justice, Les documents secrets, 1930.

Laurent Gautier, Marthe Hanau et le secret des dieux. Essai sur le rôle de la finance internationale dans la crise économique, 1933.

Dominique Desanti, La Banquière des années folles : Marthe Hanau., Fayard, Paris, 1968.

Dominique Desanti, La femme au temps des années folles, p. 106-115, Coll. Laurence Pernoud, Stock, Paris, 1984 (ISBN 2-234-01694-0).

 

Filmographie :

 

La Banquière, un film de Francis Girod sorti en 1980 avec Romy Schneider, s'inspire de la vie de Marthe Hanau ; l'actrice y apparaît sous le nom d'Emma Eckhert.

 

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Marthe-Hanau.pdf

 

 



[1] Fille d’un bijoutier, elle entretint toute sa vie une liaison avec Marthe. 



02/06/2023
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