Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Premier septembre 1923, le grand séisme japonais.

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A 11 h 58, le 1er septembre 1923, en ce jour de rentrée scolaire, la terre tremble à Tokyo et dans toute la région du Kanto autour de la capitale japonaise. Le séisme est particulièrement violent. Il atteint 7,9 sur l’échelle de Richter. Les sismographes s'affolent. Au Japon, les tremblements de terre sont nombreux et Tokyo, la capitale, coincée entre deux failles tectoniques, n’échappe pas à la règle. Pour ne parler que de l’époque moderne, Edo, nom ancien de Tokyo, subit des dégâts considérables lors des séismes du 1er juin 1615, du 14 mai 1647, du 21 juin 1649, du 23 novembre 1703 ou encore du 2 octobre 1855. Au total, 114 secousses ont été ressenties ce jour-là. Rien que dans la capitale, 187 incendies majeurs se sont déclarés, enveloppant rapidement la métropole de flammes et réduisant en cendres les habitations, les installations industrielles et les infrastructures publiques. Une estimation récente porte le nombre de morts et de disparus à 105 000. 

 

Des morts innombrables, des dégâts considérables. 

 

A l’époque, Tokyo, et en particulier les quartiers marchands et ouvriers situés à l’est du palais impérial et sur les deux rives du fleuve Sumida, étaient densément construits avec des maisons en bois, et comme le tremblement de terre a frappé juste avant midi, de nombreuses familles utilisaient le feu pour préparer les repas. 

Un témoin français était là, l’ambassadeur Paul Claudel. « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome. [...] Sous nos pieds un grondement souterrain [...] un choc, encore un autre choc, terrible, puis l’immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »

Il a été rapporté que 136 incendies ont démarré dans ces quartiers et se sont rapidement étendus à une vaste zone en raison des vents soufflant dans la région de Kanto à cause d’un typhon qui, à ce moment-là, se déplaçait vers le nord.

Cette tempête de feu, de la taille d’une ville, a produit à son tour un gigantesque tourbillon qui, le 3 septembre, a tué 38 000 personnes réfugiées au sein d’un dépôt de vêtements de l’armée dans l’ancien arrondissement de Honjô (site de l’actuel Mémorial du tremblement de terre dans le parc Yokoamichô). Certaines d’entre elles auraient été soufflées par ce vent brûlant jusqu’à Ichikawa, à environ 15 kilomètres de là. Le bilan est terrible. Tokyo est rasée à 70 % et Yokohama à 85 %. La région, qui compte alors 8 millions d'habitants, est hébétée. Plus de 3,4 millions de bâtiments sont détruits ou endommagés dans tout le Kanto. Nombre d’habitants se jettent dans les rivières, les canaux ou les étangs pour échapper au feu et meurent ébouillantés par l'eau qui entre en ébullition sous l'effet de la chaleur. Des colonnes de feu projettent des personnes à plusieurs dizaines de mètres en l'air. La ville brûle encore le 3 septembre. Dans la « ville basse » de Tokyo, les arrondissements de Nihonbashi, Kanda, Asakusa, Honjo sont entièrement rasés par le feu. Dans les rares refuges, les habitants s'entassent au mieux avec leurs effets pris à la hâte mais des escarbilles de feu poussées par le vent embrasent les vêtements des réfugiés qui succombent à leur tour. Le désastre peut s'expliquer par la densité urbaine, les maisons en bois et les sols en paille, l'inexistence de zones coupe-feu et l'absence de planification urbaine. Parmi les bâtiments endommagés, on compte ceux du gouvernement tels que le ministère des Finances, de l’Éducation, et le département de la police métropolitaine. D’autres lieux ont été détruits par le feu, notamment des installations éducatives, culturelles et commerciales telles que l’Université impériale de Tôkyô, le Théâtre impérial et le grand magasin Mitsukoshi, à Nihonbashi. Cependant, la plus grande perte fut le Ryôunkaku (littéralement la Tour surpassant les nuages), un gratte-ciel de style occidental de 68,58 mètres de haut qui était à l’époque l’attraction la plus populaire de la capitale. L’Asakusa Jûnikai (Asakusa de 12 étages), comme on l’appelait affectueusement, avait été construit en 1890 dans le quartier d’Asakusa et abritait le premier ascenseur électrique du pays et 46 boutiques vendant les dernières merveilles technologiques du monde entier. Le tremblement de terre a détruit les étages supérieurs et endommagé la tour de manière considérable, si bien qu’elle a dû être démolie le 23 septembre. Le prince héritier Hiro-Hito fut pressé de se mettre à l’abri dans les fondations de béton du palais impérial.

 

Ruines et pogroms

 

Au moment de la catastrophe, le Japon se retrouvait sans gouvernement : l’amiral Kato, Premier ministre,  mort le 24 août et n’avait pas encore été remplacé. Dans l’urgence, Hiro-Hito réunit un nouveau cabinet qui décréta la loi martiale et le couvre-feu.

 

Des ordonnances impériales imposaient des peines sévères à ceux qui aggraveraient l’insécurité ainsi qu’à ceux qui répandraient de fausses rumeurs. Il n’y eut presque pas de problèmes de ravitaillement : le riz arriva rapidement et la hausse des prix put être limitée à 15%. En revanche, impuissants à expliquer la tragédie, les Japonais cherchèrent des boucs émissaires. Les Coréens furent tout désignés. Selon plusieurs rapports de témoins japonais, à partir de la nuit du 2 septembre, des policiers de Yokohama, Kanagawa et Tokyo ont commencé à faire savoir aux habitants qu'il était permis de tuer des Coréens. Certains donnaient ces consignes au conditionnel, comme tuer les Coréens s'ils résistaient à leur arrestation, mais d'autres étaient plus directs : « tuez tous les Coréens qui entrent dans le quartier » ou « tuez tous les Coréens que vous trouvez ». Dans le même temps, des policiers ont participé activement à propager des rumeurs accusant les Coréens d'être responsables de nombreux crimes et poussant les Japonais à utiliser la violence pour se défendre. A partir du 3 septembre, des milices populaires patrouillent dans les rues pour appréhender les empoisonneurs. Équipées de crocs à incendie, de couteaux de cuisine et de pieux en bambou, elles arrêtent les Coréens et se livrent à de véritables pogroms. On estime qu'à cette occasion 6 000 Coréens et peut-être 300 Chinois sont exécutés dans des conditions atroces. Parfois directement par la police. Derrière ce déchaînement xénophobe se lit la crainte, dans les milieux populaires, de la concurrence, sur le marché du travail, de ces travailleurs coréens misérables. Le célèbre militant anarchiste Osugi Sakae (1885-1923), sa compagne, la féministe Ito Noe (1895-1923), ainsi que leur jeune neveu de 7 ans sont arrêtés par un lieutenant de la police militaire le 16 septembre et étranglés dans un commissariat. Arrêté à son tour, le lieutenant est condamné à dix ans de réclusion et libéré au bout de trois ans. En tout, une dizaine de militants syndicalistes et socialistes sont décapités dans les locaux de la police. Selon les meurtriers, il s'agit de prévenir un coup d'État factieux des forces d'opposition susceptibles de s'emparer du pouvoir à la faveur des événements.

Tokyo et son agglomération sont plongées dans le chaos. Le gaz et l'électricité sont coupés. Le tout-à-l'égout et les transports en commun ne fonctionnent plus et les rues sont obstruées par des débris et des corps calcinés. Rassemblée sur les places devant le palais impérial ou dans les parcs de la ville, la population survit dans des conditions lamentables, la promiscuité et le manque d'hygiène. Pourtant, peu à peu, les gens reviennent là où ils habitaient et se mettent à construire des baraques pour s'abriter.

 

Reconstruction et modernisation. 

 

Charles Schencking, historien du Japon moderne à l’université de Hong Kong, a étudié la catastrophe et ses implications plus larges. Dans The Great Kanto Earthquake and the Chimera of National Reconstruction in Japan (2013), il identifie deux récits principaux qui ont été amplifiés par le tremblement de terre. Le premier considère la catastrophe comme une “punition divine” contre le luxe et la surconsommation du pays ; le second voit l’événement comme une occasion de reconstruire la capitale en tant que ville moderne de classe mondiale. Le gouvernement mit un point d’honneur à reconstruire Tokyo en dépit des conseils pressants de transporter ailleurs la capitale. La catastrophe stimule urbanistes et architectes, qui produisent dans les grandes revues de l'époque des articles avec des plans de reconstruction de la ville incluant mesures antisismiques et anti-incendies. Le gouvernement fait appel à Goto Shinpei, nouvellement nommé ministre de l'Intérieur, pour coordonner la reconstruction en lien avec les autorités municipales. Proposant un plan ambitieux, Goto fait appel aux meilleurs ingénieurs pour percer de nouvelles avenues élargies ainsi que des voies circulaires, pour construire des ponts résistant aux séismes et créer des parcs au milieu de la ville. A côté de chaque école, un espace est ouvert servant de cour de récréation, de terrain de sport et de zone de refuge. Mais il faut indemniser les nombreux propriétaires expropriés. Très vite, le plan de Goto est revu à la baisse par les autorités, inquiètes des dépenses à prévoir, tandis que des associations de commerçants s'opposent aux modifications prévues. Dans l'urgence et au milieu des baraques, les commerçants ont en effet repris leurs activités et ne veulent pas être déplacés. Certains crient au « nouveau séisme ». Ailleurs, des locataires dont les maisons ont brûlé reconstruisent des abris sur place mais refusent de payer les loyers aux propriétaires des terrains qui les exigent ; ce qui engendre de violentes oppositions dans les mois et les années qui suivent. Goto parvient cependant à construire les premiers habitats à loyer modéré « en dur », capables de résister aux incendies, et accélère la création de la TSF, avec la naissance de la chaîne publique NHK, dont on espère qu'elle puisse lutter contre les rumeurs imbéciles en fournissant des informations fiables et vérifiées. Parmi les réalisations du projet bien visibles encore aujourd’hui à Tokyo, on compte par exemple son réseau routier. Pour aborder cette question, Goto Shinpei s’est inspiré du remodelage de Paris effectué par le baron Haussmann. Il a fortement insisté sur la nécessité d’avoir à la fois des routes s’étendant radialement à partir du centre de la ville, et un périphérique. Bien que ce projet ait été finalement revu à la baisse, beaucoup a été fait pour améliorer la situation. Les exemples typiques qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui sont la Shôwa-dôri, l’axe nord-sud de la ville, et Taishô-dôri (aujourd’hui connu sous le nom de Yasukuni-dôri) qui traverse la capitale dans le sens de la longueur. Meiji-dôri a également été créée pour servir de base à un périphérique. Au total, 22 artères ont été construites, tandis que le pavage des routes et la séparation des trottoirs et des chaussées ont progressé dans toute la ville.

 

La fin de l’âge d’or ?

 

Aujourd’hui le Japon est un des pays les plus avancés en matière de recherche fondamentale et de norme antisismique. Le 1er septembre, anniversaire du grand tremblement de terre, est devenu la « journée de prévention des catastrophes » et l’occasion d’exercices à l’échelle nationale. La mairie de chaque quartier indique aux habitants les lieux de refuge et encourage à se munir d’un sac d’urgence que l’on trouve dans tous les grands magasins. Le tremblement de terre de Kobé en 1995 avec ses 5 000 morts et ses 100 000 bâtiments détruits a cependant révélé des carences que les autorités s’efforcent de corriger.

 

En matière économique, le chômage qui toucha 100 000 ouvriers fut la conséquence la plus immédiate de la catastrophe de 1923. Au total, celle-ci coûta au Japon environ 52 milliards de dollars au taux actuel, soit 40 % de son PNB. Avec la grave crise économique qui frappa le pays en 1927, suivie de la grande dépression de 1929, on peut dire que le Grand Séisme du Kanto eut un effet décisif sur l’histoire du pays : l’aventure impérialiste et, finalement, le désastre d’Hiroshima et de Nagasaki ne furent-ils pas l’une des conséquences indirectes de cet effondrement économique de l’entre-deux-guerres ? Cette catastrophe naturelle marque en tout cas pour le pays la fin de « l’âge d’or » et l’entrée dans « la vallée noire ». 

 

En savoir plus :

 

- Akira Yoshimura, Le grand tremblement de terre du Kantô, Actes Sud, 2010 (ISBN 978-2-7427-9004-3)

- Noël F. Busch, Midi moins deux, traduit de l'anglais (Two Minutes To Noon) par Suzanne Flour, Paris, Colbert, 1963

 

 

Le témoignage d’un Coréen rescapé :

 

https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1999_num_21_1_1632

 

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31/01/2024
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