Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Un crime de braves gens. Hautefaye – Périgord 1870.

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Hautefaye est, en temps ordinaire, une commune de 400 habitants, mais nous ne sommes pas en un temps ordinaire. D'une part la foire de la Saint-Roch y rassemble, le 16 août, 600 à 700 personnes et, de l'autre, nous sommes un mois après le début de la guerre déclarée par la France à la Prusse. Mettant le comble à une année d'anxiété, qui a vu la sécheresse frapper durement les récoltes et le bétail, les premières nouvelles du désastre commencent à arriver. Les manipulateurs d'opinion publique (comme le colporteur Brethenoux) et les meneurs de la foule réunie à l'occasion (comme le maréchal-ferrant Chambord) sont, à l'instar de la majorité des paysans français à cette date, des sujets fidèles de l'empereur. En leur sein renaît la figure du traître, ici du « Prussien », doublé d'un républicain supposé.

Pour Alain Corbin, la décision du gouvernement de restreindre l'information à la suite de ces défaites a pour conséquence la propagation de rumeurs sur la présence d'espions prussiens dans les alentours, et sur une collusion entre les nobles et les prêtres pour conspirer contre l'Empire, et rétablir la monarchie. Ceci provoque l'inquiétude de l'opinion et même des mouvements de peur collective. Alain de Monéys, noble de naissance, pourtant depuis toujours connu et apprécié de tous, devient soudain la cible des insultes avinées d’un paysan qui, ivre de colère et de rancœur, harangue la foule en hurlant « au Prussien ! ».

 

Victime par erreur.

 

Avant l’arrivée d’Alain de Monéys à la foire de Hautefaye, son cousin Camille Maillard est au cœur d’une première dispute avec quelques participants au sujet de la bataille de Reischoffen[1]. Les esprits s’échauffent, le climat devient violent, mais Maillard parvient à s’enfuir. Alain de Monéys arrive à la foire et prend connaissance de l’incident. D’Alain Romuald de Monéys d’Ordières, on sait qu’il est fils de maire et qu’il gère le château de Bretangue, non loin de Hautefaye. Sa famille possède 80 hectares de terre, et c’est, en sa qualité de gérant du domaine familial, qu’il se rend au foirail. Loin d’afficher la morgue communément reprochée à la noblesse, on dit de lui qu’il laisse volontiers les plus pauvres ramasser du bois sur ses terres en hiver, et qu’il fournit même du travail à certains.

Pour autant, Alain de Monéys n’exploite pas leur force laborieuse, ni ne les réduit en esclavage, ni ne se nourrit de leurs calories. Nulle part il ne ressort des témoignages qu’Alain de Monéys aurait, du fait de sa noblesse, soumis un autre être humain. Tout estimé soit-il, il n’en reste pas moins noble et, conséquemment, bouc émissaire potentiel. Refusant de croire les accusations portées à l’encontre de son cousin, il est pris à partie. Les éclats de la dispute se propagent rapidement sur la place du village et Alain de Monéys est accusé à tort de soutenir financièrement les Prussiens, d’avoir crié « Vive la République, à bas l’Empereur ! » ou encore « Vive la Prusse ! », quand il n’est pas simplement confondu avec son cousin. 

Établi après les faits, l’acte d’accusation raconte que : 

 

« M. Alain de Moneys, adjoint au maire de Beaussac [une commune voisine], venait d’arriver sur le champ de foire, où il causait d'élections avec le sieur Anlonu, lorsqu’il entendit un grand tumulte. Il s’approcha aussitôt de l’endroit d’où partait le bruit et en demanda la cause au sieur Bréthenoux. Celui-ci répondit que M. de Maillard avait crié : “À bas Napoléon ! Vive la République !”“Ce n’est pas possible !” dit M. de Moneys, en prenant le parti de son cousin qu’il n’avait, du reste, pas vu depuis un mois, “vous ne le prouverez pas”. — Suivez-moi, dit Bréthenoux, je vais vous le prouver. Et il sauta aussitôt dans un pré séparé de la route par le chemin ; M. de Moneys l’y rejoignit. Bréthenoux s’adressa à la foule : — Que ceux qui ont entendu M. de Maillard crier : “Vive la République ! À bas Napoléon !” lèvent la main. Plus de vingt mains se levèrent. La foule se précipita dans le pré et assaillit M. de Moneys. »

 

Il n'en faut pas plus pour que la foule se déchaîne contre le notable, désigné comme un traître à l'Empereur. Le lynchage qui suit est d’une violence inouïe. Insulté, supplicié, torturé, le calvaire d'Alain de Monéys s'étend sur plusieurs heures.

 

Un supplice interminable 

 

Malgré les tentatives pour dissiper le malentendu et démontrer sa bonne foi, Alain de Monéys se retrouve entouré par les paysans de plus en plus hargneux. L'un d'eux, Buisson, crie : « C'est un Prussien, il faut le pendre, il faut le brûler ! »Les frères Campot portent les premiers coups ; c'est l'acte qui précipite le déclenchement de l'agression collective. Se protégeant des coups, criant « Vive l'empereur ! » afin de calmer l'assemblée, Alain de Monéys se trouve vite débordé et malmené. L'abbé Saint-Pasteur, curé de Hautefaye, intervient, un pistolet à la main, pour le secourir. Mais, face à la détermination des agresseurs et sentant que lui-même va être exposé à la fureur grandissante du groupe, il se réfugie dans le presbytère. Il tente une diversion en proposant aux paysans de l'accompagner pour boire à la santé de l'empereur, ce qu'une partie d'entre eux accepte de faire. Malgré les tentatives du neveu du maire pour arracher le malheureux à ses bourreaux, les paysans hargneux s’emparent de nouveau de la victime.

Le groupe, sous la direction de Chambord, projette un premier temps d'amener Monéys aux autorités, mais, face à la passivité du maire du village, les paysans décident de le pendre à un cerisier. Alain Corbin souligne que l'absence d'autorité du maire à cet instant permet à Chambord de devenir le chef de l'entreprise punitive : celui-ci va jusqu'à se prétendre membre du conseil municipal de Hautefaye, ce qui l'autorise à prendre des initiatives. La tentative de pendaison échoue, du fait de la fragilité des branches de l'arbre ; il est décidé de le battre à mort. Dès lors, l'intention de faire durer le supplice avant la mise à mort d'Alain de Monéys est effective. Chambord harangue le groupe : « Avant de faire périr le Prussien, il faut le faire souffrir ». Les tortionnaires ménagent des moments de répit à la victime avant de revenir à la charge. Il est traîné dans le local qui sert d'atelier au maire, qui est aussi maréchal-ferrant. Les assaillants l'attachent fortement avec des sangles sur le travail à ferrer, tandis qu'il est violemment frappé au visage et aux jambes à coups de sabot et de bâton par Bouillet dit « Déjeunat ». Un peu plus tard, ayant chacun empoigné une jambe d'Alain de Monéys, Mazières et Campot le traînent en direction d'une ancienne mare, que les habitants nomment « le lac desséché» et où il est de coutume de fêter la Saint-Jean. Ils sont suivis par le cortège formé par les paysans et le maire ceint de son écharpe. Alcide Dusolier, ami d'enfance d'Alain de Monéys et qui s'est rendu sur les lieux le lendemain, a évoqué ce moment dans un texte de 1874 : « On le traînait par les jambes à travers les ruelles du bourg, sa tête sanglante sonnait sur les cailloux, son corps déchiré sautait de droite et de gauche : Vive l'empereur, vive l'empereur! »

 

Arrivés sur les lieux, ils jettent le corps dans la mare asséchée. Sous la direction de Chambord, on va chercher des fagots, des branchages, et des débris. Chambord prend une botte de paille à un agriculteur, tout en lui promettant le remboursement par l'empereur. Entassés sur le corps, qui, aux dires de certains témoins, bouge encore, les fagots et le foin sont piétinés par Chambord et Campot. Le bûcher s'embrase sous les vivats de l'assistance criant « Vive l'empereur »Un nommé Duroulet commente l'immolation par ces mots : « Voyez comment cela grille bien ! » Un nommé Besse ajoute, voyant la graisse s'écouler du corps en train de se consumer : « Dommage que toute cette graisse soit perdue »un autre allume sa cigarette sur les braises du bûcher. A total, d’après Alain Corbin, l’affaire n’a pas duré plus de deux heures. Le docteur Roby-Pavillon rédige, le soir du 16 août, son rapport d’autopsie comme suit : « Cadavre presque entièrement carbonisé et couché sur le dos, la face un peu tournée vers le ciel, à gauche, les membres inférieurs écartés, la main droite raidie au-dessus de la tête, comme pour implorer, la main gauche ramenée vers l’épaule correspondante et étalée, comme pour demander grâce ; les traits du visage exprimant la douleur, le tronc tordu et ramené en arrière »,

 

Les suites. 

 

À partir du 20 août, la presse nationale relate l’événement dans ses rubriques dédiées aux faits divers en reprenant les informations publiées dans la presse locale. Le Journal des débats politiques et littéraires du 20 août 1870 se fait écho du drame repris dans Le CharentaisLe Constitutionnel reprend Le Périgord, Le Gaulois et L’Univers L’Écho de la Dordogne

Les répercussions du crime sont également traitées dans la presse nationale, comme la révocation par décret de Bernard Mathieu, maire de Hautefaye, dans le Journal des débats politiques et littéraires du 26 août 1870, ou encore le décès de la mère de la victime dans Le Petit Journal du 7 septembre 1870. 

Suite à l’enquête de la gendarmerie, vingt-et-une personnes sont inculpées et comparaissent devant le tribunal de Périgueux. Le procès se déroule du 13 au 21 décembre 1870. Quatre hommes sont condamnés à la peine de mort par arrêt de la cour d’assises de Dordogne : François Chambord, maréchal-ferrant, Pierre Buisson, cultivateur, Léonard dit Piarrouty, chiffonnier et François Mazières, cultivateur. L’arrêt ordonne que l’exécution se déroule sur les lieux du crime. Des peines d’un an de prison à huit ans de travaux forcés sont prononcées à l’encontre des autres accusés.

L’exécution se déroule le 6 février 1871 près de la halle aux bestiaux de Hautefaye devant une centaine de personnes. Les quatre corps sont inhumés dans le cimetière du village. Le Journal des débats politiques et littéraires du 14 février et Le Petit Journal du 16 février relatent en détail le transfert des quatre condamnés de Périgueux à Hautefaye ainsi que l’exécution en reprenant les informations publiées dans L’Écho de la Dordogne, tout comme Le Constitutionnel du 17 février qui cite Le Charentais.

 

Une résurgence du cannibalisme ?

 

Dans le titre de son ouvrage consacré à l’affaire, Le village des « cannibales », Alain Corbin prend la précaution de mettre des guillemets. S’il prend soin de mettre des guillemets à cannibales, c’est qu’il convient sans doute de rattacher le choix de ce titre aux allégations utilisées par les participants lors du massacre d’Alain de Monéys : « Nous avons grillé à Hautefaye un fameux cochon ». Sans mâcher ses mots, la presse de l’époque relate l’affaire, et le mot de cannibale est rédigé de la main de l’oncle d’Alain de Monéys, dans une lettre datée du 22 août 1870. Les commentaires attribués au maire fortifient également la rumeur, puisqu’à la foule qui manifeste son intention de brûler la victime, il aurait répondu : « Faites ce que vous voudrez, mangez-le si vous voulez ! ». Propos toutefois démentis lors des confrontations et du procès. D’autres témoignages rapportent que certains massacreurs regrettent de ne pas avoir recueilli la graisse s’écoulant du corps de la victime, tel un   trophée ? Deux pierres plates ayant conservé des traces de graisse ont été par ailleurs présentées comme pièces à conviction lors du procès. Rien dans le rapport d’autopsie ne permet de démontrer que le cannibalisme était à l’œuvre. Alain Corbin conclut que la rétention d’informations fut un important motif d’inquiétude au sein de la population, entraînant des mouvements de peur collective, dont Hautefaye ne serait qu’un exemple paroxystique. On a faim et soif à Hautefaye en cet été 1870. On souffre de la mort des fils, des maris et des pères. On s’inquiète. On s’échauffe, on tente de détourner l’angoisse de la mort, de contenir la déception politique. Alain de Monéys devient ainsi une victime substitutive, « cannibalisée ». L’histoire de Hautefaye consterne, glace et interroge. Elle confirme cette capacité de la masse, une fois déchaînée, à se jeter sur un seul homme ; ici, pour le battre, le torturer, le mutiler, puis l’immoler. L’autopsie révélera, derrière les chairs carbonisées, que la brutalité des coups infligés aurait de toute façon entraîné la mort d’Alain de Monéys. À défaut de se repaître de la chair d’un Prussien, Hautefaye aura bien brûlé un noble.

 

 

Pour en savoir plus :

 

-       Alain Corbin, Le Village des cannibales, Paris 1995.

-       Georges Marbeck, Hautefaye : L'Année terrible, Paris 1982.

 

Cliquez ici pour télécharger l'article.

 

Un-crime-de-braves-gens.pdf



[1] Commune du Bas-Rhin, lieu de défaite française en 1870.



08/09/2022
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