Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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La peste noire : la pandémie qui bouleversa notre monde.

 

 

 

 

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Jean Froissard, célèbre chroniqueur médiéval, qui décrivit par le menu les guerres et la vie des cours royales du XIVème siècle, retrace en une phrase le phénomène qui bouleversa de manière définitive les sociétés occidentales : « En ce temps, par tout le monde généralement, une maladie qu’on appelle épidémie courait, dont bien la tierce partie du monde mourut. ». On comprend aisément que son mode de vie - il était hébergé par une bonne partie des cours européennes - l’ait tenu éloigné des campagnes et des villes où mouraient en masse paysans et artisans. Cependant, cette « tierce partie du monde » a longtemps fait autorité pour dresser le bilan de la peste dite « noire » qui ravagea l’Europe de 1347 à 1352 et resurgit de manière, certes de manière moins puissante, jusqu’à l’aube du XIXème siècle.

 

Un choc démographique d’une ampleur inégalée en Europe.

 

L’apparition de la peste de 1347 ne constitue pas une nouveauté. C'est même l'une des maladies identifiables les plus anciennes que connaît l'humanité. Selon toute vraisemblance, la bactérie responsable Yersinia pestis, du nom du chercheur Alexandre Yersin, auteur de sa découverte à Hongkong en 1894 est apparue en Asie centrale il y a environ vingt mille ans. 

Nous ignorons cependant presque tout des épidémies antiques, car les sources restent trop vagues pour qu'on puisse identifier avec certitude la maladie. En revanche on est sûr qu’elle, elle sévissait entre le VIème et le VIIIème siècle en occident et le pourtour méditerranéen, connu sous le nom de peste « Justinienne ». Puis, elle disparait et réapparait avec fracas dans l’histoire occidentale en 1347. La Peste noire provient sans doute des pays du Moyen Orient où il semble que la peste existait au XIV siècle, comme encore aujourd'hui, à l'état endémique. Sa première manifestation nous est rapportée dans l'armée du khan de Kiptchak qui assiégeait la colonie génoise de Caffa en Crimée en 1347 : les cadavres de pestiférés lancés dans la ville par les pierrières mongoles y propagèrent la maladie et les vaisseaux génois la rapportèrent en Occident. A partir des ports méditerranéens, elle en visita de proche en proche tous les pays : Sicile dès 1347 ; Afrique du Nord, Corse, Sardaigne, Italie, Péninsule Ibérique, France en 1348 ; Autriche, Hongrie, Suisse, Allemagne du Sud, Vallée du Rhin, Flandre, Angleterre méridionale en 1349 ; Angleterre septentrionale, Scandinavie et pays riverains de la Baltique en 1350. En trois ans, en se propageant surtout le long des voies commerciales terrestres et de port en port, elle avait dépeuplé́ l'Occident tout entier. Les effets de la peste y vont être d'autant plus ravageurs que l'Occident se trouve, à cette époque, affaibli. La dégradation du climat au cours de la décennie 1310, avec des excès de pluviosité autour des années 1315, a eu des répercussions dramatiques sur la production céréalière, entraînant de graves difficultés frumentaires et de terribles disettes.

Comme si un malheur ne suffisait pas, de nombreux pays sont confrontés à un contexte économique, politique et social dégradé. Les royaumes de France et d'Angleterre sont en guerre depuis 1337 ce sont les débuts de la guerre de Cent Ans. La couronne d'Aragon ou la péninsule italienne connaissent de nombreux troubles politiques et militaires entraînant la misère, la famine et le brigandage. Frappant indistinctement hommes, femmes et enfants, la maladie, parfois, dépeuple des régions entières. La saignée est brutale. En Italie, Florence passe probablement de 110 000 ou 120 000 habitants en 1338 à 50 000 en 1351. A Hambourg ou Brême, entre 60 et 70 % de la population décède. En Provence, Dauphiné ou Normandie, on constate une diminution de 60 % des feux foyers fiscaux.

Certaines régions voient disparaître jusqu'aux deux tiers de leur population. A Givry, en Bourgogne, dans un des plus anciens registres paroissiaux que l'on possède, le curé, qui notait 28 à 29 inhumations par an en moyenne, enregistra 649 décès en 1348, dont la moitié en septembre. A Saint-Germain-l'Auxerrois, paroisse la plus importante de Paris, on enregistra 3 116 morts entre le 25 avril 1349 et le 20 juin 1350. Faute de sources assez précises, personne ne connaît exactement le nombre de victimes. Cependant, les estimations actuelles établissent le taux de mortalité dans une fourchette allant de la moitié aux deux tiers de la population de la Chrétienté. Lorsqu'on évoque les conséquences démographiques de la peste, il faut encore compter avec les nombreuses résurgences de la maladie, comme l'épidémie de 1360-1362, nommée "petite mortalité ", caractérisée par une surmortalité des jeunes, ou encore celles de 1366-1369, 1374-1375, 1400, 1407, etc. En Occident, le fléau ne disparaît que très progressivement et des flambées, parfois majeures, se signalent encore au XVIIIe, voire au XIXe siècle. Malgré une remontée importante  de la population au XVIe siècle, il faut attendre le XVIIIe pour que la France retrouve son niveau d’avant la peste de manière définitive et reprenne sa croissance. Si toutes les catégories sociales sont touchées, les pauvres paient le plus lourd tribut. 

 

L’économie résiste au déclin. 

 

Dans la mesure où la moitié seulement de la population a survécu, il y a concentration des propriétés et des richesses. Par ailleurs, tous les salariés peuvent désormais manger le plus souvent à leur faim.

Les mieux payés et les classes moyennes accèdent à une alimentation diversifiée. La consommation urbaine de viande, de fruits, de poisson et de vin s’accroît, de même que celle des produits textiles et artisanaux. Cette demande nouvelle entraîne la conversion partielle de l’économie rurale. L’élevage se développe, ainsi que la pisciculture, la vigne et les cultures fruitières. L’élevage paysan a l’avantage de rompre le cercle vicieux de l’agriculture féodale, plus extensive qu’intensive. Il fournit de l’engrais, de la nourriture, viande, produits lactés, ainsi qu’une force de travail qui libère un peu les agriculteurs et leur permet de s’adonner à des cultures non vivrières leur procurant un complément de revenu, ainsi le pastel et le safran en Languedoc.

Cette aisance relative n’empêche pas que le paupérisme, même réduit, demeure important. Il faut aussi tenir compte des guerres et de l’alourdissement de la fiscalité étatique, qui provoque d’ailleurs bon nombre d’émeutes antifiscales.

 

La destruction des rapports sociaux et un nouveau rapport à la mort.

 

Nombre de chroniqueurs de l’époque ont été plus bavards que Froissart nous donnant à voir comment les contemporains ont vécu ces épisodes. Ainsi, un certain Louis Sanctus de Beringen nous fournit, dans une lettre adressée à un habitant de Bruges, comment il perçoit la situation depuis de la cour pontificale où il vit confiné, au service du cardinal Giovanni Colonna. La lettre commence par l'évocation d'une contagion mondiale, venue d'Asie. La paix mongole a peut-être favorisé sa circulation en Asie centrale et le grand historien arabe Ibn Khaldun en est aussi le témoin à Tunis. Apparue après des signes annonciateurs et une conjonction astrale particulière, autant que par un « souffle fétide du vent » comme le veulent aussi les théories savantes, qui font de la corruption de l'air la raison de la pestilence, et en donnant son rôle obligé à la volonté divine, l'épidémie arrive prosaïquement en Occident par les échanges commerciaux transméditerranéens. Louis Sanctus de Beringen décrit assez bien les formes pulmonaires de la maladie et suggère que l'haleine peut jouer un rôle dans sa transmission. Il s'appuie sur les autopsies pratiquées par les savants pour tenter d'en saisir les causes : « Beaucoup de cadavres ont été ouverts et disséqués, et on a constaté que tous ceux qui meurent ainsi subitement ont les poumons infectés et crachent du sang. »

Mais ce qui le frappe encore plus, c’est la destruction des liens sociaux et amicaux. Tout en reconnaissant que certains sont morts pour avoir voulu visiter ou soigner leurs parents, il insiste, comme tous les témoins de son temps, sur la destruction des rapports sociaux qui en résulte : « Un médecin ne visite plus le malade, si même on lui donnait tout ce que le malade possède en cette vie, un père ne visite plus son fils, ni une mère sa fille, ni un frère son frère, ni un fils son père, ni un ami son ami, ni une connaissance sa connaissance, ni quiconque est lié par le sang, en quelque mesure que ce soit, à autrui, à moins qu'il ne veuille subitement mourir avec lui ou le suivre incontinent. ». C’est cela la principale leçon de la peste. 

Mais cette dissolution va plus loin encore, puisque, au-delà du non-accompagnement des mourants, ce sont les rites traditionnels et même les lieux ordinaires d'inhumation qui sont bouleversés au cours de l'épidémie, menaçant ou rendant problématiques ces liens fondamentaux qui existaient alors entre les vivants et les morts. Les cortèges funéraires ne peuvent plus s'assembler : viennent alors « de grossiers et rudes montagnards de Provence, pauvres va-nu-pieds, mais de complexion très robuste, que l'on appelle gavots ; ceux-ci, après avoir touché d'avance un gage assez élevé, portent lesdits morts en terre ; mais ni parents ni amis ne se mêlent à eux en quoi que ce soit. Les prêtres eux-mêmes n'entendent pas la confession de ces malades, les sacrements ne leur sont pas administrés, mais quiconque jouit encore de sa santé s'occupe de soi-même et des siens ». Sanctus de Beringen exprime sans doute cette crainte diffuse d'être littéralement submergés par les morts ou assaillis par des fantômes qui ne sont que le retour du refoulé des morts mal enterrés et mal aidés dans l'au-delà. Certes, depuis longtemps déjà à cette date, l'urbanisation, les migrations, le déracinement ont sans doute rendu ce retour traditionnel auprès des ancêtres moins aisé pour les citadins que pour les ruraux. Mais la peste, en ville au moins, alors que les cimetières sont brusquement engorgés, met cruellement en évidence et d'une façon brutale cette impossibilité. Les endeuillés de la peste voient alors leur rapport au temps, à la tradition, à la coutume et à eux-mêmes profondément remis en question. Ainsi la dislocation des structures sociales et familiales entraîne également un profond changement des attitudes devant la mort. Cette mutation débute avant la survenue de la peste, mais celle-ci l’accélère. Longtemps, la mort a été conçue comme un passage naturel et serein entre ici-bas et l’au-delà ; Philippe Ariès parlait à cet égard de « la mort apprivoisée » Il s’agissait d’une mort socialisée : les mourants étaient entourés de leur famille et de leurs voisins. Cet entourage, par sa présence et ses prières, leur assurait un bon passage dans l’au-delà ; sa permanence ultérieure garantissait la pérennité du culte rendu à leur mémoire. 

Avec la peste, les familles et les communautés se disloquent. La socialisation de la mort, le travail de deuil et de mémoire ne peuvent plus s’effectuer. Les morts sont jetés dans des fosses communes, sans personne pour les pleurer.

 

De nouvelles pratiques religieuses.

 

La peste serait un châtiment divin punissant les péchés des hommes. Le peuple se tourne alors vers des figures protectrices comme saint Sébastien, la Vierge, Saint Louis et, à partir du XVe siècle, saint Roch. Prières, supplications, processions et tous les signes susceptibles d'apaiser la colère divine se multiplient dans les villes et campagnes. Parfois, le remède est pire que le mal : certains actes de piété, comme les pèlerinages, favorisent la propagation de la peste. C'est pour cette raison que rapidement les rassemblements processionnels sont déconseillés, et le pape dispense les Anglais et les Irlandais du jubilé de 1350, année sainte durant laquelle le pèlerinage à Rome est recommandé.

La peste favorise la réapparition de manifestations religieuses exacerbées comme les flagellants. Cette secte, qui utilise la flagellation en public comme pénitence, renaît en Italie où elle s'était déjà manifestée au XIIIe siècle. Le mouvement se répand en Europe centrale alors que la France reste assez peu touchée. Mais leurs manifestations ostentatoires, le caractère d'association secrète qui lie les anciens pénitents et leurs participations aux persécutions des Juifs décident rapidement le pape ainsi que les autorités laïques à les condamner. En France, le roi Philippe VI ordonne, le 13 février 1350, « que cette secte damnée et réprouvée par l'Église cesse ». Plus grave, la violence de l'épidémie pousse aussi à rechercher des coupables, des exutoires (les Juifs, les pauvres, les mendiants, les lépreux). A Uzerche, en 1348, on décide tout simplement d'expulser les malades. Peu à peu le corps social assimile dans un même mal pauvres et peste. Il s'amorce là un incontestable changement de perception du pauvre, qui apparaît comme une menace pour l'équilibre économique et social de la communauté.

 

Et après ?

 

La peste a bien sûr laissé plus que des traces. Bien des œuvres d'art sont marquées par une présence obsédante de la mort, telles les célèbres danses macabres, dans lesquelles sont retranscrites l'égalité des hommes devant la mort ainsi que les angoisses de cette société profondément choquée et désemparée. La pensée de la mort s'introduit partout, nombre de décorations d'édifices civils, religieux et mêmes privés l'évoquent. Les quarantaines, les hôpitaux de peste et les mesures de désinfection sont promis à un bel avenir.  Pour certaines, ces législations sanitaires perdureront et façonneront nos codes de santé actuels. En attendant, les mesures d'isolement, si elles limitent réellement la contamination entre humains, restent sans doute relativement inefficaces, car les rats et les puces sont partout présents et leur rôle dans les épidémies reste complètement ignoré par les contemporains. Beaucoup, face à la panique régnante, préfèrent la fuite et se réfugient dans les lieux qu'ils espèrent plus cléments. Mais cela a le plus souvent pour seul résultat de propager le mal. La peste a ainsi représenté un incommensurable choc psychologique. Elle est bien, selon le mot de Jean Delumeau, « une rupture inhumaine ». Cependant, dans la toute première de ses Lettres familières, Pétrarque écrit à Sanctus de Beringen : « Que faire maintenant, mon frère ? Le temps, comme on dit, a glissé entre nos doigts. L'année 1348 a fait de nous des hommes esseulés et faibles ; elle nous a enlevé des choses que ni l'océan Indien ni la mer Caspienne, ni la mer Égée ne peuvent nous rendre : ces dernières pertes sont irréparables ; tout ce que la mort inflige est une blessure incurable ». Cette lettre, expression de sa mélancolie, peut aussi être regardée comme le vaste chantier des temps nouveaux. Celui de faire le deuil de tous les morts de la grande peste et peut-être aussi de qu’on appellera plus tard le moyen-âge. Elle ouvre aussi le moment où s'invente une nouvelle culture et de nouveaux ancêtres retrouvés chez les Romains et les Grecs. Du deuil impossible ou difficile en pandémie sort alors une renaissance, ce qui, dans la conjoncture où nous sommes, est assez réconfortant.

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, t. I : La peste dans l'histoire, Paris - La Haye, Mouton, 1975,

 

En roman, on ne peut oublier : Pars vite et reviens tard : Fred Vargas. 



14/11/2022
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